La littérature solarpunk : Une utopie efficace ?
par Franck damour, université catholique de lille
Résumé
Apparu depuis la fin des années 2000, le solarpunk se présente comme un genre littéraire et une esthétique capables de nourrir une vision positive de l’avenir et l’avènement de sociétés plus conviviales, tant pour les humains que pour les relations de ces derniers avec leur environnement. La finalité du solarpunk est de porter une utopie réaliste en misant sur le développement des infrastructures énergétiques solaires. Quelles sont la nature et les composantes de cette esthétique ? Semble-t-elle avoir les bases permettant de porter cette utopie ? La littérature par laquelle elle entend se structurer est-elle une utopie efficace ?
Summary
Solarpunk emerged in the late 2000s as a literary genre and aesthetic that can nurture a positive vision of the future and the advent of more human-friendly societies, both for humans and for non-humans. Solarpunk defines itself as a realistic utopia through the development of solar energy infrastructure. What are the nature and components of this aesthetic? Does it seem to have the basis for carrying this utopia? Is the literature through which it intends to structure itself an effective utopia?
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Lorsqu’on cherche des précurseurs de la science-fiction, le nom d’Émile Zola ne vient pas à l’esprit, sinon sous la forme d’un trait d’humour. Et pourtant, il est l’auteur d’un roman quelque peu oublié et qui, par bien des aspects, pourrait être catégorisé comme de la science-fiction. Publié dans L’Aurore en 1900, Travail ou le roman socialiste fait partie des Quatre Évangiles, le dernier cycle romanesque conçu par Émile Zola de 1898 à sa mort en 1902. Cette œuvre d’anticipation raconte l’histoire d’un polytechnicien, Martial Jordan, qui transforme une ville industrielle crasseuse, sombre, pauvre, tissée de rapports sociaux violents et malheureux en une Cité heureuse, rendue harmonieuse par la vertu d’une électricité émancipée du charbon : Jordan la produit directement à partir de l’énergie solaire captée dans des tours au fonctionnement énigmatique pour le lecteur. Émile Zola a fait du motif énergétique le “lieu” même de l’utopie, l’équivalent du décentrement géographique de l’île lointaine ou de la cité perdue.
On retrouve en arrière-plan de ce roman tout l’imaginaire de “la Fée électricité” qui s’est déployé dans le monde depuis les années 1880, notamment dans le cadre des Expositions universelles, comme celle de Paris en 1900. L’électricité doit une part de son succès à cet imaginaire social construit autour d’elle par ses différents acteurs et promoteurs (Nye), imaginaire qui a facilité la mise en place d’infrastructures centralisées et monopolistiques comme le montrent les exemples de la General Electric aux États-Unis et d’A.E.G. en Allemagne (McGuire, Granovetter et Schwarz). Le roman utopiste de Zola récupère cette inflation d’imaginaire en espérant l’infléchir : il s’agit de proposer une autre voie, plus décentralisée, une voie où l’infrastructure énergétique, par ses seules vertus, libérerait les travailleurs à la fois des contraintes naturelles et sociales.
La tentative d’Émile Zola est aussi celle d’un courant esthétique plus récent, le solarpunk. En développement depuis une dizaine d’années, se posant en rupture avec une science-fiction jugée trop pessimiste et déflationniste, le solarpunk entend participer au développement d’infrastructures énergétiques alternatives au monde carboné en nourrissant un “imaginaire socio-technique” tel que défini par Sheila Jasanoff et Sang-Hyun Kim : “des visions collectives, institutionnellement stabilisées et publiquement mises en œuvre d’un avenir souhaitable, animées par une compréhension commune des formes de vie et d’ordre social réalisables grâce aux progrès de la science et de la technologie, et qui les soutiennent.” Aucune technologie ne produit par elle-même, du fait de ses contraintes, un type d’organisation sociale et politique : les deux se co-construisent et les représentations du futur jouent un rôle décisif dans ce processus (Boyer et Howe). Une fois introduite, “la technologie offre une validation matérielle de l’ordre social auquel elle a été préformée” (Feenberg 18), générant une boucle de rétroaction. C’est en amont de cette boucle que le solarpunk veut agir en proposant un futur désirable et vertueux.
Émile Zola n’a pas véritablement échappé à l’imaginaire dominant de la Fée électricité, son utopie ne servant finalement qu’à alimenter l’idéologie en place (Flichy 56). Qu’en est-il du solarpunk ? Ses choix esthétiques et sa conception de la technologie solaire sont-ils autant d’éléments lui permettant de relever le double défi qu’il s’est donné : 1) sortir la science-fiction d’une ornière dans laquelle tout au moins sa production de masse semble être tombée, annulant sa capacité critique et performative ; et 2) créer un imaginaire favorable à une réponse pertinente aux défis climatiques ?
Solarpunk : Un nouveau genre littéraire ?
Le solarpunk appartient à la catégorie des sous-genres littéraires. C’est en tout ainsi qu’il s’est lui-même identifié. Il semble donc logique de commencer par préciser la place du solarpunk parmi les autres courants de science-fiction, tout en ayant bien à l’esprit que les “genres” ne sont pas des catégories figées et théoriquement définies, mais des pratiques sociales : un genre est un ensemble de normes, de codes, de pratiques collectives, de discours élaborés, hybridés, négociés par tous les acteurs, qu’ils soient auteurs, éditeurs, lecteurs, commentateurs, etc. (Letourneux). Ce qui correspond bien à la définition du solarpunk donnée par le collectif “Solarpunk community” : “Solarpunk is a movement as much as it is a genre: it is not just about the stories, it is also about how we can get there.”
De fait, le solarpunk est de toute évidence plus une “communauté” qu’un genre littéraire. Sur le plan proprement littéraire, seulement quatre anthologies de nouvelles se revendiquent explicitement du solarpunk : celui-ci est apparu avant les récits censés lui donner corps et en faire un genre littéraire. Il vit surtout de toute une activité numérique cherchant à “faire communauté.” Selon Jay Springett, un des premiers analystes du solarpunk, ce dernier est plus “un mouvement de fiction spéculative, d’art, de mode et d’activisme” qu’un genre littéraire. Yannick Rumpala note que “l’étiquette, dans la mesure où elle a précédé les œuvres produites (encore quantitativement peu nombreuses) a plus une valeur performative comme inspiration d’un mouvement à venir” (334). Le solarpunk existe en ligne, dans des groupes sur Tumblr, Facebook ou des blogs indépendants. On y trouve de l’écriture collaborative de récits ou de bandes dessinées, comme Opening into Wings (Wilson), des propositions d’images, des magazines comme Optopia: A solarpunk zine (collectif anonyme), des collectifs de makers/hackers, tout ceci donnant naissance à des événements publics comme le Solar Punk Festival, à Berlin en 2018, le Solar Punk Futures project, qui réunit “des scientifiques, des chercheurs et des penseurs visuels pour enquêter sur la transition énergétique du point de vue du solaire-punk” (Holleran 56) et le Solar Punk Summit en octobre 2021 (Austin, Texas).
Mais le mouvement s’identifie tout de même par rapport à des racines littéraires. Le terme “solarpunk” a été proposé en 2008 par un blogueur anonyme pour définir “un nouveau genre littéraire.” Le blogueur anonyme propose ce nouveau concept pour saluer le lancement du Beluga Skysail, un cargo hybridant moteurs thermiques et voiles :
Je pense que la meilleure façon d’expliquer le solarpunk est de le comparer au genre de science-fiction et de fantaisie appelé steampunk, dont découle l’idée du solarpunk. . . . Le solarpunk associe également la technologie moderne à la technologie plus ancienne, mais avec une différence essentielle. Dans le cas du steampunk, l’accent mis sur la technologie victorienne sert de ligne directrice pour imaginer un monde alternatif. Dans le cas du solarpunk, l’intérêt pour les technologies anciennes est motivé par l’économie du monde actuel : si le pétrole n’est plus une source d’énergie bon marché, il est préférable de faire revivre des technologies anciennes basées sur d’autres sources d’énergie, comme l’énergie solaire et l’énergie éolienne. C’est pourquoi le Beluga Skysail est le cargo officiel et honorifique du solarpunk. (Anonyme)
La définition du solarpunk se fait donc d’abord par opposition au steampunk.[1] Que penser de ce rapprochement avec le steampunk ? Tous deux se construisent principalement autour d’une énergie particulière (même si d’autres technologies sont mobilisées dans les romans et nouvelles). Cette énergie les définit de façon principielle. Ni l’un ni l’autre ne réduit sa pratique à la production littéraire, cherchant à développer une esthétique globale déclinée dans les sites internet, le design d’objets, des pratiques de déguisement (cosplay). Enfin dernière caractéristique, littéraire cette fois-ci : les deux genres lorgnent du côté de la fantasy ou du fantastique par exemple avec Wings of Renewal, une anthologie solarpunk remplie de magie et de dragons. Mais l’inventeur anonyme du concept “solarpunk” insiste surtout sur la différence entre les deux : elle tient dans le fait que “les idées du solarpunk et les technologies du solarpunk ne doivent pas rester imaginaires.” Alors que le steampunk ne s’est intéressé qu’à produire une esthétique et un imaginaire, le solarpunk doit nourrir le développement de technologies réelles et du monde qui en naîtra. Le solarpunk ne peut pas s’en tenir à être un simple genre littéraire, il entend influencer le réel et se positionne résolument comme une utopie (Anonyme) ou comme une “optopie” telle que définie par le collectif Optopia à l’origine du magazine du même nom : “A place in between a utopia and a dystopia. Not a perfect world, but an achievable one—the best possible world we can create given the circumstances” (Collectif anonyme).
Plus qu’avec le steampunk, le rapprochement le plus souvent revendiqué au sein de la mouvance solarpunk s’opère avec le cyberpunk, au point que le premier soit présenté parfois comme un sous-genre du second. Leur relation est plus complexe : c’est à la fois par fidélité et par opposition au cyberpunk que le solarpunk se définit. L’Oxford Dictionary of Literary Terms définit le cyberpunk comme
une phase de la science-fiction américaine dans les années 1980 et 1990 . . . Contrairement à la science-fiction grand public antérieure, qui impliquait généralement une confiance utopique dans le progrès technologique, la fiction cyberpunk . . . prévoit un avenir proche dans lequel de sinistres sociétés multinationales domineront le “cyberespace” . . . dont dépend une population métropolitaine appauvrie.
Une telle définition positionne le cyberpunk avant tout pour sa force critique. Or, celle-ci semble s’être épuisée, surtout depuis que l’esthétique cyberpunk est devenue dominante dans les productions de masse, tant littéraires, vidéoludiques que cinématographiques. Alors que le cyberpunk proposait à l’origine une critique du capitalisme de la fin du XXe siècle, la popularité de son esthétique l’a conduit à devenir un produit de masse défendant une vision pessimiste qui tient lieu d’éthique pour des individus qui n’arrivent jamais à sortir du système. “Il n’y a pas d’alternative” semble être le message de ces dystopies, ne laissant de place aux valeurs de solidarité et de partage qu’au sein de communautés closes.
Le solarpunk est, par bien des aspects, fidèle au cyberpunk. Ils développent une extrapolation du futur à partir de tendances du présent et sont soucieux de l’inscription socioculturelle des technologies. Il est vrai que les deux genres puisent aux mêmes sources, de façon plus ou moins consciente : la science-fiction contre-culturelle et féministe des années 1960 et 1970. Les différences n’en sont pas moins marquées et revendiquées par la “communauté” solarpunk. Les histoires du solarpunk répondent souvent directement à la littérature dystopique du cyberpunk et à la littérature post-cyberpunk, et les critiquent. Jay Springett l’annonce de but en blanc lors d’une conférence au Het Nieuwe Instituut de Rotterdam : “Le but du solarpunk est de déprogrammer l’apocalypse.” Le solarpunk se pose en contre modèle de la vision cyberpunk du futur. La présentation de ses thématiques permettra de préciser cette rupture.
Solarpunk : Un oxymore ?
Faire rupture n’est pas gagné d’avance, car le projet solarpunk semble bien relever d’un oxymore : comment être punk et vouloir construire un avenir ? La position est pourtant clairement affirmée dans les préfaces des quatre anthologies qui constituent le principal corpus édité du mouvement.
Dans l’avant-propos de Wings of Renewal, Claudia Arsenault et Brenda J Pierson écrivent que le solarpunk est une “affaire d’espoir.” Selon elles, en reprenant le techno-optimisme de romans de science-fiction utopiques (tels que Woman on the Edge of Time de Marge Piercy, ou The Female Man de Joanna Russ), le solarpunk rejette consciemment le fatalisme croissant du cyberpunk. La “note de l’éditeur” de l’anthologie Sunvault: Stories of Solarpunk and Eco-speculation confirme la nature anti-dystopique du genre : Phœbe Wagner et Bronte Christopher Wieland suggèrent que le genre “met l’accent sur l’interaction innovante avec nos communautés et notre environnement” (9). Ces quelques éléments suffisent à dire la distance avec le cyberpunk : volonté d’initier des utopies concrètes ; critique sociale nourrie des revendications sociales récentes ; posture résolument optimiste et anti-dystopique.
En quoi le solarpunk relève-t-il dès lors du punk ? Le “Manifesto Solarpunk” l’explicite :
The “punk” in Solarpunk is about rebellion, counterculture, post-capitalism, decolonialism and enthusiasm. It is about going in a different direction than the mainstream, which is increasingly going in a scary direction. (Solarpunk community)
Pour Jennifer Hamilton, la subversion du solarpunk réside surtout dans le fait que son optimisme apparent n’incite pas à suivre les règles du système établi, mais bien à les contourner. Si le cynisme du cyberpunk a été intégré par le système capitaliste, alors l’optimisme, l’espoir, l’engagement collectif sont devenus des valeurs subversives et révolutionnaires. Sarena Ulibarri, dans l’introduction de Glass and Gardens, situe la force critique du solarpunk non seulement dans l’aspect écologique de ce genre naissant, mais aussi dans “la luminosité et l’espoir” qui le caractérisent (2).
Le solarpunk a eu le souci de se situer dans l’histoire récente de la science-fiction et en même temps de s’en distinguer. Le reproche qu’il formule à l’égard du steampunk ou du cyberpunk est le même : proposer une critique qui tourne à vide, ne plus oser un imaginaire positif et fécond. Il se rapproche en cela d’une sensibilité technophile toujours vivace dans la science-fiction américaine.
La science-fiction comme utopie efficace
En effet, le solarpunk pourrait se revendiquer d’auteurs comme Bruce Sterling ou Neal Stephenson qui ont en commun de vouloir créer bien plus qu’un nouveau sous-genre littéraire. Ils sont tous deux issus du cyberpunk avec lequel ils ont opéré une rupture.
Sterling a initié et porté le “Viridian Design Movement” de 1998 à 2008. Il ne s’agit pas exactement d’un courant littéraire : doté d’une “mailing list” (liste de diffusion) et d’un site Internet, ce mouvement a été conçu comme un forum pour élaborer des représentations de l’avenir, parfois sous des formes bien concrètes en lançant des concours de design autour des enjeux de la “soutenabilité.” Le but était de promouvoir une conception du progrès compatible avec l’environnement, bientôt appelée par un des membres du viridian Movement, Alex Steffen, le “bright green environmentalism.” La formule a rencontré un certain succès en Amérique du Nord et dans les pays scandinaves, aux Pays-Bas, en Allemagne à la fin des années 2000. Considérant son objectif atteint, Bruce Sterling a dissous le mouvement viridien en 2008, l’année où Julian Bleecker invente le terme de design-fiction qui correspond exactement à une dimension du projet de Sterling : “l’utilisation intentionnelle de prototypes pour expliquer le changement.” Chaque objet imaginé et proposé à l’état de prototype est porteur d’une narration sur l’avenir, permettant de faire tomber les craintes, d’acclimater cet avenir dans le présent : chaque objet évoque un monde, sans qu’il soit nécessaire de le raconter totalement.[2]
Le “Project Hieroglyph,” de Neal Stephenson, a d’une certaine façon repris le flambeau. Les romans de Stephenson sont fréquemment rattachés au courant “post-cyberpunk” : ils conservent du cyberpunk l’intérêt pour les effets des développements technologiques mais élargissent leur regard vers des sphères sociales plus larges et surtout ne cultivent pas la même veine pessimiste. Dans “Innovation Starvation,” article publié dans la revue du World Policy Institute, un think tank américain orienté vers les enjeux politiques globaux, Stephenson s’alarmait en effet des formes de désespérance que cette tendance risquait selon lui d’engendrer, et de la perte d’inspiration qui pourrait en résulter, notamment pour la stimulation de grands projets innovants. Hieroglyph a une dimension collective, avec une plate-forme contributive sur Internet (http ://hieroglyph.asu.edu/), en liaison avec le Center for Science and the Imagination de l’Arizona State University. Cette collaboration a donné naissance à une anthologie de nouvelles, en septembre 2014, avec des contributions de Gregory Benford, Cory Doctorow, Bruce Sterling et Neal Stephenson : Hieroglyph: Stories and Visions for a Better Future. La forme narrative y est conçue comme un moyen d’orienter les cadres d’appréhension du futur. Comme Sterling, Stephenson entend incarner les mondes imaginaires dans des objets qu’il contribue à concevoir en collaborant avec des firmes comme Blue Origin ou Magic Leap, une société de réalité virtuelle où il travaille comme “chief futurist.”
Le solarpunk partage avec Serling et Stephenson une confiance dans la capacité des technologies à transformer par elles-mêmes le monde, à incarner un avenir positif. Ils ont en commun le désir de nourrir un imaginaire capable de proposer le design d’un monde nouveau, un imaginaire capable de faire naître des objets techniques qui en portent les valeurs et, par leur existence, le rendent possible aux yeux de tous.
Adam Flynn, dans son article “Solapunk : Notes Toward a Manifesto” (significativement publié sur le site du Hieroglyph project), formule l’idée clef du courant : “l’infrastructure en tant que forme de la résistance.” Véritables “réseaux sociaux,” les infrastructures “lient les personnes et les choses dans des systèmes hétérogènes complexes” et produisent “une sorte de mentalité et de mode de vie dans le monde.” Ces infrastructures sont constituées d’imaginaires qu’elles contribuent à produire : elles sont un imaginaire social matérialisé et orienté vers l’avenir, au service des mondes à venir, et donc par essence utopique. Le solarpunk voit les infrastructures comme des utopies en marche, conformes à ce que la philosophe et activiste Grace Lee Boggs appelait des “visionary organizing.” Son objet est de les promouvoir à travers une esthétique.
Un pastoralisme punk
Le solarpunk est avant tout un projet esthétique, c’est même celui-ci qui fédère largement les membres de la “communauté.” Cette association horizontale et réticulaire d’activistes, ingénieurs, développeurs, artistes, spécialistes de l’open source, etc. incarne le “déjà là” d’un avenir reconfiguré. Elle est fédérée par une esthétique pastorale qui est l’élément actif de l’utopie solarpunk.
Comme on peut s’y attendre, les futurs solarpunk sont imprégnés de lumière, le registre du lumineux est omniprésent et sature tant l’espace visuel que langagier. La lumière est une sorte de schibboleth pour communiquer une sensibilité “solarpunk,” porteur de ses valeurs et pratiques. Les images choisies pour les couvertures des anthologies sont révélatrices, d’autant plus qu’il s’agit souvent d’autoédition (et donc exprimant l’imaginaire des auteurs plus que celui de l’éditeur). Celle de Sunvault (Wagner et Wieland) est exemplaire : une ville remplie de verdure et traversée d’eau où le soleil dispense avec générosité sa lumière. La lumière et l’abondance du soleil sont présentées comme une force unificatrice, liant ensemble les différents éléments. Cette couverture est représentative de nombreuses images que l’on peut trouver sur les sites solarpunk : elles font penser à des images cyberpunk dont les nuances sombres et menaçantes ont été remplacées par toutes les variations de vert et de jaune, dont les câbles et autoroutes ont été intégrés dans une végétation réticulaire. S’agit-il d’un verdissement du cyberpunk ? En tout cas, dans les nouvelles solarpunk, la lumière solaire est l’objet d’un culte collectif, aux tonalités souvent religieuses. “Cable Town Delivery,” une nouvelle dans l’anthologie Glass and Gardens, se termine par un rassemblement de la communauté pour un “Festival de la lumière” (Lopes da Silva), tandis que dans “Women of White Water,” des festivals équivalents sont “une célébration de la survie . . . de la communauté” (Kenwright). Le “solaire” dans solarpunk, comme l’explique Ben Valentine, “est à la fois une description et une métaphore de l’engagement du mouvement en faveur d’une utopie accessible à tous les humains sur terre, ainsi qu’à toutes les formes de vie de notre planète.”
Ce pastoralisme se déploie au sein de petites communautés : l’échelle spatiale des nouvelles solarpunk (à l’exception de l’anthologie brésilienne), est celle de petites cités-États autogérées et assez peu celle d’États-nations. La propriété collective est souvent la norme, et les idéaux de communauté, d’attention et d’humilité font partie intégrante du système. Un post d’Olivia Louise daté de 2014 et très souvent relayé au sein du mouvement défend cette option rétrofuturiste. Louise appelle à
une science-fiction plausible dans un futur proche [qu’elle] imagine fondée sur une esthétique de type Art nouveau, victorienne ou édouardienne actualisée, combinée à un mouvement pour les énergies vertes et renouvelables afin de créer un monde dans lequel les enfants grandissent en apprenant à construire des objets électroniques, ainsi qu’à jardiner et à acquérir d’autres compétences, et où les gens ont recommencé à apprécier les artisans, des tailleurs de pierre aux forgerons, en passant par les couturiers et les bijoutiers, et tous ceux qui se trouvent entre les deux.
Cette vision est un écho de William Morris, de John Ruskin, du mouvement Arts and Crafts. Le pastoralisme solarpunk se déploie donc autour d’une infrastructure énergétique qui est la seule présence moderne, exactement comme si le développement d’une technologie autonome et légère permettait un retour aux valeurs anciennes.
Cela vient confirmer notre hypothèse d’un verdissement de l’esthétique cyberpunk : en faisant de l’énergie solaire le centre de son propos, le solarpunk reprend cette addiction à l’énergie qui caractérise le monde des romans cyberpunk (et aussi nos sociétés industrielles). Ce n’est pas parce qu’on passe d’une énergie à une autre (passage qui n’est jamais arrivé dans l’histoire d’ailleurs, les énergies se cumulant et les “nouvelles” ne faisant que se rajouter aux “anciennes”) que cela apporte une réponse à la crise climatique et environnementale. On pourrait même dire que le solarpunk renforce cette addiction énergétique en cultivant cette forme de religiosité autour du soleil : son pastoralisme confond à la fois des archétypes archaïques et un rapport à l’énergie très contemporain.
Cette dépendance à l’énergie trouve sa racine dans un techno-solutionisme auquel le solarpunk n’échappe pas. Les récits solarpunk choisissent une voie positive et optimiste en ce qui concerne l’influence de la technologie et de la science. Certains éléments sont récurrents. Ainsi la science et la technologie sont toujours décrites comme des expériences personnelles. Nombre de récits mettent en scène des scientifiques, des ingénieurs et décrivent leur cheminement intérieur.
La technologie et la science sont présentées comme des solutions à certains problèmes liés au changement climatique (conditions météorologiques extrêmes, durabilité, extinction d’espèces, etc.), comme dans “Solar Child.” Elles sont perçues comme des réponses à ces transformations, des adaptations de type évolutif. La représentation de la science/technologie et de la nature met à mal la dichotomie nature/culture : la description des environnements développe une éco-esthétique où les arbres et les plantes en fleurs, l’agriculture et l’océan (puisque la station de recherche se trouve au milieu de l’océan) fusionnent avec la technologie et la science (énergie solaire, dômes, opérations de recherche).
En naturalisant ainsi la technologie et en intégrant son usage comme l’unique voie d’accomplissement personnel, le solarpunk n’innove guère : il ne fait que reproduire un imaginaire largement partagé de la technologie comme principal vecteur de civilisation. Il élargit même son emprise en effaçant la frontière nature/culture : la fusion de la technologie avec la nature n’est-elle pas l’ultime étape du processus d’appropriation par l’humain, l’accomplissement de l’anthropocène ?
Une utopie au service de l’idéologie ?
Si l’on reprend les catégories mobilisées par Patrice Flichy au sujet d’internet, toute innovation technique se retrouve prise dans une dialectique entre utopie et idéologie. S’inscrivant dans la lignée de certains travaux américains d’histoire des techniques, tels ceux de Leo Marx ou de David Nye, Flichy réhabilite le rôle de l’imaginaire dans le processus d’innovation : un imaginaire, en donnant une apparence presque tangible à des concepts ou des idéaux abstraits, permet aux acteurs de l’innovation de coordonner leurs actions. Négocié et accepté par tous, il devient implicite. Ainsi, Flichy montre que les imaginaires des communautés qui ont inventé internet sont encodés dans l’objet technique, tout comme les compromis autour de ces imaginaires. Flichy construit un modèle d’analyse qui reprend la dialectique entre idéologie et utopie de Paul Ricœur : l’utopie et l’idéologie constituent les deux pôles de l’imaginaire social, entre changement et stabilité. L’utopie est construction d’alternatives, exploration des possibles alors que l’idéologie est essentielle pour légitimer le pouvoir et souder l’identité d’un groupe. L’objet technologique est pris dans une dynamique : utopie-rupture, il peut donner naissance à un projet avant de devenir le support d’une idéologie de mobilisation ou d’une idéologie-masque (Flichy 69).[3] Qu’en est-il de l’infrastructure énergétique solaire ? Est-elle une utopie de rupture, pouvant modifier le monde, ou bien une utopie-fantasmagorie aliénée au service d’un imaginaire institué, véritable idéologie-masque ? Zola ne pouvait espérer plus, la technique n’existant pas. Le solarpunk n’a plus cette excuse.
L’utopie solarpunk repose sur un imaginaire de la transparence du système technique et de ses infrastructures. Celles-ci sont présentées comme sources de lumière, comme intégrées pacifiquement et naturellement dans l’environnement. Le pastoralisme du solarpunk pose la question de la réalité de l’infrastructure, de la visibilité de ses conditions de production. Il est significatif que l’ouvrage anarcholibertarien News from Nowhere (1889) de William Morris soit souvent revendiqué comme ur-texte par la communauté solarpunk. Morris y décrivait une société régénérée par un retour à la nature et aux rythmes naturels, retour permis par le développement d’une technologie – des “force-vehicles,” véhicules “verts” qui semblent résoudre bien des difficultés d’organisation sans causer de dommages. Le texte de Morris propose, par la vertu d’une technologie sommairement décrite et agissant de façon magique, une nostalgie antimoderne et futuriste. Le solarpunk adopte une même démarche : il résout la contradiction entre les technologies vertes et leur mode de production actuel en éludant les conditions de cette production. En faisant de l’infrastructure solaire une évidence et en l’utilisant comme point de départ de sa propre finalité imaginative, sans interroger ses conditions matérielles et institutionnelles, il cultive un imaginaire avant tout tourné vers l’énergie comme consommation. C’est ainsi que la grande visibilité des infrastructures conduit à une amnésie.
En effet, les infrastructures solaires sont omniprésentes dans l’imaginaire solarpunk : les panneaux solaires recouvrent murs et toits, renvoient une lumière bienfaisante, participent à la fois de l’esthétique des lieux et de leur teneur morale. Ces panneaux solaires sont comme des symboles politiques qu’il convient de rendre visibles. En cela, les nouvelles solarpunk participent d’une illusion analogue à celle générée par l’électricité lors de son apparition, illusion que les panneaux photovoltaïques semblent répéter. L’énergie solaire est comme l’électricité associée à des qualités : légère, mobile, adaptée à tous les pays, tous les milieux sociaux, flexible, potentiellement locale ou centralisée… Le solarpunk joue sur la “distribuabilité absolue” (Boyer) des panneaux solaires. Cette figuration d’une technologie ubiquitaire n’est en rupture, ni avec le cyberpunk (si ce n’est que le cauchemar devient rêve), ni avec l’imaginaire technologique contemporain mainstream.[4]
Lorsque la visibilité de l’infrastructure est esthétisée, elle invisibilise la réalité de la production. On ne sort pas du modèle dominant des infrastructures qui renvoient aux périphéries les coûts de production. L’imaginaire solarpunk n’est en fin de compte pas très éloigné de l’utopie/idéologie des énergies vertes de la Silicon Valley et du technosolutionnisme. Si l’énergie solaire est présentée comme une structure décentralisée, elle encourage de facto les projets de super-réseau mondial (Liu). L’approche presque fétichiste de l’énergie solaire dans le solarpunk fonctionne comme un exorcisme de la crise climatique, comme si une technologie naturalisée pouvait constituer une réponse à ce qui a été largement causé par le développement technique, comme si la transition énergétique pouvait se faire de façon indolore, sans transiger avec notre consommation énergétique, sans réellement soigner notre addiction à l’énergie. Comme l’a relevé Yannick Rumpala, “l’omniprésence des technologies solaires dans le Solarpunk rappelle la naïveté de l’ère atomique, quand dans les histoires de l’écrivain Isaac Asimov le nucléaire était miniaturisé et inséminé dans la vie quotidienne, comme une solution magique à tous nos problèmes.”
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Darko Suvin a proposé de définir l’utopie comme
la construction verbale d’une communauté quasi-humaine particulière où les institutions sociopolitiques, les normes et les relations individuelles sont organisées selon un principe plus parfait que dans la communauté de l’auteur ; cette construction étant basée sur l’éloignement découlant d’une hypothèse historique alternative. (49)
Cette définition s’applique-t-elle au solarpunk ? En quoi propose-t-il une “hypothèse historique alternative” ? Génère-t-il un “éloignement,” un estrangement cognitif ? Pour le dire simplement, si le solarpunk appartient à la science-fiction, où se situe son effet de “novum” (Suvin) ?
La difficulté à proposer un imaginaire alternatif au système dominant en partant des infrastructures énergétiques solaires est que l’imaginaire en place capte esthétiquement toutes sortes de valeurs alternatives comme la légèreté, l’autonomie, la décentralisation, l’immédiateté et l’accessibilité de l’énergie. D’une façon générale, l’imaginaire du business-as-usual comme seule réponse viable à la crise climatique est peuplé par les technologies de bioénergie avec captage et stockage du carbone (BECSC), la géo-ingénierie et les énergies renouvelables qui toutes sont présentées comme des technologies désirables, rendues très visibles et masquant par cette ultra-visibilité la réalité de leur production. Or le solarpunk, qui est plus une esthétique qu’un imaginaire, ne rompt pas avec ce biais, le renforçant même avec son pastoralisme qui édulcore plus encore les contraintes de production. Il est possible de lire cette édulcoration comme un héritage impensé du cyberpunk. En effet, le cyberpunk ne développe pas de critique politique à proprement parler : au fond, la geste des hackers ne produit aucun contre-pouvoir, seulement des individus qui s’adaptent plus ou moins bien dans le techno-capitalisme libertarien. Si le solarpunk a rejeté cet individualisme pessimiste, il ne pense l’action qu’à travers le vecteur technologique. Seule une technologie distribuée permet de distribuer le pouvoir : celui-ci ne naît pas d’une dynamique collective. Malgré ses couleurs lumineuses, le solarpunk ne se pose pas la question du politique et le pouvoir est seulement pensé comme capacité technique.
Il y a, parmi les nouvelles des quatre anthologies solarpunk, une exception à ce travers. Cette exception laisse la porte ouverte pour que le solarpunk puisse élaborer une utopie au sens de Suvin, une “hypothèse historique alternative.” Il est significatif que cette exception trouve à s’exprimer dans une nouvelle qui mobilise les ressources de la fantasy, un peu comme si en assumant la dimension magique sur le plan littéraire, elle ne venait plus parasiter la compréhension de la technologie. La nouvelle “Dragon’s Oath” décrit un village fonctionnant à l’énergie solaire, une énergie générée par des écailles de dragon. Ces écailles tombent littéralement du ciel : lors de leurs longues migrations, les dragons perdent leurs écailles qui sont récupérées par les villageois pour en faire des panneaux solaires. De façon magique, mais en étant présenté comme tel, le “dragon” condense en lui tous les éléments de l’infrastructure énergétique généralement oubliés (l’extraction des minerais, le transport, la construction des cellules photovoltaïques, le financement, la distribution). Or un jour, les dragons cessent leurs migrations, mettant en danger le village et le conduisant à modifier ses relations avec son environnement. Cette métaphore de l’impact des changements environnementaux est exemplaire et, encore une fois, unique dans la littérature solarpunk. Dans cette nouvelle, le seuil de l’esthétique est dépassé pour mettre en œuvre un imaginaire. Cela passe par le fait d’assumer pleinement la dimension littéraire, le travail de création littéraire, ce qui, pour un courant qui se positionne aussi comme genre littéraire, est sans doute la seule possibilité de produire quelque chose du côté de l’utopie.
Ouvrages cités et consultés
Anonyme. “From Steampunk to Solarpunk.” Republic of the Bees 27 May 2008. Web. 21 Dec. 2020.
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L’auteur
Franck Damour est chercheur associé à la Chaire Ethique, technologie et transhumanismes (Ethics EA 7446, Université Catholique de Lille). Historien, il travaille sur les relations entre l’imaginaire et le développement technologique dans les sociétés occidentales des XXe et XXIe siècles. Publications récentes : F. Damour, S. Desprez, A. Romele, Le Transhumanisme : Une anthologie, Hermann, 2020 ; F. Damour, D. Doat, O. Dard, L’Homme augmenté en Europe : Rêve et cauchemar de l’entre-deux-guerres, Hermann, 2021 ; F. Damour, D. Doat, Transhumanisme : Quel avenir pour l’humanité ?, Le Cavalier bleu, rééd. 2021
Notes
[1] Ce genre uchronique imagine un monde du XIXe siècle caractérisé par des technologies extrapolées de la science de cette époque, mais qui n’ont pas été inventées à cette époque, selon la définition proposée par l’Oxford Dictionary of Science Fiction.
[2] D’ailleurs, Sterling pense que nombre d’objets du futur ont déjà été inventés, sans doute trop tôt : “Les innovations de demain sont des objets obsolètes qui n’ont pas déjà disparu” aime-t-il à rappeler, qui a créé d’ailleurs un site consacré aux objets disparus (http://www.deadmedia.org/). Sterling renoue par là avec Hugo Gernsback et ses 80 brevets déposés pour des inventions demeurées sans succès car bouleversant les codes… Sterling mobilise la notion de “design fiction,” définie par l’essayiste Julian Bleecker dans Design Fiction: A Short Essay on Design, Science, Fact and Fiction (2009), comme un travail d’imagination des usages et des objets du futur.
[3] P. Flichy définit une idéologie-masque comme le moment où “l’on hésite pas à masquer tel ou tel aspect de la réalité afin de promouvoir la nouvelle technique” et l’idéologie de mobilisation comme le moment où l’idéologie permet de “mobiliser les acteurs, les producteurs de la technologie comme ses usagers.”
[4] On peut penser à l’utopie technologique matricielle de cet imaginaire : l’informatique ubiquitaire de Mark Weiser.