La narratologie graphique du Front / Rassemblement national : Entre utopie, dystopie et contre-utopie

Par Morgane Belhadi

 

Résumé

Cet article se propose d’explorer la narratologie et le discours graphique du populisme par le prisme des concepts d’utopie, de dystopie et de contre-utopie. L’utopie et la dystopie, qui ont longtemps irrigué la littérature et les arts visuels, ont également pénétré tous les pans de la culture et de la société. Elles se révèlent être d’une acuité et d’une pertinence accrues pour les partis populistes actuels et ce dans un contexte de désaffection de la vie politique et de crises à répétition. L’attention se porte ici sur l’imagerie du Front / Rassemblement national, considéré comme l’une des principales forces populistes en France aujourd’hui. L’analyse de quelques-unes des affiches et visuels significatifs de ce parti, diffusés sur ses pages Facebook officielles, permet de mettre en lumière le fait que le discours populiste suit une dialectique de l’utopie, de la dystopie et de la contre-utopie, entre teneur idéaliste, catastrophiste et reconstruction.

 

Summary

This article explores the narrative and graphic discourse of populism through the concepts of utopia, dystopia and counter-utopia. Utopia and dystopia were common in the literature and visual arts fields, before being wildly used in every aspect of culture and society. It now seems to be of a growing accuracy and relevance for contemporary populist parties, in a context of disaffection of politics and multiple crises. Here, the focus is on the imagery of the Front / Rassemblement national, for it is considered as the main populist force in France today. An analysis of some significant printed and digital posters published via the party’s official Facebook pages, highlights the fact that the populist discourse follows a dialectical logic between utopia, dystopia and counter-utopia, idealist, alarmist, and reconstructive stands.

 

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        Les populismes du XXIe siècle ont émergé dans un climat de crise qu’ils nourrissent et entretiennent (Moffitt), ce qui garantit leur popularité et leur vitalité dans l’espace politico-médiatique. Pour mieux comprendre le rôle que joue la crise dans le discours graphique et idéologique populiste, la présente réflexion se propose d’explorer les concepts de récit utopique, dystopique et contre-utopique à l’œuvre au sein de l’une des principales forces populistes actuelles en France, le Rassemblement national, anciennement Front national.[1]
        Nous postulons que l’utopie, la dystopie et leur corollaire la contre-utopie constituent des catégories d’analyses utiles pour envisager l’esthétique et l’idéologie populistes, et ce pour plusieurs raisons :
        Premièrement, ces trois concepts confinent à l’idéologie car tous sont traversés par des interrogations liées à la polis, aux modes de gouvernement et de vivre ensemble (Bazin 47 ; Dessy et Stiénon 286) ; ils se manifestent par leur dynamisme, leur ambition d’infléchir l’avenir positivement c’est-à-dire de changer le cours des choses face à un monde réel perçu comme insatisfaisant en l’état (Kupiec s’appuyant sur Mannheim 78).
        Deuxièmement, précisément parce que l’utopie, la dystopie, la contre-utopie ainsi que l’idéologie dépeignent une vision du monde, en proposant un changement de la réalité radical pour les trois premières (fût-il positif ou négatif), plutôt inscrit dans la stabilité et la consolidation des logiques institutionnelles pour la dernière (l’idéologie). En ce sens, elles rejoignent la manière dont les supports visuels livrent une certaine représentation du monde. Ces derniers tentent de défiler un récit, par l’agencement des différents éléments plastiques et iconiques contenus dans les images (Barthes, “Rhétorique”). D’ailleurs, Clément Dessy et Valérie Stiénon ne parlent-ils pas, à propos de la dystopie (mais la remarque vaudrait aussi pour l’utopie et la contre-utopie) d’“esthétique dystopique,” ou encore de “dystopie iconique” ? “Pensable et représentable, écrivent-ils, vont de pair, l’image venant nourrir l’imaginaire et renforcer sa vraisemblance. Ce besoin de rendre visible pour mieux marquer les esprits se traduira par un essor de ce qu’on pourrait appeler la dystopie iconique, projetant dans l’arrière-plan de l’image d’inquiétantes ‘(bé)vues du futur’” (12). Ils évoquent également “ses incidences sur les dispositifs de la représentation,” les “interférences de représentations” à l’œuvre, et les “parts de visuel et de verbal, de discursif et d’iconiques.” Ces thèmes seront abordés dans la présente analyse et nous verrons combien la structure graphique, iconique d’un visuel, est pensée pour entrer en résonance avec le contenu linguistique (slogans) et d’autant mieux interpeller le spectateur.
        Troisièmement, l’utopie, la dystopie et la contre-utopie ont en commun avec les populismes de puiser dans des ressorts psycho-affectifs : elles reflètent les désirs individuels et/ou collectivement partagés qui oscillent entre désir dysphorique, “décevant,” “désabusé voire parfois désespéré, faisant voler en miettes la séduction des idéaux et les mirages de l’utopie,” désir “exaltant[e],” “euphorique parce que cette rupture parfois brutale avec les illusions du rêve est riche d’une valeur émancipatrice qui la rend jubilatoire” (Bazin 61) et enfin désir de reconstruction et d’instauration d’un nouvel ordre et mode d’organisation du monde (contre-utopie).
        Quatrièmement, enfin, le fait qu’elles soient étroitement liées – les passages de la dystopie à l’utopie et vice versa, en passant par la contre-utopie, étant fréquents – est à l’image de l’idéologie populiste fondée sur la vision d’un monde dichotomique.
        Pour toutes ces raisons, il semble particulièrement pertinent d’étudier la manière dont le populisme investit à travers son discours graphique les potentialités offertes par le trio conceptuel utopie / dystopie / contre-utopie en termes de vision(s) du monde, de projections, d’identifications, de puissance d’évocation et d’associations d’idées psycho-affectives et symboliques.
        À cet égard, l’affiche en particulier, est un médium de choix : alliant texte (slogans), images et symboles (logo du parti), elle constitue un outil persuasif, propagandiste et rhétorique, fondé tout à la fois sur l’ethos (le caractère du leader présent sur l’affiche), le logos (son argumentaire, ses idées) et le pathos (les émotions mobilisées et qui s’en dégagent).
        De plus, par ses propriétés de simplification, de proximité et de condensation d’informations sur un support unique et bidimensionnel, l’affiche sied bien aux exigences de la rhétorique populiste – simplicité, immédiateté, spontanéité du message, caractère populaire et accessible – et à la cible visée : les internautes sont pour la plupart détenteurs de smartphones, soit d’un écran au format relativement restreint et beaucoup plus intimiste que le grand format des affiches papier. Ici, on entend l’affiche dans un sens élargi, comprenant une photographie, un logo et un slogan. On parlera donc alternativement d’“affiche” lorsque celle-ci a également été diffusée dans la rue, et de “visuel” lorsqu’il s’agit d’une production inédite destinée exclusivement aux réseaux sociaux numériques.
        Partant du triptyque utopie / dystopie / contre-utopie, on se posera les questions suivantes : comment étudier la narratologie et l’“esthétique” du FN/RN ? Que dit-elle de l’histoire de la formation politique et de ses stratégies, de l’ethos qu’elle souhaite donner de ses leaders et du peuple ? Après un détour par la généalogie et une épistémologie des concepts d’utopie, de dystopie et de contre-utopie, l’attention se portera sur un échantillon d’affiches politiques imprimées et numériques diffusées sur les réseaux sociaux officiels du FN/RN.
        Quatre plateformes digitales ont été examinées : les pages Facebook officielles de Marine Le Pen, du Rassemblement national, de sa branche jeune Génération nation (appellation adoptée en 2018, anciennement Front national de la jeunesse FNJ), et locale Génération nation Île-de-France. Ceci correspond, respectivement, à neuf, sept, vingt, et trente albums photos, une sélection de 609, 466, 538 et 334 photos pour chaque album, soit un total de 65 albums et de 1938 photos (faisant partie d’un projet de recherche plus large[2]). Cependant, pour la clarté de l’exposé, seuls quelques publications seront mentionnées, en tant qu’exemples emblématiques du récit utopique, dystopique, parfois contre-utopique dont relève le populisme du FN/RN.

Quelques éléments de définition
Le populisme, un récit mythique à la croisée de l’utopie et de la dystopie
        
Selon Karl Mannheim, étudier les utopies et les dystopies invite à s’interroger sur les rapports qu’elles entretiennent avec les mythes et les idéologies. On peut alors se demander “[c]omment les utopies se transforment-elles – ou se reforment-elles – en idéologies” pour finir par se fixer, se stabiliser et devenir dominantes ?” et “comment naissent les représentations collectives ? que reste-t-il du mythe dans la création de l’utopie collective ? comment s’orchestre le “passage” ou la “conversion” des mythes aux utopies ou aux idéologies politiques ?” (Monneyron et Mouchtouris 13-14). En ce sens, Roland Barthes insiste sur le fait que le mythe est une forme sémiologique et idéologique, il “n’est ni un mensonge ni un aveu : c’est une inflexion,” il “ne cache rien : sa fonction est de déformer, non de faire disparaître” (Mythologies 194-96). Il évacue le caractère construit, artificiel des choses pour les faire apparaître comme naturelles, sans besoin d’être expliquées ni contestées (Mythologies 217). Ainsi, le mythe opère-t-il toujours un “pas de côté” vis-à-vis du réel, si bien qu’il nous a semblé heuristique d’étudier le rôle de l’utopie et de la dystopie dans les récits mythiques populistes.
        Par ailleurs, qu’il retrace le récit d’un individu héroïque, les origines d’une nation, d’un peuple, ou encore fasse référence à un passé glorifié, à un âge d’or opposé à un âge obscurantiste (Monneyron et Mouchtouris 14), le mythe construit des archétypes, des récits binaires avec des héros et des personnages sanctionnés pour leur orgueil, à l’image de l’opposition binaire “eux” versus “nous” qui est au fondement de la rhétorique populiste – même si le “eux,” l’ennemi, n’est pas toujours clairement identifié (Charaudeau 108).

 

Quelques définitions
        L’utopie, introduite sous la plume de Thomas More en 1516, a fait l’objet d’un ouvrage, Utopia, de Henry Lewis Young paru en 1747, et revêt plusieurs acceptions : le lieu idéal, le lieu du bonheur ou du “mieux-être idéal où une communauté ordonnée organise le bonheur de chacun,” le lieu chimérique et enfin le non-lieu (Dessy et Stiénon 11-12).
        Le terme “dystopie,” quant à lui, est une création dont l’emploi ne fut attesté qu’au XIXe siècle. Peu usité en français, connu en langue anglaise sous le terme de dystopia, le mot “dystopie” est notamment apparu dans un discours de John Stuart Mill en 1868 devant le Parlement britannique dans lequel il dénonçait les réformes entreprises en Irlande qu’il jugeait insuffisantes.
        Ce n’est qu’au cours des années 1960 avec les mouvements hippies, néo-marxistes et contre-culturels et avec le développement des cultural studies dans le champ académique qu’émerge la notion de contre-utopie, soit l’idée d’instaurer un nouvel ordre contre-hégémonique qui fasse barrage à l’idéologie culturelle dominante (Bennett).
        En outre, l’utopie et la dystopie sont très proches, elles possèdent d’ailleurs la même racine étymologique, u-topia et dys-topia signifiant “nulle part.” “Ici [dans le cas de l’utopie], se situe le bon état des choses et là [dans la dystopie], à l’inverse, le mauvais” (Muzzioli 286). La dystopie est une utopie ; en quête de pureté, elle idéalise le passé, quand l’Homme n’avait pas encore été “corrompu” par son environnement, pour paraphraser Rousseau : reproduisant la doxa chère aux populistes – de droite surtout – du “c’était mieux avant,” elle “semble par nature conservatrice,” “suggér[ant] que le passé était préférable. Elle porte donc un regard rétrospectif, vers les époques où la condition de l’homme n’avait pas encore déployé toute son horreur. En effet, la dystopie exprime l’empressement à freiner le train de l’histoire” (Muzzioli 287).
        Utopie, dystopie et contre-utopie se retrouvent dans la rhétorique et la production visuelle du FN/RN comme en témoignera l’échantillon d’affiches exploité dans notre corpus. Néanmoins, force est de constater que de nos jours, et en particulier lorsqu’il est question du Front/Rassemblement national qui a fait de la crise et de l’urgence à changer de politique un argument phare, la dystopie semble, peut-être plus encore que l’utopie et la contre-utopie, refléter l’“esprit du temps” : car celui-ci est marqué par “l’ère du soupçon” (Bazin 6 ; l’expression est empruntée à Nathalie Sarraute) et la post-modernité, volontiers enclin à une vision résignée et désenchantée du monde. C’est en tout cas ce dont attestent, outre une production littéraire, scientifique et artistique d’ordre dystopique très dense sur ce sujet, l’abstentionnisme et le retrait des citoyens de la vie politique, qui ne “croient plus” en leurs élus, ni aux “lendemains qui chantent,” c’est-à-dire à une conception utopique pleine d’espoir de la société et de leur avenir. “Il n’est pas interdit de penser que cette tension fondamentale a structuré nos sociétés tout au long de leur développement” (Bazin 59).

Une primauté de la dystopie ?
        Si l’on suit Laurent Bazin, la dystopie semble donc être symptomatique des angoisses et interrogations qui travaillent les sociétés contemporaines et être particulièrement prisée de l’argumentation et du discours graphique populiste. En ce sens, elle s’inscrit bien dans notre époque postmoderne, marquée par une vision critique, “déconstructiviste” du monde, méfiante à l’égard des notions de rationalisme et de progrès qui prédominaient depuis les philosophes des Lumières et les révolutions industrielles des XVIIIe-XIXe siècles (voir Lyotard).
        De ce point de vue, les médias ne sont pas étrangers à cette impression que l’on serait entré de plain-pied dans une ère postmoderne dystopique. Comme l’observe Mazzoleni, la “couverture médiatique” des problèmes de la société répand l’idée d’un “malaise,” un “climat de cynisme et de désenchantement,” de “désengagement [politique] fataliste.” En conséquence, elle nourrit et “enclenche des réactions anti-establishment et une désaffection politique” qui “va du mécontentement populaire concernant des questions sensibles, aux attitudes véhémentes anti-politiques.” En somme, le “terreau idéal pour la dissémination” des idées populistes.[3]
        La dystopie possède donc plusieurs caractéristiques : porteuse d’un discours oxymorique de changement stabilisateur, elle a partie liée avec l’idéologie qu’elle pervertit, au point de se confondre avec elle, ou qu’elle supplante, puisqu’elle a trait aux représentations du monde, aux modalités du bonheur ainsi qu’au lien social et à ses modalités de “stabilité” (Dessy et Stiénon 14). Récit d’anticipation qui porte sur l’avenir proche, immédiat d’une communauté, elle possède en outre une fonction préventive en ce qu’elle cherche à comprendre ce qui n’a pas fonctionné dans l’éventuelle réalisation de l’“utopie,” et prévient de ce qui pourrait arriver si on laissait une situation jugée négative perdurer. Elle a pu être perçue, au mieux comme réaliste, au pire comme pessimiste, alarmiste et catastrophiste – elle ne se veut pas une imitation de la réalité mais est peut-être plutôt une dramatisation de celle-ci (Muzzioli 285). La dystopie se présente en tout cas comme un point de vue critique de la société et de la politique (Keith Booker cité par Dessy et Stiénon 23). Elle vise à en soulever les dysfonctionnements, les angles morts, à dénoncer et déconstruire le modèle en place.

Vers la contre-utopie
        S’adjoint alors au couple conceptuel utopie / dystopie la contre-utopie laquelle, incitant à l’action, appelle à une “reconstruction” (Bazin 51) politique. En clair, il s’agit de réhabiliter les “laissés-pour-compte,” de développer un récit du changement porté par un minorité qui défend un modèle de société à venir contre-culturel, alternatif à celui imposé par les “élites” (pour reprendre un terme fréquemment employé par les populistes) dominantes au pouvoir. C’est là tout son intérêt pour le populisme : celui-ci prétend formuler un discours contre-utopique (c’est-à-dire critique et anticonformiste, antisystème qui le démarque des autres offres politiques en présence), agir sur les émotions (ressentiment, perte d’estime de soi, dévalorisation…) en donnant une voix à ceux qui n’en ont pas, et enfin mettre en lumière des sujets ou des acteurs dont on parle peu – ce peuvent être des individus, mais aussi des concepts, des thématiques, comme l’écologie aujourd’hui.

Le basculement de l’utopie à la dystopie et la contre-utopie dans le populisme : une actualisation d’une tension entre politique rédemptrice et politique sceptique (Canovan) 
        Transposés au domaine politique, on pourrait interpréter la dystopie, par sa glorification du passé, comme étant essentiellement l’apanage de sensibilités “conservatrices” (populisme de droite), et l’utopie, par son désir d’ouverture à un autre monde et de transformation sociale, comme relevant plutôt d’idéologies “progressistes” (populisme de gauche). Mais les choses ne sont pas aussi simples. Il y a toujours une part d’utopie dans la dystopie et de dystopie dans l’utopie – les deux termes possédant, pour rappel, la même racine, “topia” pour “lieu.”
        Les concepts d’utopie et de dystopie s’adossent à la vision dichotomique et agonistique qu’a le populisme politique du monde, et permettent d’en fournir un nouvel éclairage, particulièrement pertinent une fois appliqué à l’analyse d’un corpus visuel.
        Ainsi, utopie et dystopie ne s’opposent-elles pas radicalement. Elles répondent au modèle populaire à la Renaissance du mundus inversus, la “réversibilité des signes” (Atallah cité par Bazin 12), soit le fait de “présente[r] un tableau à charge de ce que l’on entend dénoncer, puis [d’]enchaîne[r] avec un modèle idéal en contrepoint” (Bazin 24) : “ténue et arbitraire, [la] négativité [contenue dans dystopie] renvoie aussitôt la réflexion au cas non résolu de l’utopie. Le meilleur et le pire des mondes seraient par essence identiques, puisque tout système de signes peut être renversé en son contraire et que l’interprétation dépend du regard porté sur la cité ou l’organisation collective considérée” (Dessy et Stiénon 25-26). Cette réversibilité des signes couplée à une pluralité ou relativité de points de vue, s’inscrit bien dans la stratégie de conquête électorale des populistes, qui cible la population la plus étendue possible, en même temps qu’elle en révèle une contradiction incontournable : si le populisme vise à “ratisser large” en s’adaptant à plusieurs cibles et à une pluralité de regards et d’ancrages géographiques, sociaux et culturels, il se caractérise simultanément par sa volonté d’imposer un seul point de vue et conséquemment de refuser le système des partis et des intermédiaires.
        En d’autres termes, c’est bien dans la dialectique utopie / dystopie que réside le paradoxe des populistes : vouloir restaurer la confiance par l’exaltation et l’idéalisation de “valeurs refuges,” “resacraliser” la politique en puisant dans des symboles, images et récits mythiques… tout en dépeignant un monde catastrophiste, exhumant les peurs liées à l’autre, l’incompétence des politiques en place, l’anxiété, la perte d’estime de soi, etc. Ce phénomène, à la croisée entre idéalisation et dramatisation du réel, reflète bien le double mouvement caractéristique de l’“épopée” populiste. C’est ce que Margaret Canovan après Michael Oakeshott nomme une tension, fondatrice de toute démocratie, entre rédemption, foi d’un côté (“the politics of faith”), et pragmatisme, scepticisme de l’autre (“the politics of scepticism”). C’est au sein même de cette tension que peut se loger le populisme : “la démocratie moderne . . . peut se comprendre . . . comme le point d’intersection entre style rédempteur et pragmatique de la politique” (Canovan 8).[4]

De l’utopie à la dystopie et retour (contre-utopie) : une analyse de la narratologie graphique du FN/RN sur les réseaux sociaux numériques
De l’idéalisation du peuple (utopie)…
        
Alors que la vision pragmatique et sceptique de la politique voit la démocratie comme “simplement un mode de gouvernement” (Canovan 10),[5] qu’elle se veut dépassionnée et parfaitement rationnelle, la politique basée sur la foi et la rédemption s’inscrit tout au contraire dans le registre de l’émotionnel et de l’immédiateté. En un sens, on peut rapprocher cette dernière de l’utopie, en ce qu’elle porte à son paroxysme l’idéal du “gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple,” “vox populi vox dei” (Canovan 10) c’est-à-dire d’un “pouvoir total et direct” (Mény et Surel 30-31), considérant que la seule source d’autorité légitime est le peuple. Elle porte également sur la croyance en la capacité “de l’être humain à changer radicalement le monde” (Mény et Surel). “La démocratie, dans sa vision “rédemptrice . . . , promet le salut à travers la politique” (Canovan 10).[6]
        Cette conception romantique du peuple prêt à se soulever dans un élan spontané, à faire advenir le changement, voire la “révolution,” tout en rejetant les institutions et les intermédiaires, se retrouve dans le discours graphique du FN/RN sur sa page Facebook officielle. Les analogies à la “Résistance” et à la “Révolution” y sont très fréquentes, comme c’était déjà le cas en 2012 : on peut apercevoir sur deux publications dans les albums “Photos de couverture” et “Élections présidentielles de 2012 Meetings régionaux 4 avril” de la page Facebook du RN, un détail des affiches papier “La résistance c’est nous avec Marine Le Pen” et “Pour une révolution bleu marine.” Le parti, par le biais de sa branche jeune, revendique un caractère populiste singulier, à la fois réactionnaire, identitaire d’une part, et contestataire d’autre part (Taguieff, Nouveau).
        En outre, il prétend parler au nom du peuple, le défendre, tout en en donnant une image idéalisée, exacerbant le sentiment identitaire ainsi que son statut de “victime” pour renforcer l’idée d’une estime de soi et d’une souveraineté populaire bafouées. Par ces procédés, la formation populiste de droite entend se positionner en véritable et seul représentant du peuple, qui lui ressemble et le comprend. C’est le sens des slogans suivants, que l’on peut lire sur plusieurs visuels diffusés en ligne : “Oui, au Parlement européen les élus LR ont voté pour le financement du regroupement familial et de la relocalisation des migrants. Marine dit la vérité” publié le 10 avril 2019 (page Facebook du RN, album “Téléchargements mobiles”), qui rappelle l’affiche papier de Jean-Marie Le Pen mise en circulation dans les années 1980 : “Le Pen dit la vérité, on le bâillonne” ; “La France des oubliés vote Marine Le Pen” (album “Photos de couverture”) ; “Ils veulent tuer tes idées, ne les laisse pas faire. Anaïs résiste, et toi ?” série de quatre visuels publiés le 10 juillet 2016 (page Facebook de GN, album “Photos du journal”) ; “Des juges veulent tuer le rassemblement national Résistez. Donnez. alertedemocratie.fr” publié le 9 juillet 2018, et “Le 22 avril le seul vote utile c’est Marine Le Pen. L’UMPS nuit gravement à la France et aux Français,” publié 14 avril 2012 (page Facebook de GN IDF, album “Photos de couverture”), qui pastiche les publicités de prévention sur les paquets de cigarettes. L’idée qu’un ennemi invisible chercherait à faire taire le FN et ses leaders permet de positionner ces derniers en victimes et de créer une connivence supposée avec le peuple-cible. Le terme “taire” utilisé à plusieurs reprises insiste également sur l’oppression subie.
        La branche jeune Génération nation est particulièrement prolifique et se veut un porte-parole incontournable pour les nouvelles générations, à la fois en se saisissant de l’outil numérique, et en optant pour un vocabulaire, un style, une attitude “rebelles” en vue de plaire à un public jeune, fougueux, révolté. Les différentes campagnes d’affichage dans la rue et sur le web sur les pages Facebook officielles du Rassemblement national, de Génération nation et de Génération nation Île-de-France, ont ainsi forgé un style rhétorique, linguistique et visuel à part : emploi d’un registre de langue familier, du tutoiement, adoption d’une police de caractères qui rappelle celle des skinheads et des “punks” etc. On en veut pour preuve les exemples suivants tous issus de la page Facebook de Génération nation : “Tu agresses une fille ? T’es qu’une m**** ! Signé : FNJ” ; “100% Front national, 0% migrants ! FNJ Génération Nations,” dans l’album “Photos de couverture” ; “Insultes, agressions sexuelles, viols STOP le premier droit des femmes c’est la sécurité” (14 janvier 2014) ; “Choisis ta France” (12 novembre 2011) ; “Ils nous traitent d’extrémistes… Mais… les excités, c’est eux ! FNJ” (23 octobre 2013) dans l’album “Photos du journal” (on notera du reste l’accord incorrect entre le pluriel “les excités” et “c’est” qui imite le langage courant parlé) ; “On est chez nous !” ; “Le réveil français” ; et “Marine ça urge !” qui rappelle l’affiche des années 1990-2000 “Le Pen vite !!!” (album “Téléchargements mobiles”).

… À la diabolisation de l’ennemi : l’esthétique populiste dystopique ou un rapport transfiguré de la réalité
        Tandis que le peuple est dépeint en des termes mélioratifs, suivant un double processus de victimisation et d’idéalisation, il en va complètement différemment des autres acteurs politiques ciblés par le populisme du FN/RN. Il importe pour ce dernier de trouver un coupable des “maux” du peuple, un ou plusieurs adversaires. Le fait que ces adversaires soient plus ou moins clairement désignés permet d’insister sur leur caractère flou, l’idée qu’ils agiraient de manière imprévisible et sournoise, au détriment des intérêts du peuple. Le scepticisme et le relativisme qui sont si caractéristiques de la dystopie se traduisent ici par une défiance vis-à-vis des “ennemis.”
        Dès lors, selon la situation, les populistes peuvent opter pour deux postures : afficher une attitude diplomatique qui consiste à dénoncer les actions de ses adversaires de manière argumentée, dépassionnée et non violente, afin d’imprimer l’idée que les ambitions des politiques en place étaient louables, mais qu’elles ont échoué, et de rendre nécessaire l’arrivée d’un autre paradigme politique – c’est le principe triadique de la dystopie : “fins louables, moyens discutables, résultats contestables” (Bazin 48) et c’est notamment ce qu’a fait Marine Le Pen lors du débat d’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 2022 l’opposant au président sortant Emmanuel Macron ; ou bien, a contrario, assumer une critique virulente des adversaires, taxés de menteurs et de corrompus, les populistes s’engageant à “dire la vérité,” à dévoiler des “vérités cachées” par l’establishment et le pouvoir en place. Dans ce cas, les populistes n’hésitent pas à commenter tout dérapage, scandales – en usant souvent de l’humour noir et de la caricature – impliquant des politiques appartenant au camp antagoniste, vus comme autant de révélateurs d’une classe politique corrompue et de l’urgence d’en changer.
        C’est sur ce deuxième cas de figure que l’on va s’attarder. Les “ennemis,” les “responsables” sont diabolisés à travers plusieurs mécanismes : attaques ad hominem, confrontations bilans contre bilans (le visuel “Exigeons le bilan des violences à la fin de l’année” en atteste, avec un arrière-fond qui fait écho à la révolte des banlieues de 2005 où plusieurs voitures furent brûlées), un esprit “dégagiste” qui invite le peuple à ne plus faire confiance aux élites politiques classiques, ou encore, un registre didactique et / ou sarcastique pour “dévoiler” la vérité que les élites “dissimuleraient” au peuple. Sur ce sujet, sur la page Facebook de GN, on consultera avec profit les albums suivants : “Poisson d’avril 2015,” qui porte sur une série de neuf visuels tournant en ridicule les opposants, tels Nicolas Sarkozy : “‘j’ai changé’… poisson d’avril” ; les visuels datant respectivement du 25 avril 2016, 17 avril 2018, 15 mars 2012 et 14 février 2012 : “Quel Hollande faut-il croire” ; “Le baratin les actes #LeVraiMacron” ; “Projet contre projet Coca-Coca Pespi” (pastiche de deux sodas populaires au goût très proche) ; “La vérité, on va pas vous manquer ! L’austérité si je mens ! 3” (qui pastiche un film populaire français) – tous publiés dans l’album “Photos du journal” ; ou encore dans l’album “Photos du journal” sur la page Facebook de Marine Le Pen, la publication du 21 mars 2011 où figurent en arrière-plan des affiches pour les élections cantonales de 2011 “Sarkozy la débâche pour une autre politique Front national vite !” et “Marre d’être plumés ? Rejoignez-le Front national.”
        Ces ennemis proviennent aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur : d’un côté les acteurs politiques établis ou candidats en lice d’une élection présidentielle – Nicolas Sarkozy, François Hollande, François Fillon, Emmanuel Macron… –, de l’autre, les agents extérieurs qui menaceraient la souveraineté nationale et la sécurité intérieure – la politique européenne, les flux migratoires, la place de l’Islam. Le visuel accompagné du slogan “expulsons-les tous,” publié le 30 juillet 2016 dans l’album “Photos de couverture” de la page Facebook de GN, qui fait référence à un jeu en ligne populaire issu d’un manga à succès, Pokémon Go, taxe le gouvernement en place de laxisme vis-à-vis de la montée de l’Islamisme. Le terme “expulser” est également repris sur un des visuels publiés dans l’album “Photos de profil” de la page Facebook du RN. Le slogan présidentiel de 2017, “Choisir la France” ainsi que le slogan de 2011 similaire, “Choisis ta France,” insistent pour leur part sur l’urgence de choisir son camp, en opposant deux représentations hyperboliques de la réalité, où le peuple français “de souche” serait exposé à une série de dangers.
        Ainsi, de ces nombreux exemples issus du corpus se dégage une dimension fortement dystopique du populisme. Celle-ci s’exprimerait dans son souhait de mettre fin à l’“hégémonie” de l’élite, perçue comme déviante, et à la dégradation des modes de vie au plan social, économique et politique. Cette dégradation serait la conséquence des méfaits de la mondialisation, et se manifesterait par les hausses du chômage, et l’arrivée de migrants jugés “inassimilables.” Le contexte trouble, marqué par une crise persistante qui semble s’être généralisée à tous les domaines – politique, social, sanitaire, économique, axiologique… – permet au FN/RN d’appuyer son argumentaire populiste dystopique.
        De là, également, les visuels à structure bipolaire faisant apparaître une opposition, un “avant” et un “après,” le recours aux affects qui se manifeste par les appels urgents à changer de politique et l’exacerbation d’un sentiment d’exaspération (“ça suffit,” “stop,” “exigeons le bilan des violences”…). Ici encore, de nombreux exemples peuvent être convoqués : le terme “stop” est employé à plusieurs reprises, notamment sur le visuel “Stop ! à la submersion migratoire” (album “Photos du journal,” page Facebook de GN IDF), mais aussi celui datant du 15 novembre 2019 “Stop à la casse sociale de Macron” (album “Téléchargements mobiles,” page Facebook du RN). D’autres visuels reposent sur une structure binaire symétrique pour souligner les antagonismes, à l’instar de “- d’impôts + de sécurité Dimanche, votez pour les candidats RN !” (album “Téléchargements mobiles,” page Facebook du RN) et de l’autocollant “Pas de racaille dans nos quartiers, Pas de quartier pour les racailles” qui apparaît sur une photo issue de l’album “Printemps social du 1er-Mai avec Marine Le Pen (2).” Cet autocollant est doublement dichotomique, à la fois au plan visuel puisqu’il est séparé en deux parties aux gammes chromatiques inversées, et au plan linguistique (slogan), ce qui facilite sa mémorisation et son impact.

Le conflit entre pureté et décadence : réenchanter le monde, la contre-utopie
En définitive, miser sur des récits dystopiques ou catastrophistes sert à délivrer un message contre-utopique, c’est-à-dire antipolitique, antisystème, disruptif et corrosif, et de nature performative puisqu’il appelle au renversement des valeurs et au changement politique (contre-hégémonie). Ce message déploie un style populiste reconnaissable, à travers une mise en scène et une esthétique “visibles,” hyperboliques, qui permettent d’attirer l’attention médiatique et de s’imprégner dans les mémoires. La simplicité des messages et du vocabulaire utilisé s’inscrit dans cette logique également. C’est ce qui explique, une fois de plus, l’intérêt d’investir les médias traditionnels comme nouveaux, dont les formats restreints et synthétiques sont jugés adéquats pour les populistes, et de recourir aux affiches, qui constituent de formidables condensateurs d’idées et de symboles à travers les récits qu’elles tissent.
        Elles favorisent également une amplification des phénomènes mis en exergue. Ce procédé hyperbolique est valable s’agissant du versant dystopique analysé plus haut, mais aussi du versant contre-utopique : l’exaltation de valeurs (famille, économie locale, protectionnisme, sécurité…) est ainsi mise en contrepoint des décisions jugées néfastes pour l’avenir du pays et l’identité du peuple. Face à la crise économique et à la crise de l’emploi, Jean-Marie et à sa suite Marine Le Pen parlent par exemple de “décadence,” et en appellent à une “renaissance,” une “moralisation” de la vie politique (Lecoeur 248).
        Plus récemment, on a pu apercevoir sur des affiches brandies lors de manifestations couvertes photographiquement, relayées sur les pages Facebook officielles, et lors des discours de Marine Le Pen, un slogan qui va dans le même sens : “le réveil français” (voir par exemple l’album “Défilé #1erMaiFN 2013,” page Facebook de GN). Évoquer un hypothétique “réveil français” ne permettra sans doute pas de résoudre les éventuels problèmes, de modifier les réalités auxquelles ils se rapportent, mais ils ont la fonction d’en donner une coloration particulière, d’imprimer un sentiment d’urgence de voter pour le Rassemblement national. La stratégie électorale est claire. Autrement dit, le récit mythique populiste transfigure la réalité, s’en inspire et prend appui sur elle, tout en en livrant une lecture singulière conforme à son idéologie, c’est-à-dire à sa vision du monde et aux valeurs qu’il défend. “Les réactions dites populistes . . . diffusent des interprétations relevant du récit mythique qu’elles mélangent à des inscriptions de faits observables engendrant l’inquiétude,” ainsi, “le populisme de droite [exagère] les menaces réelles . . . et en ajoute d’imaginaires . . . même si elles prennent appui sur des données observables” (Taguieff, “populisme” 25, 70).
        En outre, la dimension contre-utopique du populisme se manifeste par une quête de pureté – ce que Mary Douglas nomme “l’obsession de la souillure sociale” (citée par Braud 99) –, de régénération identitaire et axiologique ; les populistes font la promesse que s’ils sont élus, le peuple sera à nouveau uni, la nation sera réconciliée, et un retour de la prospérité économique et sociale, de la sécurité, de la confiance envers les élus sera assuré. C’est le sens des slogans des affiches “La France apaisée” (publiée au format papier et en ligne sur toutes les pages Facebook officielles en 2016), “La France tranquille” (album “Photos de couverture,” page Facebook de GN), “Un avenir français” (album “Photos de couverture,” page Facebook de GN, visuel qui apparaît également sur le site officiel de Génération nation sous forme de bannière), “Remettre la France en ordre” (publié le 20 avril 2017 dans l’album “Photos de couverture,” page Facebook de Marine Le Pen), ou encore “Le Front national, premier parti de France” et “On arrive !” que l’on retrouve sur toutes les pages Facebook officielles.

Remarques conclusives : Récits populistes et représentation visuelle

Plusieurs enseignements peuvent ainsi être tirés :

La narratologie et la dramaturgie de l’“épopée” populiste : Dénouement heureux ou catastrophiste
        La dramaturgie populiste a pour vocation de fédérer, mais aussi de mettre en scène visuellement les passions, les croyances, les ressentiments du peuple de manière hyperbolique et allégorique : le déroulement et le contenu du récit sont exacerbés dans la mesure où ils narrent sous l’angle moral, idéalisé ou dramatisé selon les cas, les “vices” de l’élite et les “vertus” du peuple. Ces deux entités, élite et peuple, sont mises en confrontation, activant les antagonismes typiques du populisme : “renaissance” versus “décadence,” et “eux” versus “nous.”

Dialectique utopique / dystopique / contre-utopique : Un langage visuel spécifique
        Les mythes et récits dessinent un rapport singulier au monde selon une dialectique utopique / dystopique, rédemptrice / pragmatique mise au service de l’idéologie populiste fondée sur des antagonismes, et qui joue sur des niveaux individuel et collectif pour exalter le sentiment identitaire.
Cette dialectique s’avère pertinente au double plan icono-discursif. En effet, pour rappel, si l’utopie vise à glorifier le passé et la contre-utopie à réenchanter le monde, notamment par le recours à des mythes fondateurs ou centrés autour d’un leader “providentiel” et charismatique, la dystopie, quant à elle, dépeint un monde en déperdition. Mais dans les trois configurations, on note deux caractéristiques majeures qui leur sont communes et inhérentes : d’une part un style qui cultive la rupture, délibérément exagéré, hyperbolique, pour susciter une prise de conscience de la part du spectateur de l’image, et d’autre part une fonction cathartique – Francesco Muzzioli parle de “fonction d’exorcisme” et de dimension “mystifiante” (285) – libérant les émotions et les frustrations.
Aussi, l’affiche, y compris à l’heure où les réseaux sociaux numériques occupent une place de choix dans la société et sont de plus en plus intégrés dans les stratégies de communication politique des candidats, est-elle un moyen de prédilection par le récit qu’elle tisse, le message qu’elle symbolise et met en scène, autant que par sa matérialité, sa dimension esthétisante qui permet d’exalter – dans le sens soit d’idéalisation (utopie), de mythe, soit de dramatisation (dystopie), soit encore de reconstruction et d’instauration d’un nouvel ordre alternatif et contre-hégémonique (contre-utopie) au sens donné par les cultural studies (Maigret) – la figure du leader, du peuple, et les valeurs politico-affectives qui les rassemblent.

L’importance du support et de l’intentionnalité de l’émetteur
        Plusieurs visuels se retrouvent d’une page Facebook à l’autre, et / ou se répondent les uns les autres, font allusion à des références populaires ou à d’anciennes affiches produites par le Front national. Il y a donc un souci de cohérence graphique et discursif.
        Il semble en outre que les affiches officielles électorales soient beaucoup moins clivantes, moins dystopiques que celles diffusées sur les plateformes numériques. À cela, plusieurs hypothèses peuvent être émises. La branche jeune du parti se voudrait politiquement incorrecte, plus fougueuse. Se dessine ici un enjeu d’entretien de l’adhésion et du militantisme. De plus, il est présupposé que le support numérique s’adresse à une cible jeune plus au fait des réseaux sociaux numériques que les catégories de population plus âgées dont certaines demeurent attachées à l’affiche papier classique. Et même dans le cas, parmi les publications sur les réseaux sociaux (Facebook en l’occurrence), où des affiches papier seraient reproduites ou bien figureraient dans le cadre de la photographie publiée, il s’agit là d’affiches collées illégalement : persiste donc l’idée d’un caractère antisystème, et d’un contenu clivant dystopique que ce soit sur l’Internet ou dans la rue.

L’utopie populiste : Une condamnation ?
        Pierre-André Taguieff parle d’“illusion populiste,” affirmant, dans l’ouvrage du même titre, que le populisme se comprend de deux manières. D’une part, on peut l’envisager comme un “mirage conceptuel” (“populisme”), c’est-à-dire une “construction mythique des historiens, politistes et sociologues qui s’appliquent soit à réunir sous une catégorie négative divers phénomènes à leurs yeux répulsifs et qu’ils veulent dénoncer ou condamner (nationalisme, xénophobie, etc.), soit à célébrer comme un phénomène identifiable la réalisation imaginaire de leurs idéaux politiques” (Taguieff, Illusion 76). D’autre part, le populisme est “illusion” en ce qu’il est une idéalisation de la représentation, de la relation du leader au peuple, et du peuple lui-même présenté comme uni et homogène. Dans la réalité, le peuple n’est pas homogène, il est empreint de contradictions, ce que révèle sa volatilité électorale notamment. Ainsi, selon Taguieff, non seulement le populisme s’apparenterait à une illusion, mais en plus il serait trompeur, démagogique et anti-politique : “[le populisme est un] mélange de démagogie et de pensée magique, récusant en principe les médiations et la temporisation, centré sur l’impossible coïncidence du peuple-un et de ses dirigeants ou de son leader suprême, impliquant un imaginaire de la fusion comme voie de la rédemption. Ce qui suppose un rejet du conflit intra-national, donc un déni du politique” (76). Parce que le populisme, en tant que concept théorique intellectuel et catégorie ou réalité politique, est souvent mal compris voire condamné, c’est peut-être en ce sens aussi que peut se comprendre le changement d’appellation de nom du Front national au Rassemblement national en 2018 : en choisissant le terme “rassemblement,” moins connoté que le belliqueux “front,”[7] l’objectif pour la formation politique est de se “dédiaboliser” c’est-à-dire de se normaliser et d’intégrer le “système” en place en prenant part à la compétition électorale. Une fois de plus, l’attitude de Marine Le Pen lors du débat d’entre-deux-tours et les affiches officielles adoptées pour la campagne présidentielle de 2022 sont autant d’exemples éclairants d’une posture cherchant à présidentialiser la candidate, à lui donner une stature de “femme d’État” (si l’on en croit le slogan de l’affiche du premier tour).

        Sans chercher à trancher sur le fait de savoir si le populisme, dans un débat plus large initié par Taguieff, pourrait être apparenté à un mirage conceptuel ou à une illusion, il semble bien qu’à l’issue de notre étude, l’on puisse parler d’une dialectique permettant au populisme de passer de l’utopie à la dystopie pour finir par la contre-utopie. Comme le souligne Laurent Bazin : “Indissociables, [l’utopie et la dystopie] sont alors consubstantielles [au] développement [de l’homme] qui se construit autour d’une dialectique structurante entre rêve et lucidité” (21).

        Soit, par exemple, l’argumentaire populiste vis-à-vis du peuple : la démocratie implique le plein exercice du peuple de sa souveraineté (situation idéale, “utopique,” mythe fondateur de l’âge d’or) et est censée garantir l’égalité entre les individus ; mais cette souveraineté a été déchue au peuple, qui a été trahi par les élites (désenchantement, vision dystopique du monde), et a vu son mode de vie bouleversé par une série de menaces et de crises à répétition ; les populistes promettent au peuple qu’il retrouvera sa souveraineté politique, sa capacité à agir et à modifier le contexte environnant, par plusieurs moyens comme la valorisation de la démocratie participative et directe et le refus des intermédiaires (contre-utopie).
In fine, si le populisme du RN ici étudié semble avoir largement construit sa rhétorique et son discours graphique sur le triptyque utopie / dystopie / contre-utopie, on pourrait se demander si cette logique ne serait pas également applicable à d’autres cas : on peut citer par exemple les organisations écologiques ou les mouvements citoyens de ces vingt dernières années, qui insistent sur l’urgence de prendre conscience des crises climatiques et sociales qui frappent les pays.

Ouvrages cités et consultés

Barthes, Roland. “Rhétorique de l’image.” Recherches sémiologiques. Num. spécial de Communications 4 (1964) : 40-51.

—. Mythologies. 1957. Paris : Seuil, 1996.

Bazin, Laurent. La Dystopie. Clermont-Ferrand : Presses Universitaires Blaise Pascal, 2019.

Bennett, Andy. “Pour une réévaluation du concept de contre-culture.” Volume ! 9.1 (2012) : 19-31. Web. 12/01/2023.

Braud, Philippe. L’Émotion en politique. Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996.

Canovan, Margaret. “Trust the People! Populism and the Two Faces of Democracy.” Political Studies 47.1 (1999): 2-16.

Charaudeau, Patrick. “Réflexions pour l’analyse du discours populiste.” Mots : Les langages du politiques 97 (2011) : 101-16.

Dessy, Clément et Valérie Stiénon, dirs. (Bé)vues du futur : Les imaginaires visuels de la dystopie, 1840-1940. Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2015.

Kupiec, Anne. Karl Mannheim : Idéologie, utopie et connaissance. Paris : Le Félin Kiron, 2006.

Laclau, Ernesto. La Raison populiste. Paris : Seuil, 2005.

Lecoeur, Erwan. Un Néo-populisme à la française : Trente ans de Front national. Paris : La Découverte, 2003.

Lyotard, Jean-François. La Condition postmoderne : Rapport sur le savoir. Paris : Éditions de Minuit, 1979.

Maigret, Éric. “Ce que les cultural studies font aux savoirs disciplinaires.” Questions de communication 26 (2014) : 177-95.

Mazzoleni, Gianpietro. “Populism and the Media.” Twenty-First Century Populism: The Spectre of Western European Democracy. Eds. D. Albertazzi et D. McDonnell. Londres : Palgrave Macmillan, 2008. 49-64.

Mény, Yves et Yves Surel. Par le peuple, pour le peuple : Le populisme et les démocraties. Paris : Fayard, 2000.

Moffitt, Benjamin. The Global Rise of Populism: Performance, Political Style, and Representation. Stanford: Stanford UP, 2017.

Monneyron, Frédéric et Antigone Mouchtouris, dirs. Des Mythes politiques. Paris : Imago, 2010.

Mudde, Cas. “The Populist Zeitgeist.” Government & Opposition 39 (2004): 541-63.

Muzzioli, Francesco. “Fins du monde. Configurations et perspectives du genre dystopique.”  (Bé)vues du futur : Les imaginaires visuels de la dystopie, 1840-1940. Dirs. Clément Dessy et Valérie Stiénon. Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2015.

Taguieff, Pierre-André. L’Illusion populiste : Essai sur les démagogies de l’âge démocratique. Paris : Flammarion, 2007.

—. Le Nouveau national-populisme. Paris : CNRS éditions, 2012.

—. “Le populisme et la science politique : Du mirage conceptuel aux vrais problèmes.” Les populismes. Num. spécial de Vingtième Siècle : Revue d’histoire°56 (octobre-décembre 1997) : 4-33.

 

L’auteure

Morgane Belhadi est docteure en Sciences de l’information et de la communication. Elle est membre du CREM (Centre de Recherche sur les Médiations) à l’université de Lorraine où elle enseigne la communication politique, l’analyse des images et des partis politiques, et les théories de la communication. Prônant une approche interdisciplinaire fondée sur les méthodes issues de la sémiologie, l’histoire de l’art et la communication non verbale, ses objets d’étude portent sur le populisme et ses stratégies visuelles de communication, des médias traditionnels aux nouveaux médias, et l’histoire des affiches politiques en France.

Notes

[1] Des études ultérieures pourraient être consacrées à d’autres “forces” populistes émergentes, telle celle incarnée par le polémiste de droite conservatrice, Éric Zemmour, qui présente sa candidature pour la première fois, lors de l’élection présidentielle de 2022. Il récolte pas moins de 7 % des voix au premier tour – un score faible mais bien plus élevé que ceux de Valérie Pécresse et Anne Hidalgo, candidates des partis traditionnels : la droite et la gauche modérées.

[2] Morgane Belhadi, “Affiches politiques et populisme en France : vers une nouvelle esthétique ? Une approche iconographique comparée – Front National, Rassemblement National, Front de gauche, La France Insoumise,” thèse de doctorat sous la direction de Jamil Dakhlia, université Sorbonne Nouvelle Paris 3, soutenue le 16 décembre 2022.

[3] Notre traduction de Mazzoleni : “Media coverage may spread a sense of malaise and can trigger anti-Establishment reactions and political disaffection. The ensuing climates of cynicism and disenchantment provide ideal ground for the dissemination of the views of political leaders such as Le Pen” (59).

[4] Notre traduction de Canovan : “we can understand modern democracy (idea and phenomenon) as a point of intersection between redemptive and pragmatic styles of politics” (8).

[5] Notre traduction de Canovan : “from a pragmatic point of view democracy is simply a form of government” (10).

[6] Notre traduction de Canovan : “Democracy is a redemptive vision, kin to the family of modern ideologies that promise salvation through politics” (10).

[7] Même si l’appellation “Rassemblement national” avait déjà été utilisée pour désigner un parti collaborationniste dans les années 1940 et par le parti d’extrême droite fondé par Jean-Louis Tixier-Vignancour en 1954 dont faisait partie Jean-Marie Le Pen (source : Hugo Domenach, “‘Retour vers le futur’ #2 : Quand le Front national est devenu le Rassemblement national,” lepoint.fr, publié le 31.08.2018). Mais ces faits historiques sont en général peu connus du grand public.