Résumé

L’arbre à palabre se présente comme un espace où se déploie le principe culturel et philosophique de l’Afrique traditionnelle du débat des affaires de la cité. Cette étude analyse la transposition de ces arbres à palabres sur le réseau numérique Facebook. Elle convoque, pour la réflexion théorique, le culturalisme, la théorie des usages et la théorie de l’espace public. Au niveau méthodologique, elle s’appuie sur un corpus de 4 textes et de 10 images. L’analyse révèle que les groupes d’arbres à palabres sur le réseau numérique Facebook, s’ils déclenchent l’optimisme et font rêver (du fait de la liberté d’expression), désillusionnent et rendent méfiant plus d’un internaute (à cause, entre autres, de l’intolérance, de l’agressivité et de l’irrévérence). D’où la nécessité d’une éducation aux réseaux numériques basée sur les principes de l’arbre à palabres selon la tradition africaine.

Mots-clés: Arbres à palabres, réseaux sociaux numériques, Facebook, espace délibératif, Côte d’Ivoire.

Abstract

The palaver tree is presented as a space where the cultural and philosophical principle of traditional African debate on the affairs of the city unfolds. This study analyses the transposition of these palaver trees onto the digital network Facebook. For theoretical reflection, it calls culturalism, the theory of uses and the theory of public space. At the methodological level, it is based on a corpus of 4 texts and 10 images. The analysis reveals that the discussion tree groups on the Facebook digital network, while they trigger optimism and make people dream (because of the freedom of expression), disillusion and make many Internet users distrust them (because of, among other things, the intolerance, aggressiveness and irreverence). Hence the need for digital network education based on the principles of the African palaver tree.

Keywords: Palaver trees, digital social networks, deliberative space, Facebook, Ivory Coast.

 

 

Introduction

En Afrique de la tradition, l’arbre à palabres est le lieu de rassemblement pour discuter des affaires de la cité. C’est le cadre et l’occasion pour chacun de s’exprimer librement sur l’état de la société, en l’occurrence sur la vie politique, la vie économique et la vie socioculturelle du village. La symbolique de l’arbre impressionnant et majestueux, dressé à un endroit stratégique du village (souvent au centre), avec ses racines profondément enfouies dans la terre ancestrale, et offrant son ombrage à toutes saisons aux membres de la communauté, renvoie à l’idéal de maintien du lien social et de la cohésion, gage du vivre ensemble. Diangitukwa (2014 : 9) explique que “La métaphore ‘arbre à palabres’ est l’émanation de l’esprit de dialogue, de tolérance et de respect d’autrui, car pour discuter avec les autres des questions importantes relatives à l’administration de la communauté, il est important de respecter leurs intérêts et idéesˮ. L’arbre se présente comme le cadre désigné pour la palabre, donc pour la parole. C’est que la parole, celle qui prescrit “de parler vrai, de parler juste, de parler utile, de dire ce qui doit se dire, peut se dire, sans se dédire ni se contredireˮ (Kouakou, 2018 : 75), est un cadre propice de guérison des cœurs. De fait, “le savoir-parler opportunément et le savoir-se-taire sagementˮ caractérise les débats et délibérations de l’arbre à palabres. Comme l’écrit Amoa (2003 : 47-49) “l’élégance langagière [est] prélude à la quête de la vérité collective par le fait d’un bon usage de la parole civiliséeˮ. Dans son principe et dans sa manifestation, la palabre, écrit Bidima, (1997 : 13) “institue un espace public de discussion qui suppose le détour par une procédureˮ.

Aujourd’hui, avec la révolution technologique, l’explosion des moyens de communication, ainsi que La démocratie internet (Cardon, 2010) et Les mutations de l’espace public (Mouchon, 2005) qui ont favorisé l’émergence des forums électroniques, les arbres à palabres se sont déployés dans l’arène des réseaux numériques et s’y développent. En Côte d’Ivoire, il existe ainsi sur les réseaux plusieurs groupes consacrés à ces pratiques délibératives des problèmes de société. Sur Facebook notamment, on dénombre plusieurs groupes et des milliers d’abonnés : “Observatoire démocratique de Côte d’Ivoireˮ (14795 membres)[1], “L’arbre à palabresˮ (5349 membres), “Le tassoiyage sacré ˮ (2009 membres), etc. Ces groupes existent avec l’objectif manifeste de maintenir la démocratie (par la libération de la parole) qui est l’un des principes essentiels du vivre ensemble.

L’objet de la présente étude est ce déploiement des arbres à palabres sur Facebook. Il importe d’analyser la pertinence des débats sur ces groupes d’arbres à palabres à l’aune de la problématique de la cohésion sociale et du vivre ensemble en Côte d’Ivoire. L’étude répond ainsi à la question centrale suivante : en quoi la transposition des arbres à palabres sur Facebook constitue une dynamique dans la construction du vivre ensemble en Côte d’Ivoire ? Elle part de l’hypothèse que les arbres à palabres transposés sur Facebook, par cette convocation de différents problèmes de la cité et l’expression plurielle, représentent un cadre propice pour le débat et la construction de la cohésion sociale nécessaire au vivre ensemble dans le pays.

Méthodologie

Le travail, dans une approche qualitative, fait appel à l’étude documentaire. Celle-ci s’appuie sur un corpus de textes et d’images collectés sur 4 groupes d’arbres à palabres du réseau Facebook et analysés en tant que tels. Ces groupes sont : 1- “Observatoire démocratique de Côte d’Ivoire” (14795 membres), 2- “L’arbre à palabres” (5337 membres), 3- “L’arbre à palabresˮ (174 abonnées), et, 4- “L’arbre à palabres (Mea-culpa)ˮ (18 membres). Le corpus est constitué de 4 textes (les rubriques “à propos de” des différents groupes à l’étude) et de 10 images, à savoir : 4 images de profil (des 4 groupes), 4 captures de publications et 2 captures de réactions aux publications. Les données ont fait l’objet d’une analyse sémiologique (pour les images) et lexico-thématique (pour les textes). D’un côté, il s’est agi de décrire les différentes données afin de dégager les connotations et dénotations, et de l’autre côté de procéder à une déconstruction-reconstruction pour en saisir la portée réelle et la signification globale.

Sur le plan théorique, l’étude convoque la théorie de l’espace public, la théorie des usages des réseaux sociaux numériques et le culturalisme.

La théorie de l’espace public, dans cette étude, est indiquée pour analyser comment Facebook, espace public virtuel, s’offre en tant qu’arène de délibération. En effet, selon Habermas (1962), l’espace public est le lieu accessible à tous les citoyens, un lieu où l’échange discursif de positions raisonnables sur les problèmes d’intérêts permet de dégager une opinion publique. L’espace public se veut donc un “lieu”, un forum, où tous les citoyens, quel que soit leur statut social, peuvent librement prendre part à des débats contradictoires portant sur les problèmes d’intérêt commun. Pour Habermas, le principe de l’univers social se vit dans les échanges entre les acteurs sociaux, à travers L’agir communicationnel (1981). Ce travail, justement, considère les arbres à palabres sur Facebook comme des arènes d’expression plurielle.

Le culturalisme vise à expliquer les phénomènes sociaux par le biais de la culture, en partant du principe que l’individu, dans une société, ne peut être appréhendé que s’il est intégré dans le tissu social de son appartenance. Il s’intéresse ainsi à la diversité des organisations humaines dans le temps et l’espace, et rend compte du phénomène particulier de l’intégration sociale. Les approches culturalistes, dans les études en communication, décrivent et comparent, d’après Stoiciu (2008 : 37), “les cultures et les dimensions culturelles qui se révèlent dans la communication”, en postulant que la culture a “une valeur explicative du mode de structuration et du fonctionnement de la rencontre”. Cette étude considère les arbres à palabres comme une perspective intéressante à analyser, étant entendu que l’environnement socioculturel est de nature à former la personnalité de l’individu, qui devient le produit d’une culture de base, donc de normes, de rôles sociaux, de savoir-être, de savoir-dire.

La théorie des usages, notamment dans la perspective de Proulx (2005 : 11), appréhende les usages et appropriations des réseaux sociaux, c’est-à-dire ce que les individus font de (et avec) cet outil technique, en définissant “les usages sociaux” comme “des patterns d’usages d’individus et de collectifs d’individus”. Les “communautés d’usagers” agissent ainsi autour de pratiques sociales ou de significations partagées. Dans l’entendement de Proulx, l’appropriation des réseaux sociaux numériques et d’Internet revêt un caractère à la fois social et individuel, d’autant que les conséquences de l’appropriation des individus rejaillissent sur la société. Dans ce travail, il est bien question de se pencher sur l’usage particulier et l’ancrage social des réseaux sociaux numériques en Côte d’Ivoire, en particulier sur la manière dont des internautes, à travers la palabre sur Facebook, prennent part aux débats sur les problèmes de la cité.

RÉSULTATS

Les arbres à palabres sur le réseau numérique Facebook : une volonté de mettre à la disposition des internautes ivoiriens un espace d’expression et d’échanges inclusifs

L’analyse des rubriques “à propos de” des quatre groupes étudiés, de leurs images de profil, de l’échange avec les administrateurs ainsi que des membres de ces plateformes, informe sur le projet à la base de la création de ces groupes sur Facebook.

Ainsi, au niveau du premier groupe, l’“Observatoire démocratique de Côte d’Ivoire” (groupe de 14 795 membres), on part du principe que “tout se sait aujourd’hui […] grâce aux réseaux sociaux numériques”. Sur cette base, la parole est libérée pour que tout se discute démocratiquement. Le deuxième groupe, “L’arbre à palabres” (groupe de 5 337 membres), se présente comme “un groupe pour parler de nos problèmes qui touchent à notre quotidien direct, pour ébaucher avec les sachants du groupe, des pistes de solutions, des voies à suivre pour aider à résoudre ces problèmes”. Le groupe se présente ainsi comme une sorte de “journal” dans lequel chacun est journaliste et écrit ses propres articles. Le postulat est que “le développement en Afrique ou […] l’émergence de l’Afrique et particulièrement de la Côte d’Ivoire ne viendra jamais si une société civile forte n’émerge pas et ne pose pas clairement, fermement et pertinemment ses problèmes”. Le troisième groupe, également intitulé “L’arbre à palabres” (groupe de 174 abonnées), se situe dans la même optique d’offrir un espace de participation aux débats et enjeux sociétaux. Le groupe est présenté comme une arène “ouverte à tous”, avec la précision qu’il s’agit d’“une plate-forme de débat politique dans la fraternité et la courtoisie”. Quant au quatrième groupe, “L’arbre à palabres (Mea-culpa)” (groupe de 18 abonnées), il se décline comme un “forum” pour “faire son mea-culpa” et “faire la paix avec les uns et les autres pour une société plus apaisée”.

Ce projet énoncé et expliqué dans les textes fondateurs des groupes est soutenu par des images de profil très expressives, révélatrices de la motivation de leurs créateurs et initiateurs.

 

 

Sur cette image du groupe “Observatoire démocratique de Côte d’Ivoire”, on aperçoit des représentations d’individus (hommes et femmes) avec la couleur noire. Certains, seuls, s’adonnent à diverses tâches : on peut voir à gauche, en haut de l’image, une personne de sexe féminin en communication ; en allant vers la droite, un homme est dans la position de chanteur d’opéra ; en dessous de lui, en allant vers la droite, on a un peintre, etc. D’autres sont par groupe de deux : on remarque particulièrement à l’extrême gauche un homme et une femme se tapant chaleureusement dans la main, et à l’extrême droite deux individus très rapprochés. D’autres encore forment des groupes de 4. Les uns et les autres adoptent différentes postures. La plupart des individus sont représentés avec des bulles de différentes tailles (grandes, moyennes et petites) et de différentes couleurs : les 3 couleurs primaires que sont le bleu, le jaune et le rouge ainsi que 2 couleurs secondaires, à savoir le vert et le violet. Ces couleurs apparaissent avec des variétés ou nuances : des variétés du bleu (azur et bleu électrique), des variétés du jaune (ocre jaune, ambre et vénitien), des variétés du rouge (rouge cardinal, rouge bourgogne et rouge écrevisse), des variétés du vert (vert kaki, vert avocat, vert gazon et vert de vessie), des variétés du violet (violet pure et l’indigo). Tout l’ensemble est posé sur un fond blanc.

Que comprendre ? L’image suggère la diversité : une diversité de genres et de professions, voire de statuts, qui doit laisser éclore la diversité de pensées, d’opinions et d’expressions. Cette diversité de pensées, d’opinions et d’expressions est représentée par les bulles de différentes tailles et de différentes couleurs. Il y a donc ici la volonté claire de présenter cet espace public comme le lieu où les différences sont source de richesse. La mise ensemble des opinions divergentes est perçue comme positive pour la société. On le sait, les couleurs primaires, obtenues sans le mélange d’autres couleurs, servent de base aux couleurs secondaires. Autant conclure que dans la vision des acteurs de cette page, une société où règnent l’amitié (symbolisée par le jaune), la sagesse (symbolisée par le bleu) et l’amour (symbolisé par le rouge) est une société où règne l’équilibre social (symbolisé par le violet) qui favorise le développement durable (symbolisé par le vert). Le noir (couleur de la rigueur et de la sophistication) se posant harmonieusement sur le fond blanc (synonyme de paix, de pureté, de clarté) indique qu’il faut l’union pour construire la communauté.

L’image de profil du groupe “L’arbre à palabres” est tout aussi pleine de symboles et de sens.

On aperçoit, en effet, un arbre au feuillage verdoyant abritant un regroupement d’individus : hommes, femmes, enfants, adultes. En haut, à l’angle droit de l’image, on aperçoit (avec en arrière-plan le ciel) le créateur et administrateur du groupe, André Silver Konan.

Cette image met en évidence le symbolisme de l’arbre imposant qui offre son ombrage aux membres de la communauté pour la palabre et la délibération, visant à maintenir la cohésion sociale. La foule hétéroclite indique que l’arbre à palabre villageois est un lieu commun, le lieu de tous, donc le lieu d’où germe l’opinion du public. Mais la parole, même si elle est libre, demeure sacrée dans la tradition africaine : elle doit se dire avec sagesse et circonspection. D’où la nécessité de la présence de modérateur qui pose le regard panoramique pour recadrer les choses et garantir le bien-dire à tous. C’est ce que suggère la photo du modérateur, appelé à faire respecter les règles, pour que le groupe ne soit pas une jungle liberticide.

L’image de profil de troisième groupe sélectionné pour l’étude, intitulé aussi “Arbre à palabre”, est dans la même tonalité.

Ce dessin figuratif présente aussi l’arbre imposant qui abrite les individus avec leurs différences. L’écriture “L’ARBRE A PALABRES !!!” est mise en évidence par le gros caractère, les majuscules et la couleur blanche sur un fond bleu : ce qui renvoie à l’apaisement et la pureté nécessaires pour soutenir la vie en société. Une mention utile est mise en dessous pour donner la précision : “Débats politiques et sociaux civilisés ; dans le respect des idées et de l’opinion de l’autre.” Le blanc choisi comme couleur de police de cette glose n’est pas fortuit : il s’agit en amont de faire la clarté sur l’intention et les conditions de la palabre dans le groupe afin d’atteindre en aval la réussite des débats et l’idéal de fraternité voulu par le groupe. L’italique est aussi là pour renforcer la mise en évidence de ce projet.

Quoiqu’assez simple, l’image de profil du groupe “L’arbre à palabres (Mea-culpa)” n’en demeure pas moins parlante.

 Il s’agit en réalité d’une image prédéfinie, un pictogramme, une sorte d’émoji. Est mis en relief une poignée de main, accompagnée de l’énoncé “On est ensemble !”, sur un fond blanc. L’image appelle donc à se mettre ensemble, à se donner la main pour faire la paix, impérieuse condition du vivre ensemble. La présence de l’expression latine mea culpa (ma faute) dans le nom du groupe traduit déjà la nécessité de vivre dans la transparence avec les autres à travers l’humble reconnaissance de ses fautes et erreurs, dans un sincère remord.

On le voit, ces groupes, à travers leur présentation dans la rubrique “à propos de” et les images de profil, affichent la volonté sans ambages de mettre à la disposition des internautes un espace de libre expression et d’échanges fructueux sur les sujets concernant la vie des citoyens. Par le canal de Facebook, ils veulent amener les acteurs sociaux à participer à la construction d’un idéal social fondé sur la démocratie qui s’oblige à libérer la parole et à considérer tous les avis ainsi que toutes les positions des individus qui forment la société. Cette ambition se fonde sur la découverte des réseaux sociaux numériques en tant qu’arène opportune pour la participation citoyenne et l’action commune dans l’émergence d’un nouvel ordre social. En effet, généralement affranchis du diktat des politiques et de la mainmise des gouvernants – à la différence des médias classiques – ces réseaux ont une grande capacité de dépolariser les processus et les espaces délibératifs.

Bref, les arbres à palabres sur Facebook aspirent à offrir aux internautes l’occasion de s’exprimer librement. C’est la raison de leur existence, comme l’attestent les différents documents. L’esprit de liberté qui y est affiché et entretenu motive l’adhésion des Facebookeurs. Aujourd’hui, les réseaux sociaux s’imposent comme l’espace de et pour tous. Son essor fulgurant dans le dispositif médiatique et la sphère communicationnelle en Côte d’Ivoire permet de mettre en visibilité des opinions variées. Il y a ici une véritable appropriation de ces réseaux numériques, en général, et de Facebook, en particulier, en tant que mode et canal d’expression, dans une sorte d’agir citoyen et une forme délibérative des questions qui concernent la communauté.

La manifestation de la palabre sur le réseau Facebook en Côte d’Ivoire

Les publications sur les différents groupes et les entretiens donnent une idée de la manifestation de la palabre sur le réseau Facebook en Côte d’Ivoire. L’analyse montre que tous les sujets ayant trait à la vie des citoyens et l’actualité sous toutes ses formes sont abordés sur l’une ou l’autre page. Certaines publications se présentent avec un ton conciliateur et apparaissent comme des constructions utiles pour le vivre ensemble. Celle ci-dessous, recueillie dans le groupe “Mea culpa”, en est un exemple.

La publication se présente comme une démarche de réconciliation de son auteur. Ce dernier part du principe qu’en tant qu’être imparfait, il a pu causer du tort à ses semblables ; il sollicite alors leur clémence : “Si je t’ai causé du tord [sic] à un moment donné, je te demande pardonˮ. À la vérité, cette demande (de pardon) est adressée à quiconque, à autrui. La phrase peut ainsi se comprendre : “À quiconque j’ai causé du tort, je présente mes excuses. Mea culpa. On est bien dans l’esprit du vivre ensemble, et la démarche empreinte d’humilité et de simplicité de cet homme a des chances d’avoir des effets positifs.

Le post enregistre entre autres réactions celle-ci : “Aimons-nous malgré nos différences.” C’est un commentaire qui va dans le sens de l’émetteur du message : le bon ton et la conciliation.

Dans un autre registre, la publication suivante convoque sous l’arbre à palabres, pour le débat public et populaire, la question du type de leader politique qu’il faut en Afrique.

“Certains pensent qu’en Afrique, on n’a pas besoin de démocrates, mais plutôt de dictateurs éclairés. Qu’en pensez-vous ?”. Le sujet pose l’une des grandes problématiques en Afrique. La réponse, d’apparence évidente, ne l’est pas tant que ça en réalité. En effet, si “certains pensent” que l’Afrique a plus besoin de “dictateurs éclairés” que de “démocrates”, n’est-ce pas en partant de l’échec, sous les tropiques africaines, de ceux qu’on a exhibés comme de grands démocrates, tandis qu’ailleurs, sous d’autres cieux, des leaders taxés de dictateurs, mais ayant une vision claire pour leur peuple, parviennent à garantir un bien-être et un bien-vivre aux citoyens ?

Les participants au débat soutiennent plutôt la thèse et argumentent leur position. Les extraits de points de vue qui suivent montrent que la démocratie n’apparaît pas comme une panacée pour tous. Ainsi, pour Haris, “Les régimes les plus exposés aux contestations populaires et aux guerres civiles sont démocratiques”. Hamed, en parlant des thuriféraires de la démocratie, affirme : “Ce qu’ils ne savent pas, c’est que la démocratie est un mirage car elle n’existe pas.” Touré, plus prolixe, explique : “Quand on regarde les résultats de la démocratie un peu partout en Afrique, on a l’impression de n’avoir récolté que la guerre et plus de misère”. Il continue : “Les quelques exemples de gestion forte, rigoureuse, à la limite de la dictature, de dictateurs éclairés, qui ont su impulser le développement dans leur pays, sont des réussites […] Je pense en effet que nous avons plus besoin de discipline et de travail que de longs discours creux !”

Les tenants de la thèse de la nécessité de dictateurs éclairés en Afrique mettent ainsi l’accent sur la qualité de la vision du leader. Pour eux, il faut avant tout un leadership qui enclenche, impulse le mouvement de développement. En d’autres termes, il faut au leader des convictions fortes et affirmées mises courageusement en branle en faveur de son peuple. Au-delà de la question du leader politique et son leadership, se trouve posée, en toile de fond, celle de l’idéologie politique en Afrique. Démocratie ou dictature éclairée ? Tout semble dépendre de ceux qui animent les régimes politiques et mettent en route les idéologies.

L’actualité politique sensible est aussi portée dans l’arène publique de Facebook, sous les “arbres à palabres”. C’est le cas de ce post sur l’“Observatoire Démocratique de Côte d’Ivoire”.

Le débat a surgi en Côte d’Ivoire avec la décision du président Ouattara de briguer un autre mandat, après le décès d’Amadou Gon Coulibaly, le candidat désigné de son parti le RHDP, revenant ainsi sur sa déclaration de ne pas se présenter à l’élection présidentielle d’octobre 2020. La publication porte sur l’intervention (le 06 août 2020 dans “Le Journal de l’Afrique” de France 24) du Premier ministre Patrick Achi, alors secrétaire général de la présidence. Pour lui, il ne s’agit pas d’un “troisième mandat dans la deuxième république, on est dans la 3^ème république et c’est le premier mandat”. Tel est d’ailleurs l’argument tenu par le RHDP pour justifier la candidature, pour la 3^ème fois, de M. Ouattara.

Les propos de Patrick Achi récoltent 10 réactions à travers des émoticônes (dont certaines sont moqueuses) et 19 commentaires. La plupart des intervenants marquent leur désapprobation, comme en témoignent les captures d’écran ci-dessous.

 

Ces réactions, iconoclastes à volonté, s’inscrivent dans une audacieuse transgression. Chacun exprime ce qu’il pense, comme il le sent ou le veut, sans fioritures, quelquefois avec rage ou humour. Ici, on ne se gêne pas pour afficher hardiment son point de vue.

Dans ces arènes où la tendance est de dire sa pensée de façon dénudée, on rencontre aussi des publications belliqueuses, provocatrices et problématiques.

Le texte de la publication, photo à l’appui, se veut dissuasif. “Voici une toute petite partie des forces spéciales en Côte d’Ivoire prêtes à défendre le président Ouattara. Militants de l’opposition, arrêtez de rêver”, peut-on lire.

S’ensuit alors un débat passionné, vif. Voici un exemple avec cette capture :

La dureté des termes utilisés, comme “arrogance”, “les autres ne vous aiment pas”, “plaisantins minoritaires de l’opposition”, “énergumènes”, etc., et la photo irrévérencieuse du président guinéen renversé par un coup d’état militaire montrent que les groupes d’arbre à palabres de Facebook posent quelquefois problème et peuvent plutôt mettre à mal le vivre ensemble.

Ainsi, les résultats renseignent sur les motivations de la création des groupes d’arbres à palabres sur le réseau social Facebook (permettre aux internautes de disposer d’un espace d’expression et d’échanges pour prendre part au débat citoyen) et sur les raisons qui fondent l’adhésion des Facebookeurs à ces groupes (la liberté d’expression). Ils renseignent également sur la manifestation de la palabre sur le réseau Facebook en Côte d’Ivoire, le discours qui s’y tient.

DISCUSSION

“La démocratie internet” et le vivre ensemble sur les réseaux numériques ivoiriens : entre optimisme et désillusion

Les résultats de l’analyse de publications sur les pages d’arbres à palabres et des entretiens réalisés révèlent le dynamisme de ces groupes et leur puissance de mobilisation des internautes autour de différents sujets. D’ailleurs, la convocation des sujets dans l’arène des arbres à palabres est souvent à l’initiative des membres du groupe eux-mêmes. Il n’y a ici l’ombre d’aucun doute : aujourd’hui, grâce au Net et aux réseaux sociaux numériques, il y a une vitalité de la communication, et, des informations nombreuses et diverses sont transmises à l’intention de tous. On comprend alors l’optimisme des thuriféraires qui voient en cette nouvelle communication la nouvelle démocratie, ainsi que les discours dithyrambiques célébrant cette donne. Pour sûr, La démocratie Internet dont parlait Cardon (2010) est bien une réalité. Il s’agit d’une expérience démocratique, d’une alternative à la démocratie représentative. Selon N’Da (2017 : 230), “Le droit de prendre la parole en public s’élargit à la société entière […] Sur Internet et grâce à Internet, le public qui n’est plus sous le contrôle prend volontiers la parole sans attendre qu’on le lui demande ou lui permette”. L’auteur, se référant à Cardon, ajoute : “Internet apparaît comme un instrument de lutte contre l’infantilisation des citoyens dans un régime qui est censé leur confier le pouvoir […] On ne peut plus rétablir la frontière sur laquelle veillaient jalousement les gatekeepers et les bien-pensants dans l’espace public traditionnel”. C’est le propre de la démocratie, l’un des piliers du vivre ensemble, de soumettre à la sagacité de tous les citoyens, les questions qui concernent la cité. Wolton (2009 : 28), à ce sujet, écrit : “Qu’est-ce que la démocratie en effet, si ce n’est la négociation et la cohabitation pacifique de points de vue souvent antagoniques ?”.

Seulement, on peut aussi se poser la question avec N’Da (op. cit.) : “Suffit-il donc que grâce à l’Internet […], la réactivité soit immédiatement possible, que le citoyen puisse intervenir et consommer les informations sans même se donner le temps et la peine de la réflexion pour qu’on applaudisse une ‘démocratie électronique ?” La question mérite d’être posée en constatant les comportements de certains abonnés des groupes des arbres à palabres sur les réseaux numériques. Leurs agissements sont de nature à désillusionner plus d’un et amener à douter de la capacité de ces espaces dans la construction dynamique d’un vivre ensemble en Côte d’Ivoire. En effet, comme l’indique Huisman (1985 : 85), “Quand la communication sociale devient pléthorique, abusive et pervertie, elle tend à se transformer en son contraire, c’est-à-dire en incommunication”. La question du dicible sur Internet et les réseaux sociaux reste d’actualité. Elle suscite un certain nombre d’interrogations que pose Kouakou (2018 : 73) : “Que peut-on dire ? Que doit-on dire ? Doit-on tout communiquer par souci de transparence […] ? Et que renferme concrètement ce terme de transparence à l’heure de la société de l’information ?”. À l’épreuve, il y a bien le revers et la contre-productivité du jaillissement de tant de flots de paroles démuselées et dénudées sur ces pages. Le revers est d’autant plus à redouter qu’il existe un risque d’exacerbation des susceptibilités à travers la tentation à la limite du voyeurisme de tout exposer sur la place publique. On assiste quelquefois, en fait, à une sorte d’incontinence verbale, ce, au nom d’une certaine exigence de transparence démocratique et du droit de communiquer sur tout. Alors, on aboutit à cette conclusion de Du Roy (2007 : 235) : “Nous sommes submergés par un tsunami d’informations. Mais l’information se meurt”.

Pour que ces pages d’arbres à palabres soient réellement productives et s’inscrivent dans le dynamisme du vivre ensemble en parvenant à (in)former sans déformer, il convient de passer par une éducation aux réseaux sociaux numériques qui se fonde sur l’enseignement des fondamentaux de ces arènes dans leur acception originelle.

La nécessité de revenir à l’arbre à palabres constructif de l’Afrique traditionnelle à travers une éducation à l’usage des réseaux sociaux numériques

Le rôle important de l’arbre à palabres n’est plus à démontrer en Afrique de la tradition. La palabre, en effet, se manifeste dans la tradition africaine toujours sous la forme d’un dialogue continu, d’un échange public, dans un débat contradictoire, à l’effet de permettre à tous la participation et la délibération. C’est donc un cadre de dialogue avec ses acteurs sur les affaires de la cité pour aboutir à un consensus, un point d’accord adopté par tous. Diangitukwa (2014) écrit dans le résumé de son article intitulé “La lointaine origine de la gouvernance en Afrique : l’arbre à palabres” :

En Afrique, la palabre est l’équivalent de l’espace public en Occident […] ou encore de l’ »espace participatif ». Dans ce lieu, la vérité ne vient pas de l’autorité, mais elle résulte de la palabre qui met en scène le pouvoir et qui donne du sens au langage. Sans arrogance et sans mépris, l’un va à la rencontre de l’autre pour (r)établir la vérité afin de consolider les liens sociaux et l’unité.

La transposition des arbres à palabres sur les réseaux numériques en général, et sur Facebook en particulier, est une aubaine pour perpétuer les valeurs comme la tolérance et la ré-création des liens. Ces valeurs doivent être portées sur les réseaux pour faire de ces groupes d’arbres à palabres des espaces de compromis, de respect mutuel – basé sur les spécificités de l’altérité –, de coexistence pacifique, de guérison. L’idéal communicationnel de l’Afrique traditionnelle constitue une valeur à exporter dans les arènes des arbres à palabres numériques. Cet idéal fait intégrer l’idée que la communication appelle à un effort de soi sur soi et requiert un contrôle de la pensée pour communiquer sans provoquer l’incommunication. Dans cet entendement, la communication ne se résume pas à tout dire, à tout montrer, à tout transmettre sans retenue, c’est-à-dire à instaurer un monde sans règles au nom d’une démocratie mal comprise.

Pour parvenir à un tel idéal et faire des arbres à palabres sur les réseaux numériques, en particulier sur Facebook, un véritable espace pour s’exercer au vivre ensemble, il y a l’impérieuse nécessité d’une éducation. Cette éducation à l’usage efficient et favorable des réseaux sociaux numériques doit se baser entre autres sur les principes de l’arbre à palabres originel, selon la tradition africaine. Dans le passage du traditionnel au numérique, il importe, en effet, de faire en sorte que l’arbre à palabres ne se vide pas de sa substance qui constitue sa richesse et fait sa valeur. L’éducation aux médias, comme le pense Dagnogo (2018 : 8), en général, permet de “développer des habiletés et des compétences visant à identifier, décrire, comprendre et évaluer les messages quotidiens de notre univers médiatique qui cherche à nous informer, nous distraire, nous émouvoir ou nous vendre quelque chose”. L’auteur explique les contours d’une éducation spécifique aux réseaux sociaux numériques qui prendrait en compte les valeurs culturelles transposées. Il écrit :

Une éducation dans ce sens privilégierait la préservation des valeurs culturellement et traditionnellement admise par les groupes transposés dans le numérique. Il faut surtout avoir à l’esprit que les informations diffusées sur Internet sont irréversibles et susceptibles de produire des effets indélébiles.

Les administrateurs ou modérateurs de ces groupes doivent, au besoin, se transformer en instructeurs pour enseigner les bases et les fondamentaux des cultures qu’ils transposent sur les pages, en plus d’exercer rigoureusement l’application des règles édictées dans les rubriques “à propos de”. Ces espaces doivent s’éduquer à ces principes qu’indique N’Da (op. cit. : 233) :

À l’épreuve, l’informationnalisation (ou la médiatisation) ne sert la cause de la démocratie que là où prospère la médiation, là où, dans un espace public, peuvent s’affronter des débats appuyés sur des argumentations contradictoires qui prennent en compte les raisons et les mondes des autres, là où entre des êtres humains différents et égaux, il y a une volonté de cohabiter pacifiquement entre eux, en se tolérant, en procédant à des négociations nécessaires pour résoudre des enjeux nécessairement communs et relever les défis de la société.

CONCLUSION

La transposition de l’arbre à palabres sur les réseaux sociaux numériques, notamment Facebook, suscite un intérêt certain. De fait, la société traditionnelle africaine, en instituant l’arbre à palabres, se donnait un moyen de rechercher le consensus pacifique né du dialogue ininterrompu autour des problèmes de la communauté. Cette étude a analysé la pertinence des débats sur les groupes d’arbres à palabres sur Facebook dans la dynamique du vivre ensemble en Côte d’Ivoire. Elle est partie de l’hypothèse que les arbres à palabres, par cette convocation de différents problèmes de la cité et l’expression plurielle, représentent un cadre propice pour le débat et la construction de la cohésion sociale nécessaire au vivre ensemble dans le pays.

À travers l’analyse du mobile de création des groupes sélectionnés, de leurs images de profil, de leurs publications et des réactions aux publications, l’étude découvre de véritables espaces de libre expression susceptibles de séduire et d’obtenir l’adhésion de plus d’un internaute. Elle découvre aussi que la plupart des sujets qui rythment la vie en Côte d’Ivoire sont convoqués et font l’objet d’échanges, souvent violents. L’actualité concernant l’économie, la culture, la politique trouve aisément son cadre de traitement sur ces pages. Les actions des hommes politiques, particulièrement, y sont exposées et soumises à la capacité délibérative des internautes de tous bords, de tous sexes et de tous âges. En fonction des sujets, de l’actualité du moment et des acteurs impliqués, le ton est soit à la gravité, soit à l’ironie, voire à la transgression audacieuse à travers des brocards.

En somme, les groupes d’arbres à palabres sur le réseau numérique Facebook comportent autant l’élément positif (qui déclenche l’optimisme et fait rêver) que l’élément négatif (qui désillusionne et rend méfiant). L’élément positif, c’est la liberté d’expression, la possibilité pour tous de s’impliquer dans les débats et la délibération des affaires qui concernent la communauté, l’impression de former, à travers le réseau virtuel, une véritable communauté ayant en commun l’idéal de liberté. L’élément négatif, c’est l’agressivité, l’irrévérence et surtout le risque de s’éloigner de l’idéal de l’arbre à palabres originel, vidé alors de sa substance pour n’être qu’un terne ornement sur Facebook ou encore un espace de futilités et de banalités. Une éducation aux réseaux sociaux numériques qui se saisit de ces préoccupations s’avère indispensable.

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Notes

[1] Nombre d’abonnés à la date du 28/10/2021 à 14h11.

Biographie de l’auteur

KOUAKOU Oi Kouakou Benoît est Enseignant-chercheur en Communication sociale à l’UFR Information, Communication et Arts (UFRICA), à l’Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan (Côte d’Ivoire).