Les utopies (avortées ?) du décadentisme européen (1880-1900) : Psychogéographie d’une sur-civilisation

Par Stéphane Sitayeb

 

Résumé

Lieu de division socioculturelle et politique dans l’Europe fin-de-siècle, l’utopie décadente est aussi bien collective qu’individuelle. Que ce soit en vers ou en prose, l’artiste décadent consacre à l’utopie un mode de dévoilement impulsif et sporadique, voire inachevé. Non linéaire, l’utopie décadente fait irruption autant qu’éruption au sein du récit se trouvant, dès lors, non seulement bidimensionnel mais, souvent, insaisissable. Typique de la période fin-de-siècle, la “non-assignation de l’utopie” à l’avenir (Abensour) est remplacée par des résurgences du passé, par une théâtralisation du présent ou encore par des manifestations, hic et nunc, de l’utopie, liées plus particulièrement à l’errance urbaine et aux enjeux psychogéographiques qui animent le flâneur décadent, alors témoin et cartographe d’apparitions invisibles et latentes. Il s’agira de démontrer que le discours décadent sur l’utopie fut soutenu par l’expérience, dans les villes européennes, d’un affranchissement culturel, artistique, social et sexuel novateur, et de déterminer si sa teneur a su infléchir les codes de la société, servant ainsi l’axiome d’Oscar Wilde : “Progress is the realisation of Utopias” (Wilde, Soul of Man 39-40).

Summary

As the crux of a convergence of sociocultural and political divisions in fin-de-siècle Europe, the decadent utopia pertained to a collective as much as an individual effort. Whether in verse or in prose, decadent utopias are governed by an impulsive, sporadic—if not incomplete—dynamics. Often non-linear, it irrupts as much as it erupts inside narratives which are not only two-dimensional but also elusive and sibylline. Utopian texts at the turn of the century tend to dismiss what Miguel Abensour referred to as a “non-assignation de l’utopie” to the future, replacing it with past resurgences and a theatricalization of the present, even positioning themselves along the lines of psychogeographers since decadent narrators become cartographers of a new artistic backdrop: the industrialized European city, capitals above all. It shall be argued that the decadent utopian discourse was enhanced, in European cities, by the experience of a new cultural, artistic, social and sexual liberation, and that fin-de-siècle texts paved the way for new codes, thus engaged in Oscar Wilde’s belief that “Progress is the realisation of Utopias” (Wilde, Soul of Man 39-40).

 

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There will be great storages of force for every city, and for every house if required, and this force man will convert into heat, light, or motion, according to his needs. Is this Utopian? A map of the world that does not include Utopia is not worth even glancing at, for it leaves out the one country at which Humanity is always landing. And when Humanity lands there, it looks out, and, seeing a better country, sets sail. Progress is the realisation of Utopias. (Wilde, Soul of Man 39-40)

Pour autant que les manifestations littéraires de l’utopie décadente reposent sur un point de rupture avec l’utopie marxiste du progrès technique et de la maîtrise de la nature, son essence subversive la rapproche toutefois des luttes anarchistes. Oscar Wilde définit d’ailleurs l’utopie à travers la notion de progrès, qu’il entend comme reconfiguration du réel sur le plan psychique ou physique (reconfiguration sociale, politique, culturelle, etc.) : “Progress is the realisation of Utopias.” Pour sa part, Miguel Abensour (1939-2017), spécialiste de philosophie politique, distingue diverses phases d’expression et de réception de l’utopie au dix-neuvième siècle :

Si l’on s’intéresse au destin du discours critique de l’utopie, on s’aperçoit qu’un des sommets, une des sources de la haine de l’utopie se situe autour de 1848. Que ce soit chez Reybaud ou chez Sudre dont L’Histoire du communisme (1848) a été plagiée et pillée au vingtième siècle, on observe comme une condensation de tous les arguments anti-utopiques et que la haine de la révolution s’est transformée en haine de l’utopie. (“L’homme” 76)

C’est après cette période que la décadence se développe en Europe, non pas tant comme idéologie qu’irruption contagieuse, et ce, sous l’impulsion des Français, dont les spleens et idéaux baudelairiens, en cette période d’après-romantisme, s’exportent en Grande-Bretagne, en Belgique, en Espagne, en Italie et même en Russie. Au cours de cette période fin-de-siècle (1880-1890) perçue comme l’âge d’or de la criminalité urbaine, des paraphilies (déviances sexuelles) et de la prostitution (Fletcher 127), le goût de l’utopie est plus que jamais célébré, comme en témoignent de nombreuses occurrences à des hors-lieux à travers cette littérature. Explorant le rapport de l’utopie littéraire à la forme brève ainsi que les progrès qu’elle a contribué à faire naître, quatre auteurs européens, en particulier, partagent un mode de dévoilement commun : J.-K. Huysmans en France, Gabriele D’Annunzio en Italie ; Oscar Wilde et Arthur Machen au Royaume-Uni. Assimilé au celtisme au folklore préchrétien, l’ailleurs se matérialise chez Arthur Machen (1863-1947), écrivain gallois de langue anglaise, par une quête symbolique ou réelle du Graal. Le poète et romancier Gabriele D’Annunzio (1863-1938), quant à lui, situe ce hors-lieu à la croisée des mythes théologiques et séculaires, en particulier dans des espaces pastoraux et esthétisés. Dans son premier roman, Il Piacere (1889 ; 1890), il bâtit son projet dans les méandres de l’amour impossible et son héros, Andrea Sperelli, quitte le lecteur dans la déréliction.

        L’héritage de la pensée schopenhauerienne atteint son apogée dans les années 1890, période où la misogamie et le célibat font partie intégrante de l’utopie décadente. Né à cette époque, le sociologue et philosophe Karl Mannheim (1893-1947) propose une définition de l’utopie s’articulant autour d’un double tropisme : en premier lieu, l’utopie est tout d’abord “représentation, aspiration, désir” (36). Or, un grand nombre d’utopies décadentes au tournant du siècle sont soumises, au mieux, à une publication sursise et tardive, ou, comme ce fut le cas des nouvelles de Machen, à une non-publication. De ce fait, bien des textes de cette période ressortent à une littérature minoritaire et sont menacés par l’oubli. En second lieu, Mannheim souligne la tendance de l’utopie à s’orienter vers la “rupture de l’ordre établi” tout en exerçant une “fonction subversive” (170). Ce rapport entre utopie et anarchisme constitue la pierre angulaire des décadents européens qui, à cette époque, cultivent un goût du scandale qui choque les capitales européennes (Nordau 14) : en faisant de leur vie une œuvre littéraire et de leur œuvre littéraire une vie, Wilde, Machen, ou encore Huysmans, proposent des formes d’utopie qui ne consistent pas tant en un idéal contemplatif qu’en un projet sociétal, un système de pensée fondé sur un ensemble de codes (sociaux, politiques, culturels, etc.) et ancré dans la normativité d’une réalité historique dont les principes font précisément l’objet d’un détournement.
        Il convient donc de s’interroger autant sur l’efficacité de l’utopie décadente – en explorant notamment son mode de dévoilement impulsif, sporadique et inachevé – que sur la réception de ces portraits kaléidoscopiques : dans quelle mesure sont-ils cohérents et ont-ils inspiré, voire infléchi, aussi bien en tant que discours littéraires qu’en tant qu’actes sociaux, l’évolution de la société européenne ? Tout d’abord, l’oscillation entre contre-utopies vécues et utopies fantasmées marque une convergence fin-de-siècle qui consiste en la revendication d’un mode de dévoilement impulsif de l’utopie. Puis, incorporant des outils d’analyse inédits, voire précurseurs, en particulier la cartographie des hors-lieux et des hors-temps, l’utopie décadente annonce les enjeux de la psychogéographie telle qu’étudiée par les situationnistes un demi-siècle plus tard. Enfin, il s’agira d’évaluer combien le remplacement du militantisme par un idéalisme esthétique a, bien que critiqué, participé à l’infléchissement des codes victoriens.

Utopie fin-de-siècle : Hellénisme et paiderastia

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.

Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme. . . .

Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : “N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !” (Baudelaire, Spleen 140)

Baptisées “fin-de-siècle” sous la plume de nombreux artistes, notamment Henry de Fleurigny en 1888, puis Jules Ricart, J.-K. Huysmans et même, en Angleterre, Oscar Wilde (Wilde, Dorian Gray 124), les deux dernières décennies du dix-neuvième siècle s’inscrivent d’emblée dans une perspective de rupture à travers la péremption des praxis socioculturelles que suppose leur appellation en Europe. Dans la presse, cette expression qui sous-tend une certaine érosion des valeurs socio-éthiques peut prendre le sens de “moderne” ou de “dernier cri” (Weber 17), nuance sémantique étayant l’existence d’un projet utopique décadent, lequel fut néanmoins réduit par la critique à une “littérature de transition.” Qualifiées, en Belgique, de “dégénérées et déséquilibrées” (c’est le titre d’un ouvrage de Jules Dallemagne, rassemblant les dix-sept conférences qu’il donna au Cercle du jeune barreau de Bruxelles entre 1892 et 1893), les années jalonnant le tournant du siècle offrent, sinon une redéfinition des codes de l’utopie, du moins une assimilation de sa teneur à une indétermination qualitative : “n’importe où !” comme le précise Baudelaire dans un poème en prose dont le bilinguisme, notamment présent dans le titre, “Anywhere out of the world,” mime cette quête utopique d’un ailleurs.
        L’une des utopies communes aux esthètes de cette période réside dans le rêve de la Grèce antique, non uniquement pour ses valeurs éthiques et esthétiques mais aussi pour la liberté socio-sexuelle qu’elle incarne : institutionnalisée, la paiderastia qui caractérise l’hellénisme fascine les artistes fin-de-siècle, hommes et femmes, militant en faveur d’un affranchissement des normes sexuelles, notamment dans la pratique de l’uranisme et du saphisme. C’est à cette période que culminent les théories uranistes (Senelick 201), véhiculées par des textes de Lord Alfred Douglas, J. F. Bloxam, Charles. K. Jackson ou encore Charles E. Sayle. En dépit de l’hétérosexualité d’Arthur Machen (Valentine 54) et compte tenu des nombreuses paraphilies (saphisme, homoérotisme, scatophilie, etc.) qui jalonnent son œuvre prolifique, cet écrivain participe lui aussi à la construction d’un discours sur l’idéal grec, qu’Oscar Wilde présente comme une cure médicinale, du moins à travers son personnage Lord Henry Wotton, le pygmalion de Dorian Gray dans son roman éponyme : “I believe the world would gain such a fresh impulse of joy that we would forget all the maladies of medievalism, and return to the Hellenic ideal” (Wilde, Dorian Gray 29). Couplée à des portraits utopiques d’une “Atlantide perdue” (“lost Atlantis”, Machen, Impostors 142) ou d’une civilisation ancienne, l’expérience d’une sexualité libérée des normes sociales est au cœur de sa nouvelle “The White People” : “with most of us, convention and civilization and education have blinded and deafened and obscured the natural reason” (25). À l’inverse de Walter Pater (1839-1894), esthète secrètement homosexuel selon l’un de ses premiers biographes (Benson 188) et qui, grâce à un apprentissage autodidacte de l’allemand, découvrit l’idéal grec par le truchement des Hellénistes allemands, en particulier Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), Machen ne fut que l’héritier indirect de ce rêve de la Grèce. C’est en lisant les textes d’auteurs appartenant à la génération qui le précède que Machen découvre l’hellénisme qu’il perçoit comme un système de pensée et de valeurs manquant à la société britannique fin-de-siècle :

He found to his amusement that the profligate were by many degrees duller than the pious, but that the most tedious of all were the persons who preached promiscuity, and called their system of “pigging” the “New Morality.” . . . “Only in the garden of Avallaunius,” said Lucian to himself, « is the true and exquisite science to be found.” (Hill of Dreams 83)

L’utilisation de guillemets dans l’expression “New Morality” confirme l’idée que Machen se réclame d’auteurs britanniques tels que Matthew Arnold (1822-1888), notamment dans Culture and Anarchy (1867-1869), ou encore Oscar Wilde qui, à travers le narrateur de The Picture of Dorian Gray, soutient l’idéal grec au détriment du puritanisme victorien : “a new spirituality . . . a new Hedonism that was to recreate life and to save it from that harsh uncomely puritanism that is having, in our own day, its curious revival” (151). Davantage consacré à l’utopie que son unique roman, et inspiré de l’idéologie anarchiste et communiste du philosophe russe Piotr Kropotkine (1842-1921), l’essai d’Oscar Wilde The Soul of Man Under Socialism (1891) souligne, dès les premières lignes, la nécessité de réformer la société afin d’y éradiquer la précarité tout en substituant le système d’assistanat qui la régit :

Socialism would relieve us from that sordid necessity of living for others which, in the present condition of things, presses so hardly upon almost everybody. . . . The majority of people spoil their lives by an unhealthy and exaggerated altruism . . . They find themselves surrounded by hideous poverty, by hideous ugliness, by hideous starvation. . . . Accordingly, with admirable, though misdirected intentions, they very seriously and very sentimentally set themselves to the task of remedying the evils that they see. But their remedies do not cure the disease: they merely prolong it. Indeed, their remedies are part of the disease. (Wilde, Soul of Man 3-4)

Articulée autour de la maladie et ses vaines panacées, la métaphore médicale qu’emploie Wilde s’inscrit dans un projet utopique à la fois socialiste et individualiste, comme il le précise plus loin :

What a man really has, is what is in him. . . . With the abolition of private property, then, we shall have true, beautiful, healthy Individualism. Nobody will waste his life in accumulating things, and the symbols for things. One will live. To live is the rarest thing in the world. Most people exist, that is all. (Wilde, Soul of Man 15)

Cet essai paraît un an après la publication, dans le périodique américain Lippincott’s Monthly Magazine, de The Picture of Dorian Gray (1890), œuvre où l’auteur met en fiction ses idées sociopolitiques. Oscar Wilde ne fut pas le seul à suggérer un amalgame entre sa vie et celle de ses personnages. Confondu avec ses personnages décadents, Arthur Machen fut confronté à de nombreuses condamnations de la part d’un lectorat fin-de-siècle indigné, de prime abord, par la teneur outrageuse de The Great God Pan (1890), en particulier les crimes sexuels qui s’y déroulent sous l’égide d’Helen Vaughan, créature maléfique née d’une hybridation entre une femme et un dieu, Pan :

This book [The Great God Pan] is, on the whole, the most acutely and intentionally disagreeable we have yet seen in English. We could say more, but refrain from doing so for fear of giving such a work advertisement—Manchester Guardian. (Machen, Balms 8)

Publiée entre 1922 et 1924 sous forme de trilogie romanesque, l’autobiographie officielle d’Arthur Machen a minoré la portée de l’écriture de soi présente dans son œuvre fin-de-siècle, qui constitue pourtant un motif essentiel de The Hill of Dreams (1895-1897 ; 1907), dont l’auteur confirme la dimension semi-autobiographique, dix ans plus tard :

Bloomsbury was silent and repose; and in its grey calm I pursued my anxious studies, and submitted my problems to myself . . . I asked myself why I should not write a Robinson Crusoe of the soul. . . . I resolved I . . . would take the theme of solitude, loneliness, separation from mankind, but in place of a desert island and a bodily separation, my hero should be isolated in London and find his chief loneliness in the midst of myriads of men. . . . And I found myself, as I thought, on sure ground; for I had had some experience of such things. For two years I had endured terrors of loneliness in my little room in Clarendon road, Notting Hill, and so I was soundly instructed as to the matter of the work. (Machen, “Introduction” à Hill of Dreams 68-69)

Souvent dépeint comme une “maladie” aux symptômes multiples (homosexualité, neurasthénie, dégénérescence, hystérie, anorexie, atavisme), le décadentisme est non seulement banni par la plupart des éditeurs mais encore fustigé par les responsables de la santé publique, neurologues et psychiatres en particulier, ainsi que par les moralistes et les hommes d’Église. Étant l’auteur de l’une des critiques les plus réputées sur la décadence à l’échelle européenne, le médecin et sociologue hongrois Max Nordau (1949-1923) dénonce aussi bien les excès de l’urbanisation au sein des capitales européennes que les écrits décadents qui contribuent à repousser les frontières éthiques des sociétés. Les utopies décadentes véhiculent des valeurs atypiques, en particulier la liberté sexuelle (paraphilies, autoérotisme, homoérotisme) et ses répercussions sur l’individu, devenu misogame et célibataire. Devenant praxis par la diffusion de textes décadents, ces mœurs sont alors perçues sous le signe d’une menace doublée d’une régression sur le plan ontologique. En tant qu’individu inapte socialement, le célibataire est susceptible de devenir homo criminalis selon Cesare Lombroso (Lombroso 32). C’est pourquoi l’individu non marié doit, selon les statisticiens et démographes de l’époque, notamment Jacques Bertillon dans Le Problème de la dépopulation (1897), s’acquitter d’une charge d’impôts supérieure afin de compenser sa déficience sociale. Ces critiques culminent en 1895 avec l’incarcération d’Oscar Wilde pour “actes homoérotiques indécents” (Coste 1-5), scandale dissuadant les maisons d’édition de publier tout texte lié à ce courant et à ses idéologies.
        Mêlant, dans leurs portraits utopiques, un rêve de la Grèce antique et de la Rome catholique, la culture d’un orientalisme ou encore un retour aux codes médiévaux, les décadents élaborent des utopies non pas uniformes mais complexes et protéennes, couplées à des hors-temps opacifiant le processus d’identification du lecteur au substrat diégétique. Aussi, les utopistes fin-de-siècle agrémentent-ils leur fiction d’écrits en prose, se faisant ainsi essayistes : à ce titre, Walter Pater (1839-1894) contribue amplement à théoriser l’utopie des Esthètes, prédécesseurs des décadents, en particulier dans ses essais “Winckelmann” (1867), The Renaissance (1888) et dans son roman semi-utopique Marius the Epicurean (1885), qui se déroule dans la Rome du 2e siècle. Le personnage éponyme de Pater, tout comme les protagonistes décadents de Huysmans et de Machen, ne se contente pas de livrer une utopie fondée sur le pur plaisir. Si la sensation représente une partie essentielle de l’hédonisme (Martin 21), doctrine grecque fondée sur la recherche du plaisir et de son intensité, elle ne saurait être appréciée sans une discipline de soi, et c’est pourquoi l’ascétisme des décadents témoigne d’une vision réfléchie souvent mal comprise et édulcorée :

How little I myself really need, when people leave me alone, with the intellectual powers really at work serenely. The drops of falling water, a few wild flowers with their priceless fragrance, a few tufts even of half-dead leaves. (Pater, Marius 133)

Contre-utopies vécues et utopies fantasmées : L’utopie comme impulsion

        Malgré toute la diversité esthétique et idéologique émanant de leurs récits, les décadents de l’Europe fin-de-siècle sont liés par une oscillation entre rêverie utopique et ressenti contre-utopique, avec une prédominance pour une vision pessimiste, dystopique, du monde perçu comme un “sablier vide” (“an hour-glass that holds not a sand,” Swinburne, Second Series 22) ou encore comme un “calice vide” (“a chalice empty of wine,” Wilde, De Profundis 308). Le titrage des œuvres décadentes ainsi que le choix méticuleux d’illustrations en première de couverture révèlent cette oscillation tout autant que le motif du taedium vitae, au cœur de la contre-utopie fin-de-siècle. Les romans de J.-K. Huysmans (1848-1907) indiquent cette visée avec des titres qui se répondent de manière symétrique : “À vau-l’eau” (1882), À rebours (1884) et En rade (1887), trois titres chargés de pessimisme, laissent place à Là-bas (1891) et à En route (1895), marquant une volonté de l’auteur de quitter le sentiment, typique du décadentisme, de delectasio morosa pour aboutir à une renaissance aussi bien identitaire qu’artistique. Les dernières lignes de sa nouvelle “A vau-l’eau” (1882) laissent le lecteur dans une perspective contre-utopique langoureuse et encore plus splénétique que l’œuvre de Baudelaire dont s’inspirent ce paragraphe de conclusion :

M.Folantin descendit de chez cette fille, profondément écœuré et, tout en s’acheminant vers son domicile, il embrassa d’un coup d’œil l’horizon désolé de la vie ; il comprit l’inutilité des changements de routes, la stérilité des élans et des efforts ; “il faut se laisser aller à vau-l’eau ; Schopenhauer a raison,” se dit-il, “la vie de l’homme oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui. Aussi n’est-ce point la peine de tenter d’accélérer ou de retarder la marche du balancier ; il n’y a qu’à se croiser les bras et à tâcher de dormir ;. . . Allons, décidément, le mieux n’existe pas pour les gens sans le sou ; seul, le pire arrive.” (Huysmans, “À vau-l’eau” 143)

À la contre-utopie sociale, culturelle et éducationnelle qui alourdit l’atmosphère narrative de la nouvelle s’ajoute une contre-utopie d’ordre ontologique : la piètre condition de l’homme, sa nature non finie et les lois sadiques auxquelles elle le soumet jusqu’à son extinction. Pour les décadents, héritiers des naturalistes et des “soirées de Médan”, la notion de dystopie ne transite pas tant par une réalité futuriste potentielle que par une réalité présente vécue. Cette oscillation constitue le garde-fou de l’artiste fin-de-siècle, en particulier en ce qu’elle offre un repoussoir à la simple contemplation poétique, celle qui, comme le rappelle Miguel Abensour, fait fi du réel et menace l’aboutissement de tout projet :

Cette assignation de l’utopie au temps la ferait échapper aux attitudes “escapistes” du passé et la rapprocherait du même coup de l’histoire pour s’y colleter et permettre la naissance d’une nouvelle praxis, d’autant plus riche qu’elle accorderait une place à l’imaginaire, voire à l’onirique – à ce que Marx appelait “la poésie de l’avenir”. Aussi Ernst Bloch salue-t-il sans réserve “le rêve vers l’avant.” Mais ce salut à l’utopie tournée vers l’avenir doit être aussitôt tempéré par la prise en compte des dangers que comporte à son insu cette orientation quand elle est réduite à elle-même. (“Persistance” 35)

En allouant l’utopie au présent, à défaut de l’assigner à l’avenir, les décadents ancrent leurs micro-portraits utopiques dans un substrat spatio-temporel et historique réaliste, par opposition aux récits fantastiques de la même époque, qui, bien illustrés par la littérature de H. G. Wells (1866-1946), recourent au merveilleux comme mode d’évasion et instaurent ainsi un pacte de lecture fondé sur le principe de “suspension d’incrédulité” cher à Coleridge. À ce titre, Arthur L. Morton précise que Wells n’était guère convaincu par les nombreuses formes d’utopie imaginées dans ses récits tout aussi multiples :

The very fact that he found it necessary to write so many utopias suggests that Wells was never able to convince himself with any of them, and this was clearly the case. He spent his life in a permanent state of having second thoughts about everything, of mistaking prejudices for principles, and, lacking any scientific understanding of society, he was for ever running up blind alleys, isolating, and so distorting, one facet or another, giving a “socialist,” “progressive,” gloss to some scrap of bourgeois pseudo-science—neo-Malthusianism, Keynesian full-employment economics, Jungian-type psychology and the like. (324)

Or, dans le cadre du décadentisme européen, c’est précisément le sentiment de nihilisme typique des œuvres post-romantiques qui encourage les autorités socio-médicales à condamner le courant dans une lecture édulcorée d’œuvres pourtant parsemées de visions utopiques aussi édifiantes. Malgré leur part de fiction, les récits décadents dialoguent avec le réel de manière plus frontale, soutenus par des narrateurs intrusifs qui se veulent, avant tout, essayistes et théoristes.
        Le dévoilement discontinu, sporadique de micro-utopies au sein des récits décadents, longs comme brefs, révèle, à bien des égards, une philosophie toute aussi cohérente que celle, plus élaborée qu’esquissée, plus théorisée que ressentie, animant les récits intégralement utopiques de cette époque, souvent issus de la forme brève et pour certains toujours méconnus (c’est le cas de plusieurs contes et nouvelles d’Arthur Machen, parmi lesquels on compte “Thesaurus Incantatus”). C’est à travers des pauses narratives, des digressions et des parenthèses que l’utopie décadente fait irruption et prend la forme d’une pépite. Non linéaire, parfois même non narrative, poétique et théâtrale, l’utopie fin-de-siècle est procrastinée par des lamentations contre-utopiques et sait se faire désirer, elle aussi empreinte de dandysme et de scandale. L’utopie décadente circule essentiellement par le biais de publications périodiques au sein de petites revues, celles-ci s’étant multipliées lors des trois dernières décennies du dix-neuvième siècle et représentant un support efficace dans la consolidation des discours sur l’utopie, selon Miguel Abensour, qui s’est également penché sur l’auteur anglais William Morris (1834-1896) :

Ainsi Déjacque et William Morris, au lieu de publier leur utopie sous forme d’un livre, d’un objet achevé dans sa complétude, à prendre ou à rejeter en bloc, la donnent à lire en feuilletons, de semaine en semaine, dans les périodiques de l’époque, ouvrant par cette voie la porte à un dialogue possible avec les lecteurs. Tel est le passage d’une forme monologique à une forme dialogique. (“L’homme” 78)

Arthur Leslie Morton consacre au dix-neuvième siècle deux des sept parties qui composent son ouvrage The English Utopia (1952), nommément, “Reason in Revolt” (Partie V) et “The Dream of William Morris” (Partie VI). À propos de l’utopie socialiste de William Morris, News from Nowhere (1890), Morton précise avec un superlatif que les conditions dans lesquelles fut écrit ce bref ouvrage ne nuisirent guère à l’efficience sociopolitique, d’idéologie notamment marxiste, de sa portée :

True, it is a short book, true it was written quickly and almost casually amid a press of other activities, true, . . . it was written for a socialist periodical as ammunition for the daily battle. All this only proves . . . that it was the best of Morris that was given to the working class, and that, great as he was, he was at his greatest as a revolutionary. Into News From Nowhere, as into no other book, Morris packed his hopes and his knowledge, all that he had accomplished and become in a life of struggle. (205)

Soulignant la dimension sociohistorique de l’utopie de Morris, les dernières lignes de cet extrait emploient le verbe pack (“entasser,” “amonceler”), qui n’est pas sans rappeler l’un des principes du décadentisme, la condensation, comme le rappelle Huysmans : “En un mot, le poème en prose représentait, pour des Esseintes, le suc concret, l’osmazome de la littérature, l’huile essentielle de l’art. Cette succulence développée et réduite en une goutte” (À rebours 260). C’est le principe de concision, de concentration que le narrateur d’À rebours souligne à travers la métaphore organique du suc et de l’osmazome (à savoir, la chair, la viande), la brièveté ayant pour corollaire la densité.
        Malgré leur brièveté et en dépit de leurs publications rhapsodiques et irrégulières, les récits décadents consistent en une prose poétique propice à la mise en fiction de leurs utopies. Souvent célibataires, le dandy et la nouvelle femme partagent une aspiration commune : faire de la fiction une réalité. Jugées indécentes, les coutumes inhabituelles du dandy et de la nouvelle femme imposent une vision littéraire par l’action de laquelle l’utopie traverse les frontières du récit, de la fiction. Se nourrissant de la réalité tout en la nourrissant à leur tour, les utopies fin-de-siècle forment ainsi, malgré leur apparente dissemblance idéologique, un rayonnement bref mais dont l’impact reste particulièrement remarquable, notamment comme l’atteste l’ensemble des “lois sur la propriété des femmes mariées” (Married Women’s Property Acts, notamment celui de 1907), stipulant que la femme séparée est en droit de conserver ses biens personnels.

Cartographier le hors-lieu / hors-temps : Utopie fin-de-siècle et psychogéographie

La sacralisation des idéaux fin-de-siècle s’accompagne d’une théâtralisation de l’utopie qui connaît alors sa propre liturgie : les brèches s’ouvrant dans les cieux (comme dans l’incipit et dans l’explicit de The Hill of Dreams de Machen) et les rites nocturnes mystérieux qui jalonnent des diégèses imprévisibles sont retranscrits, sur les plans narratif, générique et stylistique, par le recours aux graphies médiévales, par l’évocation de langues mortes ou celtes, voire par un certain bilinguisme, ainsi que par une prédilection pour les formes hybrides, la prose poétique en particulier, cultivée aussi bien dans la nouvelle, le conte, le roman court, et le roman que dans des poèmes en prose. Dans “A Wonderful Woman” (1890), poème en prose d’Arthur Machen, la persona poétise les pensées et les perceptions d’un Londonien qui se sent seul parmi la foule :

Villiers was thinking all the while of . . . certain merry dinners at this or that restaurant; of little trips to Hampton or Richmond; of the scent of patchouli, and the green-room at the Gaiety. He seemed to hear the popping of champagne corks (Mrs Richardson drank a little water from a wine-glass) and certain strains of French songs of a fin de siècle character; Richardson’s quiet stream of talk sounded idly in his ears, like a brook murmuring far away. (Ritual 43)

Introduit par un enchaînement de quatre parallélismes de construction qui repose sur le syntagme verbal “he was thinking of” et son ellipse, ce paragraphe cultive diverses ressources poétiques. Dans une scène figée mettant en relief l’introspection du personnage, la voix poétique énonce toutes les situations qu’il perçoit, en contrepoint, par le truchement de plusieurs sens, notamment l’audition : le son mimétique de l’ouverture de la bouteille de champagne (“popping”), les bruits étouffés de la conversation de Richardson, qui rappellent (ou plutôt annoncent) la technique de l’arrêt sur image, ou encore l’évocation de chansons françaises rappelant l’atmosphère des nuits parisiennes décrites dans les poèmes en prose de Bertrand, de Baudelaire et d’Arthur Rimbaud. À la fin du poème, le personnage est imprégné de l’esprit festif des rues de Londres et le discours fin-de-siècle sur la contamination et la dégénérescence est remplacé par une réflexion sur la transmission d’une euphorie et d’une énergie urbaine (“Villiers went on his way, and as he disappeared in to a hansom he was still bubbling over with unconquerable mirth”). Cette vision confirme que Machen, comme de nombreux décadents, se détache petit à petit du décadentisme pour développer des thèmes symbolistes et surréalistes, l’utopie étant, peu à peu, réifiée par la pratique de la cartographie, et ce, dans une approche proto-surréaliste et psychogéographique.
        Dans Le Procès des Maîtres Rêveurs (2013), Miguel Abensour signale la nécessaire réciprocité caractérisant l’utopie littéraire, fictive et imaginaire, et l’utopie sociopolitique, réelle voire pragmatique :

il est erroné de réduire l’utopie à un genre littéraire au risque de la couper du sociopolitique . . . et il est aberrant de lire une utopie comme s’il s’agissait de la peinture d’une société historique, ou d’un compte rendu de voyage dans une communauté politique particulière réellement existante. (132)

Cette constante interaction entre le poétique et le réel se trouve au cœur de l’errance fin-de-siècle, l’artiste décadent se présentant avant tout comme un flâneur dont la déambulation urbaine correspond à une échappée utopique : “I believe that I have seen at all events the main streets of London at any hour of the day and night” (Arthur Machen, Far Off Things 9-10). Qu’il s’agisse de sujets déracinés tel qu’Arthur Machen et ses personnages gallois auto-fictifs ou d’artistes marginaux et pauvres, les utopistes décadents déterritorialisent puis reterritorialisent les capitales européennes pour qu’elles siéent davantage à leurs aspirations :

It [London] was a town as great as Babylon, terrible as Rome, marvelous as Lost Atlantis, set in the midst of a white wilderness surrounded by waste places. . . . in that distorting medium of the mist, changing all things, he imagined that he trod an infinite desolate plain, abandoned from ages, but circled and encircled with dolmen and menhir that loomed out at him, gigantic, terrible. All London was one grey temple of an awful rite, ring within ring of wizard stones circled about some central place. (Hill 135)

Notons la nature auto-suggestive du style régi par le mode affirmatif. Chez Machen, le folklore gallois est particulièrement à mis l’honneur : menhirs, dolmens, chants gallois ou encore processions rituelles préchrétiennes. Originale, soudaine, inopinée et souvent inachevée ou interrompue, l’utopie décadente fait intrusion aussi bien dans la narration que dans la diégèse, les rues les plus banales telles que Great Russell Street (ou encore des quartiers suburbains plus mystérieux tels que Holborn) étant soudain animées de visions surnaturelles, de signes auspicieux, d’une sémiotique urbaine prenant vie, d’actes gratuits et inattendus susceptibles de déclencher, à la manière d’un engrenage, les rouages de la vie nocturne. S’éloignant de la logique des récits de voyage où ce sont les personnages qui visitent un hors-lieu, les décadents cultivent l’utopie sur le mode de l’irruption, voire de la “convulsion”, pour citer André Breton dans sa conclusion à Nadja. Ces transfigurations symboliques et intériorisées de l’espace, cette capacité quasi hallucinatoire à entrevoir une autre réalité, plus séduisante, se couplent d’une prise de toxiques – absinthe, haschich, laudanum et autres opiacés.
        Entièrement consacré à la notion d’errance et à la psychogéographie, le conte “The Lost Club” (1890) illustre encore mieux ce phénomène. Phillips, de visite à Londres, se livre avec un ami à une errance nocturne dans la capitale britannique, ajoutant au thème du croquis londonien des aspirations utopiques et mêlant le rural à l’urbain. Après avoir consommé de la chartreuse verte (liqueur des moines isérois au degré d’alcool élevé), les deux amis errent, guidés par les forces signalétiques de la ville. La perception de Phillips est soumise à deux filtres, celui de l’imagination et celui de l’alcool, si bien qu’il perçoit la ville par l’intermédiaire d’un écran de couleur verte :

they emptied a quart flask between them and finished up with a couple of glass apiece of Green Chartreuse. As they came out into the quiet street smoking vast cigars, they felt a dreamy delight in all things, the streets seemed full of fantasy in the dim light of the lamps, and a single star shining in the clear sky above seemed to Austin exactly of the same colour as Green Chartreuse. (Machen, Ritual 44)

L’amalgame entre la lumière d’une étoile et la couleur de la Chartreuse annonce les associations surréalistes et les mécanismes oniriques analysés par Freud dans son Die Traumdeutung (1899), notamment le principe de “condensation” (Verdichtung), qui désigne la tendance du rêveur à combiner plusieurs thèmes pour les réunir en un symbole unifiant. Dans ce cas, ce symbole est la couleur verte, qui totalise l’ensemble des expériences vécues par Austin et Phillips cette nuit-là : des lampadaires perçus en vert, les panneaux d’affichage, la signalétique, des œillets de couleur rouge et verte (sans doute un clin d’œil à Oscar Wilde), et la Chartreuse. Or, c’est l’issue de son errance, guidé par les forces signalétiques qui se divisent entre panneaux, affiches, immeubles, coins de rue insolites, et même la pluie, qui mènent le personnage à diverses “unités d’ambiance”, pour emprunter le lexique situationniste.
        Ce sont Guy Debord (1931-1994) et les situationnistes, notamment Ivan Chtcheglov (1933-1998, dit Gilles Ivain) qui, dans le Paris des années 1940 et 1950, théorisent l’interaction entre le magnétisme du territoire urbain et le comportement du flâneur, se livrant non seulement à de nouvelles cartographies mais favorisant, de surcroît, l’expérience des actes gratuits et des rencontres fortuites en ce qu’ils permettent de faire fi de tout déterminisme. La première définition du terme “psychogéographie” fut proposée par Guy Debord dans son “Introduction à une critique de la géographie urbaine” (1955) :

La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. (21)

Guy Debord instaure toute une terminologie lui permettant de cartographier le “relief psychogéographique” de Paris. Il observe l’existence d’éléments présents en filigrane qui n’ont jamais été répertoriés sur les cartes urbaines parce qu’ils ne sont perceptibles qu’inconsciemment, par le truchement d’impressions affectives ou psychiques, mais non sensorielles. À l’inverse des cartographes, Debord retranscrit notamment des stimuli d’ordre sonore et olfactif sur des cartes. Dans son ouvrage Guide psychogéographique de Paris : Discours sur les passions de l’amour (1957), il emploie les termes de “courants constants,” “unités d’ambiances” de “dérive urbaine,” de “points fixes,” de “tourbillons” pour désigner un ensemble de forces qui correspondent aux divers types d’influence de l’espace sur l’individu. Ces éléments sont représentés par des bulles et par des flèches.
        Les auteurs décadents, de même, réifient leurs aspirations utopiques par le truchement d’une cartographie issue d’une sémiotique inédite, annonçant ainsi l’approche psychogéographique des situationnistes : les cartes que dressent les personnages de Machen, à titre d’exemple, consistent non pas en une observation objective de la topographie urbaine mais d’une représentation subjective de l’espace. Avec les cartes réalisées par Edward Darnell dans A Fragment of Life (1898), le signe et le symbole se substituent aux mesures et aux sigles scientifiques et s’inscrivent notamment dans la thématique du cryptage, comme une carte au trésor :

“But you told me you had made a map. What was it like?”

“I marked down all the places I had gone to, and made signs—things like queer letters—to remind me of what I had seen. Nobody but myself could understand it. . . . I made a very strange sign for Hampton Court, and gave it a name that I made up out of my head.” (43)

Ancrée dans la thématique populaire de la carte au trésor, l’utopie suggérée dans A Fragment of Life se déroule en majeure partie dans un environnement urbain. C’est pourquoi les situationnistes trouvent leur inspiration chez les écrivains surréalistes ou encore dans la figure du flâneur postromantique, que Charles Baudelaire a placée au centre de ses Petits poèmes en prose et qu’il a bien définie dans le troisième chapitre de son recueil d’essais Le Peintre de la Vie moderne (1863) :

Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. . . . Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C’est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images plus vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive. (233)

Au-delà du plaisir ressenti par le flâneur, cette réciprocité entre l’artiste et son territoire fantasmé a pour conséquence une sublimation contagieuse de la réalité.

Du militantisme à l’idéalisme esthétique : L’infléchissement des codes victoriens

It was a poisonous book. The heavy odour of incense seemed to cling about its pages and to trouble the brain. (Wilde, Dorian Gray 145)

        L’efficacité de l’utopie décadente est attestée par deux aboutissements. Le premier réside dans l’infléchissement de la société fin-de-siècle, qui courbe son puritanisme au profit des visions littéraires mais engagées sur le plan idéologique. L’homosexualité illustre bien le rôle des écrivains dans l’évolution des mœurs. La littérature saphique de la fin du dix-neuvième siècle ouvre la voie aux premiers traités scientifiques sur l’homosexualité, en particulier celui du médecin anglais Havelock Ellis (Sexual Inversion, 1893), et rend cette pratique moins taboue au point qu’un sexologue tel que Richard von Krafft-Ebing modifie sa conception des pratiques homosexuelles : dans son article “Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen” (1901), il remplace les termes d’“anomalie” (Die Anomalie) et de “dégénérescence héréditaire” (die erbliche Degeneration, Krafft-Ebing, Psychopathia 187), utilisés quinze ans plus tôt dans Psychopathia Sexualis : eine Klinisch-Forensische Studie (1886), par le substantif “différentiation” (die Differenzierung, Krafft-Ebing, “Jahrbuch” 32). Demeurant toutefois limité, ce premier aboutissement laisse place à un autre, plus abstrait. Dans “The Decay of Lying” (1889), Oscar Wilde subvertit les principes de mimesis aristotélicienne en défendant l’idée que c’est la nature qui imite l’art : “Life imitates Art far more than Art imitates life” (Decay 323). Démontrant le pouvoir créateur des arts visuels et des textes littéraires, Wilde affirme que c’est le peintre Joseph Turner (1775-1851), et non pas la nature, qui est à l’origine du brouillard londonien car ses toiles donnent un sens profond autant qu’une esthétique marquée à cet élément, au point que le spectateur de ses œuvres perçoive davantage encore la brume, et ce, à la manière de Turner, en l’occurrence, comme un voile mystique. Cela explique, par ailleurs, la variabilité du beau, dont l’appréciation est soumise à des tendances. L’Art (en particulier l’Art pour l’Art) consiste en une re-figuration ou en un transcodage de la réalité, transposition des codes de l’art en principes réels que confirme le philosophe allemand Ernst Bloch (1885-1977), héritier de cette période fin-de-siècle :

Le monde tel qu’il existe n’est pas vrai. Il existe un deuxième concept de vérité, qui n’est pas positiviste, qui n’est pas fondé sur une constatation de la facticité . . . ; mais qui est plutôt chargé de valeur (Wertgelanden), comme par exemple dans le concept “un vrai ami,” ou dans l’expression de Juvenal Tempestas poetica – c’est à dire une tempête telle qu’elle se trouve dans le livre, une tempête poétique, telle que la réalité ne la connaît jamais, une tempête menée jusqu’au bout, une tempête radicale. Donc une vraie tempête, dans ce cas par rapport à l’esthétique, à la poésie ; dans l’expression “un véritable ami”, par rapport à la sphère morale. (323, 331-32)

Il est aisé de percevoir l’antagonisme décadent entre une pulsion contre-utopique réaliste voire défaitiste, ce constat poétique d’un fatum inhérent à l’insurmontable normativité victorienne, d’une part, et une impulsion utopique idéaliste, anarchique dans ses manifestations et au sein de laquelle l’artiste décadent s’érige au rang de démiurge. Devenant à la fois un topos et un u-topos, l’œuvre littéraire impose une vision et ouvre ainsi des portes sur le plan esthétique et intellectuel. Le militantisme décadent est, partant, limité, au même titre que les actes, et ce, au bénéfice du non-acte, ou plutôt d’un état permettant de définir l’utopie fin-de-siècle, somme toute, comme un rêve éveillé dont la contemplation, loin de se montrer futile, participe autant que les expériences réelles au développement psychique de l’artiste. Or, la cohérence de ces visions réside précisément dans sa nature performative, le logos devenant topos intériorisé, représentation actée psychiquement et artistiquement :

Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant qu’il serait artisan. (Pascal 139)

Les travaux de Miguel Abensour confirment que le mode de dévoilement de l’utopie décadente, souvent caractérisé par une dimension fugace et rhapsodique, participe tout autant au renouvellement du discours sociopolitique : “William Morris . . . crée ainsi une nouvelle forme d’utopie, résolument moderne en ce qu’elle est expérimentale, œuvre ouverte, inachevée (quelques chapitres seulement)” (“L’homme” 78). Bien qu’inachevées et même avortées, étant condamnés à un refus ou à un sursis de publication, les utopies décadentes font irruption autant qu’éruption au sein du récit. La nature sporadique de leurs manifestations, soumises aux rencontres fortuites, à une sémiotique urbaine nouvellement étudiée ou aux épiphanies de l’artiste, garantit une vision aussi prégnante que contagieuse.

 

Ouvrages cités

Abensour, Miguel. Le Procès des Maîtres Rêveurs. La Rochelle : Sulliver, 2000.

—. “L’homme est un animal utopique.” Entretien avec Sonia Dayan-Hertzbrun, Anne Kupiec et Numa Murard. Mouvements 45-46.3/4 (2006): 71-86.

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L’auteur

Professeur agrégé à l’Université Paris-Saclay, Docteur en littérature britannique et consultant en langue anglaise, Stéphane Sitayeb est l’auteur d’une monographie, Sacré et sacrilège chez Arthur Machen : Pour une poétique de la prose aux XIXe et XXe siècles (L’Harmattan, 2022) et de quatre ouvrages pédagogiques pour le Supérieur (Ellipses, 2022–2023). Son enseignement polyvalent à l’université Paris-Saclay (grammaire, traduction et culture anglophone pour LEA et CPGE littéraires) reflète son double cursus de chercheur, étant rattaché aussi bien aux axes littéraires de VALE (Sorbonne Université) qu’aux perspectives transdisciplinaires (culture, civilisation et transmédia) de SLAM (Univ. Paris-Saclay). Ses recherches privilégient les perspectives inter- et transdisciplinaires où dialoguent textes, cultures et sociétés. Littératures des XIXe, XXe et XXIe siècles ; Stylistique du transmédia (adaptations) ; Linguistique appliquée à la transculturalité.