Post-face

Par Gérald Préher (Université d’Artois) et Cécile Meynard (Université d’Angers)

 

Les travaux rassemblés dans ce numéro ont d’abord été présentés lors d’une journée d’études qui s’est tenue le 7 janvier 2021 à la Maison des Chercheurs de l’Université Catholique de Lille. Elle faisait suite à celle organisée l’année précédente (“Utopies et formes brèves”) par Tiphaine Zetlaoui et nous-mêmes et dont une sélection a paru dans la revue Mélanges de sciences religieuses fin 2021. Lors de cette précédente manifestation nous rappelions en introduction l’ambiguïté du terme et de la notion d’utopie (u-topia : “sans lieu”, comme on peut le lire dans l’entrée du dictionnaire de Trévoux (1752), avec cette notation : “Utopie s.f. Région qui n’a point de lieu, un pays imaginaire”). Nous relevions alors la confusion avec le terme “eutopie” (eu-topia), qui désigne le bon lieu, le pays du bonheur. L’utopie viendrait ainsi définir une société idéale située nulle part ailleurs… Nous étions revenus sur les diverses formes de contestation qui prennent la forme d’utopies sociales avant de nous attarder sur les utopies qui tournent mal — les fameuses dystopies. Nous citerons ici Frédéric Rouvillois qui, dans l’introduction d’une anthologie sur l’utopie, revient sur ces dystopies et précise : “elles ne sont pas le contraire des utopies, mais des utopies en sens contraire, reprenant fidèlement le schéma et les thèmes de l’utopie pour démontrer que chacun de ses bienfaits, poussé au bout de sa logique, finit par se retourner contre l’homme, par menacer ce qui constitue proprement son humanité” (20).[1] L’utopie aurait donc vocation à influencer la rédaction de dystopies… le rêve se transforme, tourne au cauchemar.
        En 2020, plusieurs communicants s’étaient intéressés à ce qu’il convient d’appeler des dérives utopiques : à trop vouloir bien faire, tout part de travers. Nous avons ainsi observé que si comme nous invite à le penser Thierry Paquot, “[o]n a l’impression que le mot ‘utopie’, depuis cinq siècles, possède, telle une médaille, deux faces : l’une positive — le projet d’une nouvelle société plus juste, plus fraternelle, plus généreuse et libératrice — et l’autre négative — un projet contraignant, totalitaire, irréfléchi, inconséquent, peu sérieux…” (8), la question se révèle plus complexe car de la face positive à la face négative se creuse un entre deux déterminant pour évaluer une tendance de tel ou tel discours qui peut également se démarquer et s’appréhender comme une troisième voie. L’utopie resterait ouverte, constamment modifiable selon les modes et supports utilisés.
        Nous nous étions interrogés sur les liens que peuvent entretenir les notions d’utopie et de brièveté : le bref est-il compatible avec la représentation critique d’une société idéale ou de son envers ? Qu’est-ce qui peut pousser des artistes à privilégier un format bref là où la majorité préfère le format long ? L’utopie, car elle se veut une réflexion sur le réel, vieillit mal… ce qui semblait idéal est maintenant dépassé, peut-être même dangereux… le bref suggère humblement des pistes à explorer mais n’a pas la prétention d’aller trop loin — le lecteur, l’auditeur, le récepteur est celui, ou celle, qui doit entrevoir une lueur au bout du tunnel, choisir d’avancer ou de reculer, retourner vers le connu ou cheminer vers l’inconnu. La notion d’utopie est incontestablement liée à celle du temps, à l’espoir d’un avenir meilleur dans un lieu plus propice au développement individuel. Bien sûr, cet endroit caché, difficile d’accès, n’existe (peut-être) pas mais la quête qu’il engendre donne à la vie un sens renouvelé, initiant, pour reprendre une expression de Saint Augustin, une recherche de “lueurs dans la nuit” (voir Saint Austin 111-33).
        Nous avons vu en 2021 et dans les contributions remaniées qui figurent ici que la représentation de mondes ou de systèmes idéaux ou cauchemardesques influence notre perception d’un réel qui n’a de cesse de nous échapper. Avec un esprit ouvert, nous pouvons flâner d’une culture à l’autre, de Baudelaire à Machen, de Foucault à Rousseau, de Carter à Oates… Nos travaux européens et transatlantiques montrent que l’utopie continue d’attirer l’attention de ceux qui cherchent encore à trouver le meilleur des mondes.

        

Ouvrages cités

Paquot, Thierry. Utopies et utopistes. Paris : La Découverte, 2018. Print.

Rouvillois, Frédéric, dir. L’Utopie (Textes choisis). Paris : GF Flammarion, 1998. Print.

Saint Augustin. Confessions. Trad. L. de Mondadon. Paris : Éditions Pierre Horay/Seuil, “Points sagesses”, 1982.

        

Notes

[1] On consultera également l’entretien d’Ophélie Siméon avec Gregory Claeys (2021) disponible en ligne sur le site “La vie des idées” (consulté le 29/01/2023) pour une mise au point sur les termes d’“utopie” et de “dystopie”.