Introduction

Par Mehdi Ghassemi et Camila Pérez Lagos

 

L’année 2021 marque le 25ème anniversaire de la publication du premier volume de la trilogie de Castells, L’ère de l’information. Dans ce contexte, du 24 au 26 juin 2021 s’est tenu, à l’Institut des Stratégies et Techniques de Communication (ISTC) de Lille, le colloque intitulé « Société en réseau : ré-évaluation et ré-application d’un concept ». Ce numéro spécial de la revue CultureCom recueillie les principales contributions des chercheur.e.s qui ont participé au colloque et est consacré à la pensée de Manuel Castells et notamment à  la trilogie The Information Age (1996, 1997, 1998) que retrace les transitions sociales, économiques et culturelles des sociétés industrielles jusqu’à la « société en réseaux ».

Depuis la parution de la trilogie, l’ensemble des travaux de Castells ont inspiré de nombreux chercheur.e.s à utiliser la société en réseaux à la fois comme une métaphore puissante mais aussi comme un modèle nuancé pour comprendre les aspects sociaux, culturels et politiques de l’ère numérique (Ghassemi et Pérez Lagos, 2021). L’avènement du réseau comme forme dominante de structure sociale, selon le sociologue, entraîne une « nouvelle morphologie sociale » qui modifie substantiellement « les processus de production, d’expérience, de pouvoir et de culture » où une « économie mondiale de l’information » et une « culture de la virtualité réelle » sous-tendent désormais tous les aspects de la vie humaine (1996, 1997, 1998). Même si l’expression « société en réseau » a été utilisée pour la première fois en 1981 par le sociologue norvégien Stein Bråten (1981), c’est bien grâce à Castells que cette expression devient un véritable changement de paradigme et un cadre conceptuel pour comprendre la transformation numérique. À l’instar d’Harold Innis et Marshall McLuhan auxquels il est souvent comparé, Castells est convaincu que les sociétés ne peuvent être appréhendées sans une connaissance approfondie de leurs processus de communication.

Selon Castells, la société en réseau est apparue lorsque les sociétés sont passées de l’ère industrielle à l’ère de l’information. La diffusion mondiale des technologies numériques de l’information et de la communication a ainsi engendré un processus de transformation structurelle de la société dans lequel le réseau est devenu la structure dominante (1996, 1997). La société en réseau serait donc le modus operandi qui domine presque l’ensemble des activités humaines y compris les moyens mêmes par lesquels la richesse, le pouvoir et la connaissance sont générés et diffusés. Cette nouvelle société opère principalement par la transformation du rapport des individus avec le temps et l’espace. Les notions traditionnelles de temps et d’espace deviennent moins pertinentes pour la vie sociale. Si les réseaux sociaux déterminés par la proximité ont toujours un sens, ils coexistent avec de nouvelles formes d’identité et de nouveaux modes de vie qui se forment et se maintiennent dans une temporalité non linéaire et une spatialité ouverte (Castells 1998). Par ailleurs, cette transition n’a pas seulement modifié les structures économiques, politiques et culturelles des sociétés contemporaines, mais elle a donné lieu à de nouvelles formes d’interactions entre l’individu et son entourage, entre le public et son environnement communicationnel numérisé. Ce « public en réseau », habitant un tissu de nœuds, de flux et de plateformes virtuelles, ne reçoit plus seulement des médias mais en produit, consomme et relaie. Ainsi l’Internet serait-il l’exemple représentatif d’une forme d’organisation propre à l’ère de l’information (Castells, 2002).

Le réseau serait donc une métaphore apte pour décrire les nouveaux horizons communicationnels et sociétaux et pour capturer l’esprit de ce que Castells appelle le « capitalisme informationnel ». En ce sens, les transformations technologiques entraînent une nouvelle série de tensions entre le local et le global dont le paradigme de réseau vise justement à faire disparaître l’écart. Castells appelle cela « l’opposition bipolaire entre le Réseau et l’Identité » (1996 : 3), entre un régime économique abstrait et mondialisé au centre duquel une minorité d’individus prennent les décisions, et ceux qui subissent les conséquences de ces décisions localement et qui se trouvent souvent à la marge, au sein de ce Castells appelle les « trous noirs » du capitalisme informationnel (1996, 3). Cette tension génère ainsi de nouvelles formes d’identités basées sur la « résistance » et, donc, de luttes politiques seraient une caractéristique importante de la société en réseau mondialisé. Le nouveau space of flows serait donc un espace mondialisé de contestations permanentes dans la mesure où il y aura toujours des centres et des périphéries.

Plus tard, dans Communication power, Castells (2009 : 10) définit le pouvoir comme une « capacité relationnelle » asymétrique basée sur la coercition, la domination et la violence, et considère que ce rapport de pouvoir est « le processus le plus fondamental dans la société ». Selon lui, ceux qui sont au pouvoir déterminent et façonnent les institutions et les normes qui régissent nos vies. Ainsi le pouvoir est-il largement exercé par deux moyens principaux : le pouvoir coercitif et le pouvoir de persuasion. D’une part, il y a le pouvoir au sens de la tradition wébérienne comme le monopole de la violence par l’État (Weber, 1919). D’autre part, il y a le pouvoir au sens de la capacité à façonner les esprits, à susciter le consensus ou la résignation des individus d’une société. Ce dernier s’inspire des travaux de Michel Foucault (1926-1984 ; 1975) et, dans une certaine mesure, de la notion d’« hégémonie » d’Antonio Gramsci (1891-1937). En même temps, Castells soutient que là où il y a du pouvoir, il y a aussi du contre-pouvoir, et que là où il y a domination, il y aura toujours une résistance à la domination (Castells, 2009). Dans cette tension, le sociologue s’intéresse davantage à la capacité et à la possibilité pour les personnes dont les intérêts et les valeurs sont exclus des institutions de la société d’exprimer leur désaccord et de tenter de changer les institutions qui construisent la société. Notre expérience historique, affirme-t-il, est toujours déterminée par une interaction incessante entre le pouvoir et le contre-pouvoir.

Castells (1998) conceptualise aussi la notion de « pouvoir en réseau » selon laquelle, au sein de la société, il y aurait le pouvoir et l’impuissance qui sont profondément liés à l’accès aux réseaux et au contrôle des flux. C’est-à-dire qu’à l’intérieur des réseaux, de nouvelles possibilités sont créées sans relâche. En revanche, à l’extérieur des réseaux, la survie est de plus en plus difficile. Le réseau lui-même agit comme un « gardien ». Par conséquent, l’accès aux réseaux plus connus implique l’acquisition du statut de « nœud », une nouvelle condition minimale d’appartenance sociale, économique et politique. En même temps, le simple accès ne signifie pas nécessairement l’autonomisation de l’égalité. Certains réseaux sont plus puissants que d’autres car ils servent de médiateurs aux activités importantes dans une société, alors que d’autres ne le font pas. Par exemple, les réseaux financiers sont plus puissants que les réseaux de « papotage ». Pareillement, les nœuds d’un même réseau ne sont pas toujours égaux car certains nœuds créent et contrôlent les flux, tandis que d’autres se contentent de les recevoir et de les transmettre.

Dans une société où les États ne monopolisent plus vraiment l’information, une part importante du pouvoir économique, politique et culturel est passée de l’État au système médiatique. En ce sens, cvec la notion de société en réseaux, Castells remet en cause la conception du pouvoir étatique. Il existe désormais de nouvelles structures – des réseaux – qui soutiennent des formes particulières d’interactions sociales, des modèles uniques d’autorité. Donc, le pouvoir de contrôler l’information réside dans les réseaux de communication constitués par les relations sociales et les technologies de communication. Les réseaux sociaux mondiaux qui utilisent les réseaux de communication numériques sont la source fondamentale du pouvoir et du contre-pouvoir dans la société contemporaine. Ainsi, explique Castells (2004), la relation entre les citoyens et la politique, entre le représenté et le représentant, dépend-elle essentiellement de ce qui se passe dans cet espace de communication centré sur les médias. En effet, c’est dans l’espace médiatique que les batailles politiques de toutes sortes sont menées, gagnées et perdues.

Ce numéro aborde non seulement la pertinence et les applications contemporaines des concepts de Castells, mais aussi s’intéresse aux limites afin d’examiner les façons avec lesquelles d’autres chercheur.e.s déploient les concepts de l’auteur. Dans cette optique, nous pouvons diviser les contributions qui suivent en deux axes : premièrement, celles qui appliquent les concepts de Castells pour éclairer des études de cas contemporaines, et deuxièmement, celles qui évaluent la pensée de Castells en le lisant aux côtés d’autres auteur.e.s. Dans le premier axe nous retrouvons la contribution de Zineb Majdouli et Jérôme Roudier qui, tout en s’inspirant de la société en réseaux, examinent la notion de « docilité numérique » à travers l’anthropologie de la communication et la philosophie politique. De même, l’article de Julie Momméja analyse les communautés virtuelles historiques qui ont émergé en Californie dans les années 1970 et 1980 à travers une approche à la fois historique et contemporaine de la société en réseaux. Pour sa part, Santiago Gómez Mejía étudie les nouveaux modèles éducatifs et de nouvelles logiques de formation qui ont poussé les universités à évoluer suite à la rupture générée par le Covid19 en 2020. Enfin, Eduardo Villanueva-Mansilla propose un élargissement du concept d’espace de flux, « compris comme des plateformes multipartites, créatrices d’externalités de réseau » tout en s’inspirant du cas des manifestations politiques de novembre 2020 au Pérou. Dans le deuxième axe, nous retrouvons les articles de Jaseff Raziel Yauri-Miranda et Israel Arcos Fuentes qui abordent l’héritage de Castells à travers une approche psychologique, économique et politique. Pour sa part, Tiphaine Zetlaoui lit l’œuvre de Castells avec deux autres spécialites du réseau : Musso, Breton et propose de réconcilier les trois auteurs. Enfin, l’article de Dario Migliucci avance une analyse critique des théories de Castells en adoptant une perspective historique que Castells « ne pouvait pas avoir à sa disposition dans les années 90 ». Le numéro conclu par la retranscription de la conférence plénière que Manuel Castells à tenu au sein du colloque « Société en réseau : ré-évalutation et ré-application d’un concept » en 2021. En bref, l’ensemble des contributions offrent une panoplie d’études multilingues, multidisciplinaires, couvrant des zones géographiques multiples, afin de réévaluer et ré-appliquer le concept de « la société en réseaux ».

 

Bibliographie

 Bråten S., 1981. Modeller av menneske og samfunn, Universitetsforlaget, Foreløpig utgave.

Castells M., 1996, L’Ère de l’information, tome 1, La Société en réseaux, trad. de l’anglais par P. Delamare, Paris, Fayard, 1998.

Castells M., 1997, L’Ère de l’information, tome 2, Le Pouvoir de l’identité, trad. de l’anglais par P. Chemla, Paris, Fayard 1999.

Castells M., 1998, L’Ère de l’information, tome 3, Fin de millénaire, trad. de l’anglais par J.- P. Bardos, Paris, Fayard, 1999.

Castells, M., 2004, « Informationalism, networks, and the network society: A theoretical blueprint », pp. 3-43, in : M. Castells, ed., The Network Society: A Cross-cultural Perspective, New York, E. Elgar.

Castells, M., 2009, Communication power, Oxford, Oxford University Press.

Fuchs, C., 2009, « Some reflections on Manuel Castells’ book », Communication Power. TripleC, 7 (1), pp. 94-108.

Garnham N., 2000, « La théorie de la société de l’information en tant qu’idéologie : une critique », Réseaux, 18 (101), pp. 53-91.

Ghassemi M. et Pérez Lagos C., « Castells (Manuel) » Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Mis en ligne le 23 juillet 2021. Dernière modification le 23 juillet 2021. Accès : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/castells-manuel.

Lukasik S., 2020, « Homophilie », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics. Accès : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/homophilie.

Webster F., 2014, Theories of the Information Society, Londres, Routledge.