Partage des savoirs des professionnels de l’information-documentation français et tunisiens à l’heure du numérique : quels rapprochements dans les pratiques informationnelles et quels enjeux pour demain?
Par Lamia Badra, université clermont auvergne et Yousra Seghir, université de la Manouba
Résumé
Aujourd’hui, malgré la différence des contextes de la France et de la Tunisie, un intérêt grandissant est porté de part et d’autre pour le partage des savoirs. Les mutations sociétales et la transition numérique ont impacté le mode de travail des professionnels de l’information-documentation qui ont vu leurs métiers évoluer sensiblement. Quels changements réels observons-nous dans les pratiques professionnelles et la communication avec les publics et les réseaux professionnels à l’ère du numérique ? Dans cet article, nous mettons en exergue les analogies significatives qui existent dans les pratiques informationnelles des professionnels de l’information-documentation en France et en Tunisie. Ensuite, en se basant sur une enquête exploratoire menée auprès de ces derniers à Clermont-Ferrand et à Tunis en juillet 2021, nous examinons comment le numérique a changé les pratiques de communication et d’accès à l’information de ces acteurs en analysant leurs opinions et perceptions de l’impact du numérique sur leurs activités. Nous proposons, en guise de conclusion et de manière complémentaire à cette étude empirique, de nouvelles pistes de réflexion.
Abstract
Nowadays, despite the different contexts in France and Tunisia, there is a growing interest on both sides in sharing knowledge. Social and technological changes have impacted the working methods of information and documentation professionals, who have seen their profession evolve significantly. What real changes are we observing in professional practices and communication with their public and professional networks in the digital age? In this article, we highlight the significant analogies in the practices of information and documentation professionals in France and Tunisia. Then, using an exploratory survey conducted with these professionals in Clermont-Ferrand and Tunis in July 2021, we examine how digital technology has changed their communication and information access practices, by analysing their opinions and perceptions on the impact of technology on their activity. In conclusion, and to complete this empirical study, we offer some food for thought.
Introduction
Depuis le premier Sommet Mondial sur la Société de l’Information (SMSI), à l’initiative du gouvernement tunisien en 2003 (SMSI, 2003), l’organisation des forums (SMSI, 2021) se poursuit pour la création de partenariats et de collaborations au niveau mondial pour optimiser les avantages des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans le développement économique, social et environnemental. Le dernier Forum 2021 du SMSI, organisé dans un format virtuel en raison de la pandémie du Covid-19, a associé des co-organisateurs (l’UNESCO[1] la CNUCED[2] et le PNUD[3]) et plus de 30 agences des Nations Unies pour permettre à toutes les parties prenantes d’échanger des connaissances et des informations, de renforcer les réseaux de collaboration et de partager les meilleures pratiques dans le secteur des TIC (SMSI, 2021).
En France, le Programme d’Action Gouvernemental pour la Société de l’Information (PAGSI), lancé lors du Comité Interministériel pour la Société de l’information (CISI) du 16 janvier 1998, planifie en ce sens la généralisation des sites internet publics ainsi que la « mise en ligne » des formulaires administratifs. Les Comités Interministériels pour la Réforme de l’État (CIRE) des 12 octobre 2000 et 15 novembre 2001 annoncent la création « d’un point d’entrée personnalisé offrant à chaque usager un tableau de bord et une interface unique pour gérer l’ensemble de ses démarches en cours et à venir »[4].
La Tunisie, qui a accueilli les délégations SMSI en 2004 (Samassékou, 2004), réaffirme toujours son attachement au principe d’accès à tous à l’information et entend généraliser l’utilisation des TIC au même niveau de développement que celui des pays industrialisés.
Malgré les déclarations sur la société de l’information, soi-disant d’une ère socialement plus juste (Utsumi, 2005, p. 5), cette idée est aujourd’hui remise en cause et la simple observation des faits décrits dans la littérature sur la révolution numérique et celle d’Internet montre que la société dans laquelle chacun aurait la possibilité de créer, d’obtenir, d’utiliser et de partager l’information et le savoir (SMSI, 2003) est loin d’être réelle. Car, si la proportion des ménages connectés à Internet est de 78% dans les pays développés, elle n’est que de 5% dans les pays les moins avancés. Adama Samassékou souligne que « même dans les pays industrialisés, la fracture sociale laisse bien des citoyens en marge de la révolution numérique » (Samassékou, op.cit., p. 8), car le fossé existe toujours entre, d’une part, ceux qui utilisent les potentialités des TIC et, d’autre part, ceux qui ne sont pas en état de les exploiter, faute de pouvoir y accéder. Cette question a fait l’objet d’une littérature abondante (Granjon, Lelong et Metzger, 2009) (Sen, 2000) (Bigot, 2006), et les raisons évoquées sont diverses.
Pour Alain Kiyindou, « la société de l’information se construit sur fond de clivage, de coupure, de cassure, de déchirure, de séparation entre ceux qui en font déjà partie et ceux qui ne sauraient s’y inscrire » (2009, p. 8). Les raisons de cette fracture numérique sont multiples. Mihoub Mezouaghi note précisément que « la réduction de la fracture numérique est en raison de la mobilité relative des TIC entre les nations et de l’inefficience de la capacité locale d’absorption technologique » (Mezouaghi, 2002, p. 66). Il souligne ici, l’existence de trois groupes de pays :
- D’abord, les pays leaders comme les Etats-Unis, les pays scandinaves et le Japon sont connus pour la qualité de l’environnement technologique (réseaux à haut débit, faible coût d’accès et ingénierie). Les autres pays de l’Union européenne et le Canada occupent une forte position concurrentielle dans certains domaines (infrastructures et équipements de télécommunication).
- Ensuite, un second groupe, composé des pays émergents d’Amérique Latine (Mexique, Brésil), d’Asie (Chine, Inde, Malaisie) et d’Europe de l’Est (Pologne, République Tchèque, Hongrie) sont parvenus à s’insérer dans les réseaux internationaux de conception et de production de biens et de services liés aux technologies de l’information.
- Enfin, le Moyen-Orient, l’Amérique centrale, l’Asie du Sud et l’Afrique, qui malgré d’importantes carences structurelles, comme la faiblesse des infrastructures en matière de TIC, ont vu l’éclosion de technopoles spécialisées dans les TIC. Mihoub Mezouaghi cite par exemple le parc technologique des communications à l’Ariana, El Ghazala en Tunisie, créé en 1999, qui accueille des instituts supérieurs de formation, des laboratoires de recherche spécialisés dans les technologies de l’information et des entreprises (cit., 2002).
De plus, Dominique Boullier souligne que « les inégalités entre pays sont indéniables dans l’équipement numérique de base, elles changent cependant [dit-il] assez rapidement selon les critères adoptés mais reflètent largement les inégalités de développement » (Boullier, 2016, p. 126).
Serge Proulx, lui, parle plutôt des inégalités numériques (2020) qui sont présentes à des multiples niveaux. Il cite les enjeux géographiques et géopolitiques qui sont à l’origine de clivages numériques reproduisant des inégalités socioéconomiques entre les pays du Nord et les pays du Sud. Il note aussi les disparités interindividuelles et générationnelles entre ceux qui maîtrisent les outils numériques et ceux qui ont du mal à s’approprier la culture numérique (Proulx, 2020). Pour lui, cette réalité des pratiques d’usage et d’appropriation du numérique est valable dans toutes les sociétés contemporaines.
Pour Fabien Granjon, les inégalités numériques sont le reflet des inégalités sociales. Il souligne que « certaines des initiatives prises pour lutter contre la fracture numérique sont à l’image de celles qui visent aujourd’hui à “lutter” plus généralement contre les inégalités et les exclusions sociales. Elles ne sont pas vraiment élaborées [dit-il] pour profiter directement aux publics concernés, mais pour tenter d’assurer leur participation renouvelée à une société qui a généré la situation dans laquelle ils se trouvent » (Granjon, 2009, p. 10). Cette idée est partagée par Alain Utsumi, qui explique que « la société de l’information n’est pas un nouveau monde qui se substitue à l’actuel que nous savons rempli d’imperfections. Les injustices, la pauvreté, les inégalités, la criminalité ne s’effaceront pas par un simple clic » dit-il (op.cit., p. 7).
En outre, pour Pierre Lévy, Internet allait devenir l’infrastructure principale de la communication humaine (2011). Il est le nouveau médium qui nous permet, si nous le décidons, « d’augmenter l’intelligence collective humaine… et pourrait augmenter nos capacités cognitives, et tout particulièrement notre mémoire ». Mais, il explique qu’il « nous faut produire encore un effort pour transformer la mémoire numérique en support d’une intelligence collective réflexive »[5].
Il ressort de la brève analyse des travaux de recherche que la révolution numérique a entraînée et continue d’entraîner de profondes mutations (Serres, 2012) et soulève les difficultés d’accès à l’information et au savoir pour tous à l’aune du numérique. Le savoir est désormais accessible à tous sur la toile. Comme le dit à juste titre Alexandre Serres, « nous vivons une période incomparable … puisque, en même temps que les techniques mutent, …, les métiers changent aussi » (ibid., p. 46).
Malgré la différence des contextes et des contraintes, le numérique a impacté le mode de travail de ceux qui ont pour mission jusqu’à présent, d’organiser les connaissances et de donner accès à l’information pertinente (Gardiès, 2012). Nous parlons précisément des professionnels de l’information-documentation, qui ont pour mission d’organiser le savoir-faire nécessaire à l’acquisition des connaissances et des savoirs se trouvant dans des documents et ressources d’informations sur tout support. Ces derniers ont vu leurs métiers évoluer sensiblement avec la transition numérique. Les changements divergent-ils en raison des différences de contextes institutionnels et les contrastes de développements locaux ? Quelles évolutions réelles observons-nous dans les pratiques professionnelles et dans la communication avec les publics et les réseaux professionnels à l’ère du numérique ? Que pensent les professionnels de l’information-documentation du partage des savoirs par les outils numériques ? En effet, coordonner et partager les savoirs semblent constituer une approche pertinente pour faire face à la fracture numérique (Laudier et Renou, 2020). Ce processus favoriserait l’échange des bonnes pratiques et l’émulation des idées et des pistes concrètes, des sujets qui bénéficient d’un intérêt grandissant (ibid.). Les professionnels partagent-ils leurs savoirs à distance ?
Dans le présent article, nous donnons des éléments de réponses à ces questions en étudiant précisément le cas des métiers de l’information-documentation en France et en Tunisie. Pour ce faire, nous émettons l’hypothèse que les pratiques professionnelles, les besoins et les perceptions sont sensiblement comparables malgré la différence des deux contextes. Sûrement, le numérique est entré dans les mœurs de ces professionnels aussi bien en France qu’en Tunisie. Or, son usage demeure limité dans les deux pays en ce qui concerne la communication et le partage des savoirs entre les pairs.
Pour vérifier cette hypothèse et répondre aux questions de départ, nous verrons d’abord dans l’article comment les chercheurs en sciences de l’information et de la communication ont abordé la question du partage des savoirs dans les métiers de l’information-documentation à l’ère du numérique. Nous examinerons les divergences et les convergences existantes entre la France et la Tunisie en repérant les forces, les faiblesses, les menaces et les opportunités existantes dans les professions dans ces deux pays. Ensuite, nous examinerons de plus près la réalité des usages et des perceptions des professionnels de l’information-documentation pour voir ce qui a réellement changé dans leur façon de communiquer avec leurs partenaires et leurs publics à l’ère du numérique. Pour ce faire, nous expliquerons la méthodologie choisie du terrain d’étude et l’enquête exploratoire menée auprès des acteurs durant deux ans (2018-2020). Les résultats de cette enquête sont présentés et commentés à la fin de cette partie. En conclusion, nous reviendrons sur les questions et l’hypothèse générale présentées en introduction pour saisir le sens précis donné au partage des savoirs à l’ère du numérique par les acteurs eux-mêmes.
Le partage des savoirs en information-documentation et la transition numérique
Les réseaux numériques et les flux de communications (connexions et accès facilités aux sites Internet, aux plates-formes et aux bases de données) modifient fortement l’accès aux services et aux ressources d’information (Serres, op.cit.). Ils ont été introduits dans le mode de travail des professionnels de l’information-documentation en France et en Tunisie et ont changé leurs pratiques d’échanges avec leurs réseaux professionnels. Nous allons ci-après résumer ce qui a été écrit sur l’évolution du partage des savoirs dans les métiers de l’information-documentation avant et depuis l’arrivée du numérique. Puis, nous analyserons grâce à une matrice SWOT[6] l’environnement de ces métiers en France et en Tunisie pour repérer les points de convergence et de divergence.
Les métiers de l’information-documentation et le partage des savoirs à l’ère du numérique : qu’a-t-on écrit à ce sujet ?
La réflexion sur l’organisation des savoirs remonte à l’Antiquité, depuis la conception de la bibliographie (Gardiès, op. cit.). Dérivé du grec ancien biblion (« livre ») et graphein (« écrire »), ce mot désigne à la fois un objet, sa mise en œuvre et son étude. C’est une discipline développée par Paul Otlet et Henri Lafontaine, qui ont créé en 1895 l’Office international de bibliographie.
Pensée comme un outil de recensement et de mise en valeur de la production écrite et des activités éditoriales et d’imprimerie, la bibliographie est témoin de la progression de cette production permettant l’accès au savoir déjà acquis, selon les dires de Viviane Couzinet (2014). Toujours dans la perspective d’accroître la visibilité de la production documentaire proposée par les professionnels de l’information-documentation et de renforcer la coopération internationale entre eux et leurs organisations, Paul Otlet, dans son traité de la documentation (Otlet, 1934), synthétise la somme des savoirs fondamentaux nécessaires pour comprendre l’essence de la documentation. Ainsi, une autre discipline a été créée à la fin du XIXe siècle pour rendre plus satisfaisant le libre accès au document et donc, à l’information. En fait, c’est la classification documentaire qui a permis une organisation logique en domaines, sous-domaines, disciplines, sous-disciplines et ainsi de suite.
De plus, pour Viviane Couzinet, « la construction d’une classification est souvent déterminée par des raisons sociales, comme une interprétation du monde, ou comme une représentation idéologique du savoir » (Couzinet et Chaudiron, 2008, p. 7). Cette organisation a permis de fait, un regroupement intellectuel et physique des documents traitant d’un même sujet et de sujets voisins. D’ailleurs, il existe de nombreuses classifications appelées aussi langages classificatoires. Parmi les plus historiques, citons la Classification Décimale de Dewey (CDD) de Melvin Dewey, la Classification Décimale Universelle (CDU) développée par Paul Otlet et Henri La Fontaine et la classification à facettes de Shiyali Ramamrita Ranganathan. On visait par la conception de ces systèmes d’organisation des savoirs le partage des idées pacifiques et la coopération internationale. Ainsi, le professionnel de l’information-documentation dispose d’un cadre établi structurant la pensée humaine du général au particulier. Cette organisation logique lui facilite le choix des descripteurs et des indices de classification les plus appropriés aux sujets dont traitent les documents, à ordonner logiquement et à ranger dans le fonds documentaire.
Citons aussi le thésaurus, qui est un exemple de langage combinatoire utilisé pour organiser les connaissances. Les professionnels de l’information-documentation ont recours à un de ces langages lors de l’indexation de documents. Celle-ci est une opération d’analyse documentaire qui traduit le contenu informationnel d’un document en un indice (Calenge, 1999) et facilite ultérieurement sa recherche par les usagers dans le fonds documentaire. Cette étape de la chaîne documentaire est très importante car elle assure, selon Viviane Couzinet et Stéphane Chaudiron (op.cit.), le lien entre deux dispositifs informationnels : le document qui est porteur de savoirs enregistrés et le système d’organisation de savoirs utilisé. Gérard Regimbeau (Couzinet, 2014, op.cit.), qui partage cette conception, pense que l’indexation contribue à la propagation des idées dans la mesure où le travail de réécriture réalisé par le professionnel de l’information-documentation, et la structure du domaine auquel se rapporte le document aboutira à une (re)construction du sens de ce document voire, à une production de connaissances nouvelles, comme le note Caroline Courbières (cité par Couzinet, 2001).
Cependant, cette pratique documentaire et les dispositifs utilisés ont été impactés par l’usage massif des technologies de l’information et de la communication. Dans ce sens, Alexandre Serres parle d’un brouillage documentaire provoqué par la révolution numérique qui « a bouleversé [dit-il] de fond en comble l’économie du document, les modes d’écriture et de la lecture et, en conséquence, les modalités d’évaluation des documents et de l’information …. [ce qui] a rendu encore plus difficile et complexe l’évaluation des ressources documentaires » (op.cit., p. 11 et p. 14).
En effet, l’arrivée de ces technologies a généré une complexité croissante dans le traitement de l’information. Cette situation a amené les professionnels de l’information-documentation à revoir les schémas de classification traditionnels qui datent du XIXe siècle et dont le contenu s’avère incomplet, complexe, rigide et souvent désuet comme le souligne, à juste titre, Michèle Hudon (Hudon, 2006). De même, Courbières évoque la rigidité de ce système « qui ne suit pas aisément l’évolution des connaissances et devient en quelque sorte la représentation figée des conceptions de la société » (Gardiès, op. cit., p. 145). Elle explique que les systèmes classificatoires traditionnels appliqués en documentation sont fondés sur la division des domaines de connaissances et reflètent difficilement l’évolution des représentations sociales de la réalité des savoirs et de leurs relations axiologiques et transversales.
Nous constatons aujourd’hui l’interaction des systèmes d’information qui rendent complexe leur usage. La difficulté tient par ailleurs aux supports de l’information, car nous observons l’usage croissant d’autres supports que le papier, comme les réseaux sociaux et les blogs. Désormais, les professionnels de l’information-documentation s’intéressent aux technologies sémantiques comme les ontologies, qui formalisent les contenus en codifiant les concepts d’un domaine de connaissance et les hiérarchisent par les relations taxinomiques pour traiter les ressources numériques.
Selon Caroline Courbières, les ontologies « reprennent à la fois les principes du langage documentaire de type thésaurus et ceux du langage documentaire de type classificatoire » (cité par Gardiès, op.cit., p. 147). Les acteurs doivent extraire l’information pertinente des données hétérogènes et évaluer la qualité de la source pour la rendre disponible aux usagers.
A savoir que la construction des connaissances dans tous les domaines (économique, social, culturel, …) a également changé en raison de la multiplication des accès à l’information, l’immédiateté des échanges et la disparition des distances spatiales voire temporelles. Viviane Couzinet souligne ici que « les nouveaux dispositifs informationnels semblent transformer les outils d’accès à l’information et la mise en partage des savoirs » (2018, p. 75), ce qui amène le professionnel à se centrer davantage sur la phase de collecte des ressources d’information et le développement de nouveaux outils pour structurer les ressources informationnelles hybrides.
Dans ce cadre, nous observons une avancée de la réflexion et des initiatives entreprises, notamment en France (Lehmans, 2013), qui encouragent les pratiques informationnelles collaboratives. Citons ici, le travail de Majid Ihadjadene et Laurence Favier (2008) qui ont proposé une solution pour passer d’une indexation individuelle à une indexation collective dans le but de permettre aux utilisateurs d’accéder par eux-mêmes aux informations pertinentes. Cette démarche inclut des formes de coopération entre l’indexation professionnelle et les recommandations des usagers. Ces auteurs considèrent les classifications comme des « objets-frontières » qui permettent le transfert d’éléments d’une pratique vers une autre avec les caractéristiques de la modularité, l’abstraction, la polyvalence et la standardisation. En fait, la démarche proposée par Majid Ihadjadene et Laurence Favier (ibid., 2008) repose d’une part, sur les classifications encyclopédiques type Dewey et les listes d’autorité-matières utilisées comme moyens de filtrage des termes ou des notices bibliographiques. D’autre part, l’approche repose sur les classifications statistiques fondées sur les folksonomies, qui représentent des procédés libres de description du contenu des documents par les usagers.
Dans le même registre, Anne Lehmans, qui a analysé les usages de l’information dans le contexte de l’éducation au développement durable, partage l’idée des classifications comme « objets-frontières », à condition qu’elle laisse une place au point de vue de l’usager et à la négociation, dit-elle. Elle cite l’exemple de la bibliothèque municipale de la Part-Dieu à Lyon où les bibliothécaires ont développé un plan de classement combinant les classes Dewey pour les disciplines et la répartition des sujets intégrant un modèle socio-sémantique du web dans lequel une dynamique des transactions sociales coopératives permet l’expression de la diversité des points de vue.
Nous retiendrons aussi l’analyse de la recherche collaborative d’informations conduite par Nabil Ben Abdallah (2012), qui a observé sur le terrain la complexité de la collaboration de groupes d’étudiants qui étaient impliqués dans la production d’une synthèse documentaire sur un sujet donné. Il insiste sur l’importance de la communication et de la conscience (qu’il appelle awareness) dans la collaboration et précise que « sans avoir une entente partagée ou un intérêt commun (common ground), la collaboration a peu de chance de réussir » (ibid., p. 135).
Malgré l’impact direct du numérique sur les pratiques des professionnels de l’information-documentation, la pratique de la classification demeure une voie d’avenir (Delahousse et al., 2013). Enfin, comme Jean Michel (consultant en management de l’information) le précise, les organisations sont incapables de voir clair dans le fatras des sources, des outils, des plateformes (2003). Dès lors, la question de la maîtrise de l’information renvoie à celle de la mobilisation dynamique et synergétique des compétences humaines, afin de saisir la manière d’organiser les informations et les connaissances et de faciliter leur partage entre les différentes communautés.
Les métiers de l’information-documentation en France et en Tunisie : quel trait d’union ? Une étude comparative des deux contextes
Les métiers de l’information-documentation, que ce soit en France ou en Tunisie, sont impactés par la révolution numérique (Pirolli, 2010) (CICMIE, 2021). Nous assistons, en effet, à une convergence de plus en plus forte de leurs activités dans les deux pays, malgré la spécificité des contextes locaux. En effet, leurs métiers, dont les principes théoriques sont ancrés sur les notions d’accès au savoir et au savoir sélectionné, comme le précise à juste titre Jean-Paul Metzger (cité par Pirolli, op. cit., p. 6), évoluent dans les deux pays avec la popularisation des outils et des techniques du web 2.0. Aujourd’hui, la navigation sur les réseaux sociaux, l’identification des communautés sur ces réseaux, l’évaluation des Folksonomies, le partage des signets et l’agrégation de fils RSS font désormais partie des nouvelles pratiques informationnelles des professionnels de l’information-documentation, qui continuent à vouloir enrichir leurs fonds documentaires en fonction d’arbitrages et de choix raisonnés et au regard des besoins des publics ciblés.
Ainsi le changement de pratiques et des outils sont similaires dans les deux pays : la Tunisie occupe une place prépondérante parmi les pays émergents depuis 2018 dans les domaines des TIC (Sobh, 2010, p. 66). La France, berceau du minitel, se retrouve en 2017, comme étant le pays le plus « connecté » en Europe selon l’Institut Médiamétrie[7]. Toutefois, les deux pays continuent à lutter contre la fracture numérique qui traduit un fossé s’additionnant aux fossés existants :
- En Tunisie, le taux de pauvreté est important et l’accès aux TIC est limité pour des populations défavorisées. Aujourd’hui, la Tunisie s’est tournée à nouveau vers le Fonds Monétaire International (FMI) pour l’obtention de 3,3 milliards d’euros pour 2021. Elle est en pleine crise économique et sociale (le PIB a reculé en 2020) [8]. Cette situation s’est encore aggravée avec la crise politique et la pandémie de Covid-19[9]. Aujourd’hui, les investissements et la politique nationale en Tunisie sont orientés vers le développement de la connectivité ;
- En France, la réduction de la fracture numérique est le défi majeur dans de nombreux territoires. Le Commissariat général à la stratégie et à la prospective
repère trois types de fossés numériques : (1) un fossé générationnel, car l’accès à un ordinateur ou à Internet diminue fortement avec l’âge ; (2) un fossé social, puisqu’un tiers seulement des personnes à faibles revenus dispose d’un ordinateur à domicile contre 91% pour les personnes à revenus plus élevés (3) et un fossé culturel, puisque les personnes moins diplômées ont un moindre accès à un ordinateur et à Internet (Rizza, 2006). Aujourd’hui, l’Etat français œuvre en faveur des territoires isolés et entend réduire les difficultés d’insertion des personnes en situation de handicap et de certains publics notamment dans les universités.
Comme le démontre ci-après l’analyse SWOT pour identifier les forces, les faiblesses, les opportunités et les menaces (voir tableau 1) des contextes tunisien et français et complétée par des entretiens menés auprès des professionnels de l’information-documentation, un rapprochement est possible, malgré les différences institutionnelles, culturelles et sociales existantes, entre la France et la Tunisie.
Nous relevons des missions et des envies similaires. De part et d’autre, on entend :
- Collecter les données et organiser les informations nécessaires à l’acquisition des connaissances et des savoirs pour les diffuser aux publics ;
- Améliorer de manière constante les systèmes d’information et de documentation ;
- Faciliter l’appropriation des savoirs.
- Des enjeux et des défis analogues :
- Faire face à la transformation digitale ;
- Participer au développement des territoires (plus de transparence et d’efficacité, de participation citoyenne, …) ;
- Continuer à jouer le rôle de facilitateur d’accès à l’information pertinente.
- La similitude des contextes : l’exemple récent de la crise du covid-19 le démontre. Cette pandémie impose des mesures de distanciation sociale et la fermeture des lieux d’échanges en présentiel.
Analyse SWOT | FRANCE | TUNISIE |
FORCES |
– Reconnaissance institutionnelle des métiers de l’information-documentation en France par exemple via la Bibliothèque Nationale de France – Capitalisation et partage des expériences relatives aux pandémies permettant de saisir leurs retombées sur les sociétés – Participation active dans les travaux des organisations internationales telle que la Fédération internationale des associations et institutions de bibliothèques (IFLA) – Formation académique en Licence professionnelle et en Master (Centre National des Arts et Métiers, dans les universités françaises) : – Très nombreux sont les étudiants en formation initiale ayant d’abord suivi un cursus initial en sciences humaines avant de se spécialiser en information-documentation. – Personnes très diplômées avec une majorité de bac + 5 (45%). – Mobilisation et soutien importants des associations professionnelles (ADBS – Association des professionnels de l’information et de la documentation, ABF – Association des Bibliothécaires de France et AAF – Association des Archivistes Français) en faveur des professionnels de l’information-documentation |
– Reconnaissance institutionnelle des métiers de l’information-documentation à travers la formation dispensée à l’Institut supérieur de documentation (ISD) de l’Université de la Manouba en Tunisie (l’unique institution à l’échelle nationale) – Présence et participation active aux travaux de réflexion menés par l’Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (ALECSO), branche de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et l’Arab Federation for Libraries and Information (AFLI) – Suivi des recommandations de l’UNESCO concernant les métiers de l’information-documentation. – Rôle important des associations de bibliothèques et des archives en faveur des professionnels de l’information-documentation (ATGA – Association Tunisienne des Gestionnaires des Archives, FEBUS – FEdération des Bibliothèques Universitaires et des Services d’information spécialisés) – Soutien de la Direction de la Lecture Publique de Tunisie et de Bibliothèques Sans Frontières pour les bibliothèques – Préservation du patrimoine documentaire en relation avec le COVID-19 pour les générations futures – Capitalisation et partage des expériences relatives aux pandémies permettant de saisir leurs retombées sur les sociétés |
FAIBLESSES |
– Des moyens financiers fixes voire en stagnation et des demandes de publics en augmentation – Fréquentation des établissements en baisse – Fragilité de l’équilibre sans cesse remis en question entre les différentes fonctions des établissements dans les métiers de l’information-documentation, à la fois lieu d’éducation, de formation, d’information, de valorisation et de culture |
– Aucune procédure validée n’est digitalisée, permettant une offre de services et de produits documentaires à distance – Mauvaise synchronisation et visibilité des rôles des professionnels de l’information-documentation |
OPPORTUNITES |
– Décentralisation et montée en charge de l’investissement des villes dans leurs équipements culturels, avec un besoin des élus de réalisations tangibles en faveur des citoyens, ce qui entraîne une re-sacralisation de la médiathèque devenue emblématique des politiques locales. – Une légitimité de plus en plus renforcée grâce à la révision constante du référentiel des métiers de l’information-documentation. |
– Constitution de bases de connaissances offrant une perspective historique sur la manière dont les gouvernements, leurs citoyens et la communauté internationale ont fait face aux pandémies. – Un environnement documentaire favorable au développement de compétences et à l’acquisition de nouvelles, en fonction des exigences de leur milieu de travail. |
MENACES |
– Difficulté de suivre l’évolution des technologies numériques nécessitant des connaissances et des compétences sans cesse renouvelées : les nouvelles démarches administratives et les rapports sociaux qui s’effectuent de plus en plus sur Internet rendent le travail des professionnels de l’information-documentation plus complexe. – Les conséquences de la pandémie du Covid-19 sur la fréquentation des structures et les échanges avec les réseaux professionnels : le Covid-19 a sérieusement bousculé l’agenda et la mise en place des ateliers de formation des professionnels de l’information-documentation, initialement prévus en présentiel. |
– Risque de disparition du rôle des professionnels de l’information-documentation à cause des TIC – Non-pérennisation des projets documentaires – Problèmes dus à la surcharge de travail (des gestionnaires des documents et des archives) – Le non-respect des normes dans les pratiques documentaires – Revendications syndicales face à la-non-évolution des statuts – Turn-over important des cadres et des agents en information-documentation pour s’occuper d’autres tâches |
Tableau 1. Analyse SWOT
Cette étude comparative permet de relever certes beaucoup de différences, mais aussi des similitudes. Citons d’une part, la reconnaissance du métier de l’information-documentation et l’environnement favorable pour son évolution en France et en Tunisie. Nous retenons d’autre part, la difficulté rencontrée de suivre le rythme d’évolution des TIC dans ces pays.
Dans la prochaine partie de l’article, nous allons examiner la réalité des représentations et des usages numériques des professionnels de l’information-documentation français et tunisiens en étudiant précisément deux villes, Clermont-Ferrand pour la France et Tunis pour la Tunisie.
Les usages numériques des professionnels de l’information-documentation : réalités et perceptions
Pour étudier la réalité des métiers de l’information-documentation à Clermont-Ferrand et à Tunis, nous avons mené une enquête exploratoire. Nous allons ci-après décrire la méthode en France et en Tunisie, puis nous analyserons les résultats obtenus.
Description de la méthode retenue
Une enquête a été conduite auprès des professionnels de l’information-documentation à Clermont-Ferrand et à Tunis dont le but était triple : (1) recueillir des informations concernant leurs pratiques et leurs actions en matière d’accès à l’information et de partage des savoirs, (2) connaître leurs usages des réseaux sociaux numériques (3) et découvrir l’impact réel de ces dispositifs sur leurs activités professionnelles et leurs relations avec les publics et les pairs.
Cette enquête visait les adhérents d’associations œuvrant dans ces métiers :
- En France : l’association des professionnels de l’information et de la documentation d’Auvergne, appelée ADBS Auvergne, qui a vu son nombre d’adhérents diminuer considérablement. Il est passé de 12 à 8 en 2021 ;
- En Tunisie : l’Association Tunisienne des Gestionnaires des Archives, connue sous le sigle ATGA, et la Fédération des Bibliothèques Universitaires et des Services d’Information Spécialisés appelée aussi FEBUS. Le nombre d’adhérents de ces structures a aussi diminué depuis la pandémie du Covid-19 et la crise sociopolitique récente.
L’échantillon retenu visait trois métiers dits historiques de l’information-documentation, à savoir les bibliothécaires, les archivistes et les documentalistes.
Nous avons recueilli un total de 20 réponses soit 8 enquêtés à Clermont-Ferrand et 12 en Tunisie, qui sont majoritairement de sexe féminin (72% de femmes et 28% d’hommes). La plupart des répondants de l’enquête travaillent surtout dans le secteur public (92,9% contre 7% du secteur privé), et sont majoritairement des documentalistes.
L’étude a pris la forme d’un questionnaire en ligne envoyé en juillet 2021. Ce questionnaire contient 16 questions :
- 5 questions fermées pour mieux connaitre le profil des enquêtés (sexe, statut, ville) et voir si le numérique a enrichi leurs connaissances ;
- 6 questions ouvertes pour connaître les activités des enquêtés, les usages numériques, les moyens utilisés pour communiquer avec leurs publics, leurs collègues et collaborateurs ainsi que les défis majeurs auxquels ils font face ;
- Et 5 questions semi-ouvertes pour savoir ce que les enquêtés pensent des avantages du numérique sur leurs pratiques professionnelles et collaboratives.
Nous allons, ci-après, présenter et commenter les résultats de cette enquête quantitative.
Analyse des résultats
Les répondants à notre enquête ont donné leur avis sur leur métier et sur l’évolution de leurs pratiques professionnelles à l’heure du numérique. Ils ont également exprimé leur opinion quant au partage des savoirs par les outils numériques. Vous trouverez, ci-après, une synthèse de ces opinions.
Le métier de l’information-documentation à l’heure du numérique
D’après les réponses des enquêtés à Clermont-Ferrand et à Tunis, le métier de professionnel de l’information-documentation existe et existera toujours en toutes circonstances pour continuer à accompagner leurs publics dans la recherche des informations pertinentes.
Un des répondants clermontois déclare que « la clé de réussite est de savoir être utile et de s’adapter aux besoins grandissants dans tous les domaines… ». Un autre enquêté tunisien insiste sur le rôle essentiel de ces professionnels contre la désinformation dans une époque où les fausses informations (fake news en anglais) sont diffusées sur Internet à une vitesse effrénée. Leur mission première qui reste « inchangée [dit-il], est de fournir à leurs publics des informations vérifiées et de les accompagner dans leur acquisition et/ou renforcement de connaissances ».
En outre, les professionnels interrogés mettent en évidence l’importance de leur activité de veille. Ils doivent anticiper les évènements sur tous les plans (juridiques, économiques, technologiques, etc.). Cet acteur « doit être reconnu comme une source incontournable », déclare un des répondants français interrogés, une idée partagée avec ses confrères tunisiens. L’un parmi ces derniers affirme que « dans ce monde complexe, l’information n’a jamais été aussi abondante. Je dois bien vérifier sa véracité et continuer à rendre service à mon public en lui fournissant la bonne information ».
Quant à l’évolution de leurs pratiques, l’ensemble des répondants confirme le besoin de recourir à des nouveaux outils de travail, tout en continuant à mener à bien leur activité traditionnelle. Ainsi, tous défendent leur rôle de médiation qui couvre plusieurs compétences comme le marketing, l’animation de communautés et la veille.
L’impact du numérique sur les pratiques professionnelles
Il ressort des résultats de l’enquête, que les compétences de l’information-documentation ont évolué face à la masse toujours plus gigantesque d’informations accessibles sur Internet. Un enquêté tunisien considère que ces acteurs qui maîtrisent la recherche de l’information sur des sources gratuites ou payantes connaissent les modes de recherche via les moteurs de recherche. Dans ce même registre, un enquêté français affirme que « les professionnels de l’information-documentation sont spécialistes de la classification et du thésaurus. Ils sont devenus aujourd’hui spécialistes des folksonomies et de la taxonomie ». Un participant tunisien certifie que « la connaissance et la maîtrise de ces outils lui permettent de capitaliser des connaissances et de produire du contenu qualificatif qu’il diffuse via une plateforme collaborative accessible à ses collègues ». Par ailleurs, un autre enquêté français évoque l’importance de son rôle en tant qu’animateur des communautés d’échanges d’informations dans son établissement.
En outre, tous les enquêtés observent un changement dans leurs savoirs et savoir-faire. Ils estiment que le numérique y est pour beaucoup. Un des répondants clermontois indique l’évolution des attentes en termes de compétences. On attend « qu’on soit animateur, médiateur, programmeur numérique, coordinateur de réseaux, etc. », dit-il. Un autre participant affirme que « la communication à travers les médias prend un rôle de plus en plus important. On est tous communicants, c’est une obligation », dit-il. Toutefois, « le numérique permet d’avoir accès à de nouveaux contacts professionnels par le biais des sites spécialisés, des centres de ressources… », cite un enquêté tunisien. Enfin, pour un autre, « le numérique favorise la communication avec le demandeur de l’information et procure plus de facilité dans le traitement des tâches professionnelles ». Cette idée est partagée par des répondants français qui considèrent que le numérique permet l’échange d’informations entre collègues à l’échelle nationale et internationale.
Les questions posées concernant l’impact du numérique sur les pratiques professionnelles révèlent un changement profond des demandes, qui ont amenés ces spécialistes à développer de nouvelles aptitudes. La plupart des enquêtés en citent prioritairement deux : curiosité (30%) et adaptabilité (30%). 25% des répondants classent en deuxième position la formation comme critère déterminant dans la réussite de leur mission tandis que 15% évoquent l’importance de la mise à jour des savoirs et savoir-faire (voir figure 2). En effet, un des répondants tunisiens explique qu’il a dû se former pour essayer d’utiliser la nouvelle offre documentaire en ligne. « Je dois renouveler mes connaissances constamment pour continuer à exercer mon métier, pas de choix » [dit-il]. Cette idée est partagée par un enquêté français qui constate la multiplication des sources d’information et l’automatisation du traitement documentaire nécessitant une mise à jour constante des connaissances.
Figure 2 Les aptitudes requises
Concernant l’impact du numérique sur la relation des professionnels avec leurs publics, tous les enquêtés perçoivent une réelle évolution des demandes des publics. Un des répondants français souligne que « la réaction des publics n’est plus la même, ils veulent une information pointue, rapide et accessible en temps réel ». Un autre constate que les publics savent utiliser l’outil numérique et peuvent accéder aux informations sans passer par eux. « Les utilisateurs savent se débrouiller tout seuls et peuvent trouver l’information sans demander leur aide… Ils ont Internet chez eux et ils sont à l’aise avec l’outil numérique » dit-il.
Cela étant, la communication avec les publics est importante pour tous les répondants. Ils considèrent qu’elle évolue avec les nouveaux outils numériques de communication (courriel, réseaux sociaux dont Facebook…). D’ailleurs, 92% des enquêtés sont prêts à revoir leurs outils de communication pour attirer un public plus large, car ils considèrent la communication comme une tâche faisant partie de leur priorité Sur ce point, certains rappellent que la communication de l’information est devenue plus facile, plus accessible et plus exhaustive. D’autres mettent en avant la facilité de la gestion de la traçabilité à l’ère du numérique.
Dans le même ordre d’idées, tous admettent que la communication avec leurs partenaires a évolué. D’une part, ils utilisent de plus en plus des dispositifs numériques tels que les workflows, Lotus notes, le SharePoint et Google docs et créent des espaces de coworking ouverts qui permettent aux membres de participer activement au travail collaboratif pour la mise en place de projets. D’autre part, ils confirment l’importance du travail de curation, qui représente pour eux à la fois un défi et une vraie opportunité. Un des répondants résume bien le changement de la situation due à la pandémie : « Avant le covid, j’assistais à des réunions de groupe de travail et on échange par mail. Maintenant depuis le début du confinement tout se passe par le télétravail et des réunions en visioconférences ».
Cependant, l’enquête révèle des avis mitigés quant à l’usage massif du numérique (voir figure 3). D’après les résultats obtenus, le numérique représente certes une opportunité mais aussi un frein majeur au regard des capacités professionnelles de l’information-documentation à mobiliser des compétences et des moyens financiers suffisants : d’une part, les dépenses concernant l’acquisition de la documentation électronique (les livres et les revues électroniques notamment en texte intégral) ont sensiblement augmenté au détriment de l’achat des documents imprimés. En effet, un des enquêtés français déclare que « les abonnements électroniques des acquisitions de documents numériques nous coûtent chers et nous amènent à devoir faire des choix ». D’autre part, les ressources documentaires sont réparties sur de multiples plateformes aux interfaces et aux structures de données différentes, ce qui rend le travail du professionnel encore plus complexe car il doit développer des services autour des ressources documentaires pour mieux faciliter la recherche aux publics. Pendant ce temps, un autre enquêté tunisien observe que « l’accès à l’information s’est diversifié et que les usages sont en pleine mutation : baisse des prêts et des inscrits ; augmentation de la fréquentation ; signe que les points de repères traditionnels, notamment construits autour de l’usage des collections, sont bousculés ». Un autre répondant tunisien souligne la difficulté de contenir l’étendue et la diversité des ressources numériques. Enfin, un enquêté français dit utiliser de plus en plus de QR codes qui mènent directement à divers contenus informationnels dans le but de faciliter aux usagers l’accès à l’information précise et exhaustive. « Cette pratique m’a paru étrange au départ, mais j’ai réussi à l’intégrer dans mon travail », dit-il.
Figure 3 Les freins les plus cités dans l’enquête
Par ailleurs, tous les répondants observent la forte demande de formation venant de la part de leurs publics pour avoir une meilleure utilisation des outils numériques, afin de sélectionner les ressources d’information et filtrer celles les plus pertinentes à communiquer pour eux. Cette mutation sensible de la demande implique l’acquisition de nouveaux savoirs et savoir-faire numériques.
L’impact du numérique sur le partage des savoirs
Tout d’abord, pour 52% des enquêtés, le numérique a enrichi le réseau des professionnels de l’information-documentation. Un enquêté tunisien déclare que « ça m’a permis de connaitre d’autres personnes avec des compétences différentes des miennes mais très utiles ». Un autre souligne que le numérique doit renforcer le réseautage social. Partageant cet avis, un répondant français considère que le numérique améliore les échanges avec les collègues, alors qu’un autre enquêté français estime que le numérique est en train d’améliorer la connectivité avec d’autres services pour échanger des informations à l’échelle nationale et internationale.
En outre, tous les participants notent que le partage des savoirs entre leurs pairs via les outils numériques peut effectivement les aider à se préparer aux enjeux de demain. Ils souhaitent partager leurs connaissances (36% des enquêtés) avec leurs réseaux professionnels sur Internet sur des thématiques diverses. Dans ces retours, nous remarquons principalement les suivantes :
- Le marketing numérique ;
- La diffusion des nouvelles acquisitions ;
- Les big data;
- Le droit à l’image et l’identité numérique ;
- La méthodologie de recherche ;
- La connexion entre les différentes applications nationales ;
- Les nouvelles innovations ;
- Les retours d’expériences et l’échange des bonnes pratiques ;
- Le knowledge management et la capitalisation des connaissances ;
- L’évolution du métier de documentaliste ;
- L’intelligence économique.
Par ailleurs, 12% des enquêtés soulignent l’importance d’accompagner leurs collaborateurs dans l’adoption et la mise en avant des contenus (textes, images, vidéos, etc.) les plus pertinents, à travers des services de veille innovants. Parmi les plus cités, il y a Scoop.it[10], Pinterest[11] ou encore Pearltrees[12]. L’un des répondants croit qu’il est nécessaire d’intégrer ces sources d’information supplémentaires au dispositif traditionnel, « c’est l’occasion de se positionner en pilotes de ces nouvelles pratiques. J’accompagne mes collaborateurs [dit-il] dans l’adoption et la mise en œuvre de ces dispositifs. En plus intéressant encore, j’anime des communautés d’échanges d’informations en tant que Community manager”.
Figure 4 : Pourquoi partager les savoirs par les outils numériques ?
Les limites de l’usage du numérique
Malgré les avantages du numérique énoncés par les enquêtés français et tunisiens pour le partage des savoirs, ces derniers préfèrent généralement échanger avec leurs pairs en présentiel qu’à distance. D’une part, l’ensemble des participants estime que les pratiques de partage de contenus informationnels sur le web devraient être menées en fonction des contraintes imposées par le droit d’accès aux données, qui changent d’un pays à un autre. D’autre part, les communications directes constituent le mode de communication privilégié pour l’ensemble des répondants car chacun a la possibilité d’énoncer ses critiques et ses suggestions sur des sujets dans un espace convivial et sécurisé. « Nous sommes habitués à l’échange en tête à tête, aux discussions ouvertes, c’est plus agréable et sûr », dit l’un des enquêtés.
En revanche, tous voient bien l’intérêt de l’échange d’informations à distance. Les avantages cités sont multiples. Mentionnons ceux-ci :
- Avoir de nouvelles visions et améliorer les connaissances professionnelles ;
- Savoir ce qu’il se passe dans l’autre partie du monde ;
- Améliorer les tâches et éviter les problèmes ;
- Faciliter l’accès à l’information pour enrichir les connaissances.
Il résulte de l’analyse des réponses obtenues que la transformation numérique a eu un impact non-négligeable sur les professionnels de l’information-documentation. Leur métier est en évolution avec les nouvelles technologies qui changent leurs méthodes de travail. « Ils doivent être polyvalents, avoir des profondes connaissances en informatique, avoir le profil d’un formateur pour l’assistance et l’accompagnement des publics et être des managers pour l’organisation interne et externe du service » comme le précise à juste titre un des enquêtés français. Un répondant tunisien « imagine que tout sera numérique [dit-il], zéro papier dans nos bureaux, ce qui demande d’être plus performant, minutieux et encore plus vigilant », selon lui.
Pour terminer, tous s’accordent sur la nécessité d’utiliser les TIC pour continuer à exercer leur métier de médiateur d’accès à l’information pertinente et développer des partenariats. Néanmoins, ils sont inquiets des répercussions de l’usage massif du numérique, qui impose des nouvelles façons de travailler au quotidien. Ils soulignent qu’il aura pour effet non seulement la démultiplication des spécialisations des métiers de l’information-documentation qui sont demandées par le marché de l’emploi, mais aussi « le désert des espaces documentaires car les usagers ne veulent plus accéder aux livres en forme papier », comme le précise un des enquêtés tunisiens. Cette crainte est partagée par un enquêté français, qui explique que « la baisse des prêts et des inscrits est importante, signe que les points de repères traditionnels, notamment construits autour de l’usage des collections, sont bousculés ».
Quelles conclusions pouvons-nous dresser et quelles pourraient-être les perspectives ?
Après un rappel des principaux travaux ayant abordé la question du partage des savoirs dans les métiers de l’information-documentation à l’ère du numérique, nous avons analysé la situation de ces métiers en France et en Tunisie, choisis comme terrains d’étude pour vérifier s’ils sont concernés par la fracture numérique et analyser si les pratiques, les besoins et les perceptions des professionnels sont différents ou analogues. L’analyse SWOT a révélé des objectifs, des enjeux et des défis similaires en dépit des différences institutionnelle, économique et sociale existantes.
Cette analyse a été complétée par une enquête exploratoire dont nous avons décrit la méthode (Quoi ? Pour qui ? Comment ?) et présenté les résultats. Il ressort de cette enquête trois conclusions principales :
- Le travail de veille reste prioritaire pour l’ensemble des répondants : les acteurs interrogés soulignent l’importance du travail qu’ils donnent à la curation, qui leur permet de jouer le rôle de facilitateur d’accès à l’information pertinente et de continuer, par conséquent, leur mission.
- Les professionnels de l’information-documentation se positionnent dans l’espace numérique et développent des outils de communication innovants pour donner davantage de visibilité et de légitimité à leurs actions auprès de leurs publics. Le développement de leurs efforts dépend grandement du contexte dans lequel ils évoluent.
- Le partage avec les pairs des savoirs et des moyens traditionnels restera essentiel, en dépit de l’intérêt particulier que les acteurs interrogés portent aux outils collaboratifs innovants. Ils privilégient les réunions de travail en présentiel avec leurs collaborateurs pour discuter des sujets communs et sensibles et préfèrent consacrer le numérique, surtout les réseaux sociaux, aux actions de communications publiques visant à présenter aux internautes leurs projets et ressources documentaires et à améliorer l’image de leurs établissements.
De même, l’analyse des réponses obtenues nous permet de retenir les défis majeurs auxquels les professionnels de l’information-documentation sont confrontés aujourd’hui que ce soit en France ou en Tunisie. D’abord, il y a la difficulté d’acquérir au quotidien de nouveaux savoirs et savoir-faire liés au numérique en perpétuel changement car les activités professionnelles quotidiennes exigent un important investissement en temps et en personnel. Ensuite, il y a la versatilité des moyens humains, financiers et matériels qui risque d’entraver la bonne volonté des professionnels et de les décourager. En outre, citons la complexité de l’échange des savoirs entre les acteurs, en raison de la différence des contextes et des environnements de travail, qui ne facilite pas le développement des pratiques collaboratives innovantes.
Il est donc nécessaire d’examiner en profondeur l’usage réel du numérique. D’une part, il faudrait analyser les facteurs historiques, sociopolitiques, techniques et sociaux propres à chaque contexte pour comprendre la réalité des usages. Sur ce point précisément, il est urgent d’ouvrir de nouvelles voies d’action qui remettrait l’humain au centre des réflexions car les solutions techniques seules restent peu opérantes voire inefficaces et risquent d’accentuer les inégalités. En effet, l’enquête exploratoire démontre que les professionnels demandent d’être davantage soutenus pour faire face aux nouveaux enjeux. Leur confiance fait défaut et l’incertitude est forte par rapport aux avantages annoncés sur le numérique. Cette technologie a sûrement changé dans les métiers de l’information-documentation, leur communication et leurs modes d’accès à l’information même si les démarches, les dispositifs développés et les moyens techniques et financiers sont différents en France et en Tunisie. Toutefois, les avis sur l’usage massif de cette technologie sont majoritairement défavorables surtout concernant le partage des savoirs. En fait, ce partage nécessite que chacun s’ouvre à l’autre, et fasse preuve d’une curiosité bienveillante, pour que les informations circulent de manière transparente. Ce partage repose plus précisément sur une richesse de la différence et une complémentarité en termes de compétences et d’expériences (Habermas, 1992). Il requiert non seulement la prise en compte des besoins de chacun, mais aussi de son ressenti et de sa personnalité, selon des valeurs humanistes bienveillantes et positives (Morin, 1982).
En conséquence, il faudrait mener une réflexion plus poussée et une analyse minutieuse sur ce point pour voir comment le numérique pourrait servir le partage des savoirs entre les professionnels de l’information-documentation. Des efforts sont à conduire sur plusieurs axes :
- Tenir compte de la singularité des contextes (historiques, politiques, sociaux, économiques et technologiques) et des pratiques réellement mises en place au sein des lieux d’exercices des professionnels de l’information-documentation ;
- Être attentif à des comportements qui nourrissent et/ou appauvrissent les échanges. Ces acteurs ne savent pas tout et ne maîtrisent pas tout ;
- Investir massivement dans des infrastructures performantes, sécurisées et adaptées.
Nous pensons que la vision techniciste empêche de tenir compte des spécificités locales et de la complexité des contextes. Il est donc, difficile, voire impossible, aujourd’hui de créer des espaces délibératifs par des solutions numériques pour trois raisons majeures :
- Le partage des savoirs suppose des moyens suffisants pour former les parties prenantes à cette pratique, et du temps pour permettre à chacun de s’approprier cet espace, de comprendre l’autre et se sentir partie prenante de ce processus.
- La communication numérique doit être considérée comme complémentaire à la communication humaine dans le partage des savoirs entre les professionnels. Elle ne peut s’y substituer en raison de la complexité du processus d’intercompréhension et de co-construction sous-jacents à cette démarche.
- L’assistance technique des métiers de l’information-documentation pour maîtriser ces dispositifs est cruciale et doit être inscrite dans la durée.
Pour ces raisons évoquées, il est nécessaire de mener une réflexion plus poussée sur les aptitudes et les compétences nécessaires aux professionnels de l’information-documentation pour pouvoir construire une démarche de partage des savoirs juste, ouverte, évolutive et innovante, facilitée par des outils numériques adaptés et inclusifs.
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Notes
[1] C’est l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture
[2] Il s’agit de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement.
[3] C’est le principal organisme des Nations Unies pour le développement international
[4] https://www.senat.fr/rap/r03-402/r03-402_mono.html (Rapport d’information n° 402 (2003-2004), déposé le 6 juillet 2004 au Sénat )
[5] intelligence collective | Pierre Levy’s Blog (pierrelevyblog.com)
[6] SWOT est l’acronyme des mots anglais strengths, weaknesses, opportunities et threats. Ce qui signifie en français forces, faiblesses, opportunités et menaces.
[7] Médiamétrie (mediametrie.fr)
[8] La Tunisie, aux abois, se tourne de nouveau vers le FMI – France 24
[9] Tunisie : fragilisées par les crises politique et sanitaire, les PME peinent à se relancer (lemonde.fr)
[10] Scoop.it – Solution de curation de contenu pour entreprises (scoop-it.fr)
Biographies des auteurs
Lamia Badra est Maitresse de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication. Elle enseigne et dirige les travaux d’étudiants sur la gestion de l’information dans les milieux documentaires au Département Métiers de la culture de l’Université Clermont Auvergne (UCA) à Clermont-Ferrand et à l’Ecole Nationale des Sciences de l’Information et des Bibliothèques de Villeurbanne à Lyon. Elle est membre des deux axes de recherche (l’espace public pluriel et communications, innovations sociales, économie sociale et solidaire) du laboratoire de recherche Communication et Sociétés (ComSocs – EA 4647) de l’UCA ) où elle a coorganisé en 2021 le colloque pluridisciplinaire « la communication numérique au prisme des transformations sociétales ». Depuis 2018, elle est responsable d’un groupe de recherche-action sur la co-construction des projets et le partage des savoirs organisé par l’UCA en partenariat avec la Ville de Clermont-Ferrand (France). Ses travaux de recherche pour l’habilitation à diriger des thèses portent sur l’analyse de la co-construction de savoirs issues d’observations d’expériences collaboratives des acteurs (professionnels de l’information-documentation, agents publics, citoyens, de la société civile et académiques) d’un même territoire.
Yousra Seghir est enseignante-chercheuse à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information, université de la Manouba (IPSI-UMA). Elle enseigne et dirige des mémoires de recherche sur la gestion de l’information et des connaissances ainsi qu’en communication politique dans les organisations à l’Insitut Supérieur de Documentation et à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information, université de la Manouba (IPSI-UMA). Elle est membre permanent du laboratoire de recherche » Bibliothèque numérique : pour la mise en valeur du patrimoine » SILAB où elle a coorganisé en 2016 et 2018 deux éditions du colloque international et pluridisciplinaire VEIGEC « Veille Informationnelle et GEstion des Connaissances ». Depuis 2012, elle est responsable d’un groupe de recherche-action sur veille informationnelle et gestion des connaissances au sein des organisations au laboratoire SILAB « Veille et Gestion des Connaissances dans les Organisations » (VEIGECO). Ses travaux de recherche en cours portent sur le management de l’information et des connaissances dans les organisations. Actuellement, elle analyse la convergence Records management et Knowledge management pour la préservation de la mémoire organisationnelle et leur apport pour la prise de décision.