“En Pénétrant dans le cœur de la forêt” ou le paradis retrouvé

par Karima Thomas

Résumé

Cet article analyse la nouvelle intitulée “Pénétrer au cœur de la forêt” d’Angela Carter comme une réécriture créative des récits utopiques tels que le récit biblique de la Chute, Émile ou De l’éducation et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean Jacques Rousseau. L’histoire peut se lire comme une incursion dans un monde alternatif où les visions mystificatrices de l’innocence et de l’égalité de l’Homme à l’état de nature ou avant la chute sont remises en question. À leur place se trouve un univers féminin où la différence en général et la différence des genres en particulier sont reconnues et acceptées. L’article montre que le récit, iconoclaste et ludique, fait appel à l’un des principes de l’utopie en titillant la curiosité du lecteur et en le sensibilisant à des mondes et des possibilités alternatives.

Summary

This article reads Angela Carter’s “Penetrating to the Heart of the Forest” as a creative rewriting of Western utopian narratives such as the Biblical narrative of the Fall, and Jean Jacques Rousseau’s Emile or On Education and Discourse on the Origin and Basis of Inequality Among Men. Carter’s story presents an adventure into a possible alternative world where the mystifying visions of the pre-lapsarian world innocence and equality are questioned. The narrative depicts an alternative feminine world where difference in general and gender difference in particular are recognized and accepted. The article demonstrates that this iconoclastic and playful narrative calls upon one of the main tenets of utopia, titillating the reader’s curiosity and raising their awareness about alternative worlds and possibilities.

 

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        En 1969 Angela Carter a remporté le prix littéraire Somerset Maugham décerné pour le meilleur ouvrage publié l’année précédente. Ce prix a été assorti d’une bourse de 6000 livres Sterling destinée à permettre au gagnant de voyager à l’extérieur du pays. Carter a utilisé cette bourse pour aller au Japon. Elle a justifié son choix par son désir de s’exiler dans une culture différente de la culture judéo chrétienne.[1] Sa déclaration exprime un désir de rupture à la fois géographique et intellectuelle avec l’occident et une quête d’un ailleurs culturel et épistémique qui semble résonner avec le motif de voyage des utopistes du XVIIIe siècle.
        D’ailleurs le motif de déterritorialisation chez Carter ne se limite pas à l’espace géographique et intellectuel. En fait, Carter trouvait que les années 1960 et 1970 ressemblaient à “la genèse du monde” où tout était à refaire.[2] Sa déclaration traduit sa vision d’un monde où le temps s’efface et le sujet peut se situer en dehors de l’histoire pour en construire une nouvelle. Cette idée fait écho à l’essence même de l’utopie, car

[l]’utopie, dans son dynamisme, peut être entendue comme l’arrachement à un lieu. Le mot utopie laisse entendre dans son énonciation d’autres mots : arrachement, délocalisation, déterritorialisation. L’utopie est aussi l’arrachement à un temps, le passage dans un autre temps / non-temps par lequel on s’en va visiter un autre temps, réel et imaginaire à la fois. L’utopie témoigne de notre capacité à devenir des fantômes, visitant d’autres époques, hantant d’autres périodes. (Redeker 109)

        C’est justement avec cet esprit que Carter construit des ailleurs possibles dans ses écrits utopiques et dystopiques. Dans Heroes and Villains (1969), un roman dystopique, elle décrit la confrontation entre d’une part, une société de professeurs, versés dans les savoirs théoriques et incapables de les transformer en connaissances pratiques, et d’autre part une société de barbares, experts dans l’art de la survie mais illettrés et victimes de l’ignorance et de la superstition. Le roman donne lieu à la réalisation littéraire d’un dialogue philosophique entre les visions utopique et dystopique de Jean Jacques Rousseau et de Thomas Hobbes concernant la nature humaine et la nature de la loi.[3] Carter a également déclaré dans un entretien avec John Haffenden avoir lu les textes de Rousseau sur l’état de nature et de civilisation et y avoir repéré des lacunes et des incohérences. Heroes and Villains se présente alors comme une dystopie qui critique la dichotomie entre l’état de nature et l’état civil, et la vision utopique associée au premier.
        Dans La Passion de l’Ève Nouvelle (1977), un autre roman dystopique, Carter raconte et parodie la vision utopique d’une communauté de femmes qui veut créer une nouvelle Ève, annonçant ainsi la genèse d’une société matriarcale. Le roman revisite les courants féministes des années 1970 et parodie les inversions des rôles genrés en dénonçant le maintien du même système d’autorité et de subordination d’un sexe par un autre.
        Contrairement à ces deux ailleurs dystopiques, “En Pénétrant dans le cœur de la forêt” (1974) pastiche des récits utopiques et pointe vers une utopie féminine. La nouvelle raconte l’histoire d’un botaniste nommé Dubois qui, après le décès de son épouse, décide de partir avec ses deux enfants Madeline et Émile, vivre sur une île lointaine que tout semble associer au jardin d’Éden. La première partie de la nouvelle dépeint une utopie selon le modèle biblique, et emprunte à Émile ou de l’éducation (1762) de Rousseau quelques préceptes sur l’éducation d’un homme bon dans une société idéale avant le début des inégalités. Cependant, quelques références textuelles laissent entrevoir la nature illusoire de ce monde qui ignore l’individuation et gomme les différences. La deuxième partie de la nouvelle raconte l’aventure d’Émile et de Madeline au cœur de la forêt interdite. Leur aventure qui est littéralement un passage en dehors de l’espace autorisé par le père, est aussi une exploration d’un ailleurs féminin à l’opposé de l’espace monolithique du père, ouvrant ainsi la porte à la découverte et à l’acceptation de l’autre.
        À travers les références à Candide ou de l’optimisme (1759), à Émile ou de l’éducation (1762), et au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), la nouvelle de Carter entame un voyage vers un ailleurs intellectuel et conceptuel. Littéralement, le mouvement de distanciation géographique est doublé d’une distanciation temporelle car l’espace où se déroule l’action est tantôt celui de l’état de nature (chez Rousseau), tantôt celui de l’outremer, tel qu’on le voit chez Montaigne ; c’est aussi celui du paradis avant la chute tel qu’il existe dans l’imaginaire judéo-chrétien, ou encore un espace maternel onirique.
        On verra dans un premier temps que Dubois conçoit son exil comme étant un retour à un paradis perdu et son pendant littéraire tel qu’il est représenté dans l’état de nature chez Rousseau. Cependant, plusieurs indices nous portent à voir dans cet espace un pastiche de l’utopie biblique et rousseauiste. Ensuite, on analysera le voyage d’Émile et Madeline en dehors de l’espace du père comme une quête d’un ailleurs possible leurs permettant de voir et accepter leur différences genrées.

L’utopie, la Bible et Rousseau

        Plusieurs éléments conceptuels et méthodologiques rapprochent la cité idéale de Dubois de la définition de l’utopie et de son illustration dans l’état de nature chez Rousseau. L’utopie est d’abord une construction intellectuelle qui n’existe que dans la théorie. Comme Rousseau pour qui l’état de nature est “un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent” (Discours 16), “Dubois était en quête d’une destination dont il ignorait tout, bien qu’il fût persuadé de son existence” (61). Pour les deux, cet ailleurs, malgré son absence factuelle, demeure le postulat sur lequel repose leur théorie d’un monde meilleur. Le contraste entre l’absence de fondements empiriques et la force de conviction de la théorie rappelle la nature de l’utopie en tant qu’idée, voire hypothèse qui ne cherche pas une confirmation. Ruyer explique que “[l]’intellect, dans le mode utopique, se fait ‘pouvoir d’exercice concret’ ; il s’amuse à essayer mentalement les possibles qu’il voit déborder le réel” (138). Ainsi, comme la cité idéale ou l’Atlantide dans le Timée de Platon, l’espace que Dubois cherchait n’est ni dans le temps, ni dans l’espace, mais dans l’idée.
      C’est dans le cadre de sa quête d’un ailleurs mental que Dubois quitte la ville et s’installe sur cette île qui semble partager plusieurs caractéristiques de l’espace utopique d’avant la chute et de son versant laïque de l’état de nature chez Rousseau. Parmi les caractéristiques de cet espace, on peut citer son caractère confiné, réglementé ; un espace de profusion, d’harmonie, d’indépendance, de vigueur et d’innocence. D’abord, entourée par des montagnes, l’île semble se détacher du monde extérieur. Le confinement géographique est doublé de confins réglementaires. Par exemple, les habitants de cette île ne doivent pas dépasser la lisière de la forêt, un espace symbolique au-delà duquel se trouve l’arbre de la mort, un arbre “dont la seule ombre était mortelle” (61). Ces éléments rappellent la définition de Redeker qui définit l’espace utopique comme “se signal[ant] par la limite . . . . L’utopie insiste explicitement sur ses frontières : non seulement son lieu est en général un espace clos, nettement découpé et limité, mais les activités humaines elles-mêmes y sont marquées par la limite, souvent entièrement réglées, chrono-mécanisées” (101).
        La deuxième caractéristique concerne le paysage édénique de cet espace. Ainsi, le narrateur déclare que cette île offre à ses habitants “de quoi combler généreusement tous leurs rêves d’une terre promise” (59). Ces termes qui évoquent la description de l’Arcadie, situe l’île dans le contexte biblique et confirme qu’elle est construite dans le langage et l’imaginaire de Dubois. Ainsi, on l’entend s’exclamer en arrivant sur l’île : “Doux Jésus ! on dirait qu’Adam a ouvert les portes du jardin d’Éden au public” (61). L’île existe pour le lecteur seulement à travers un langage et un récit empreint d’une vision biblique d’un paradis perdu.
        La ressemblance à l’espace utopique d’avant la chute s’exprime aussi dans la représentation de la psychologie des habitants. En effet, les habitants se réjouissent de leur manque de curiosité et de l’absence de “désir d’exploration” et la vallée principale “constituait pour eux le seul monde qu’ils avaient envie de connaître” (59). D’ailleurs, la focalisation interne sur Dubois permet de dépeindre l’île comme une illustration de l’utopie de l’état de nature selon Rousseau. Dans cette île, l’homme et la nature semblent vivre en parfaite harmonie et osmose. Ainsi, les habitants récoltent les fruits, cultivent leur jardin, chassent et troquent l’excédent contre des choses qu’ils n’ont pas. Par exemple, ils ne pratiquent aucune activité lucrative, car ils vivent dans une “douce oisiveté” et quand Dubois est venu vivre parmi eux, ils ont “interrompu leur inactivité” pour l’aider à construire sa maison (63).
        En l’absence de propriété privée, et d’activité lucrative, la notion de profit ou d’exploitation de la nature semble étrangère aux habitants. En effet, le modèle économique adopté est basé sur le partage, l’égalité et le troc occasionnel. Dans une référence implicite à l’homme à l’état de nature, le narrateur déclare au sujet des habitants de l’île, que “dans leur indépendance paisible, ils n’avaient d’autres soucis que la satisfaction des plaisirs tout simples” (59-60). La référence à l’indépendance rappelle la théorie de Rousseau pour qui la liberté de l’homme prend fin quand il commence à dépendre d’autres hommes :

Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. (Rousseau, Discours 49)

        Cependant, quelques allusions semblent associer les habitants de l’île dans “En Pénétrant au cœur de la forêt” avec l’état primitif, celui qui précède immédiatement l’état civil. Par exemple, Dubois voit que les habitants ne se contentent plus de cueillir ce qui pousse naturellement dans la nature, et “se faisaient donc une douce violence pour cultiver des légumes, élever des chèvres et de la volaille” (61). Le fait que l’activité agricole organisée soit entreprise sous la contrainte, bien qu’elle soit douce, implique le début d’une nouvelle organisation différente de celle de l’homme à l’état premier de la nature. Se “faire une douce violence” suggère que l’exploitation de la nature et la profusion qui en résulte semblent en contradiction avec un monde où les ressources sont utiles seulement pour satisfaire un besoin immédiat. Selon Rousseau, l’exploitation de la nature est regardée avec suspicion car la profusion crée aussi la dépendance et le début de la dépendance signe la fin de l’état de liberté :

Dans ce nouvel état, avec une vie simple et solitaire, des besoins très bornés, et les instruments qu’ils avaient inventés pour y pourvoir, les hommes jouissant d’un fort grand loisir l’employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues à leurs pères ; et ce fut là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer, et la première source de maux qu’ils préparèrent à leurs descendants ; car outre qu’ils continuèrent ainsi à s’amollir le corps et l’esprit, ces commodités ayant par l’habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n’en était douce, et l’on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder. (Rousseau, Discours 47)

        Bien que les indices laissent entrevoir les failles de la vision utopique que Dubois porte sur cette île, il continue à l’envisager comme le lieu rêvé pour élever ses enfants car il y voit les valeurs de l’état idéal.
        Dans un langage rousseauiste, le narrateur rappelle que Dubois décide de se réfugier sur cette île pour “élever ses enfants dans un lieu où l’ambition, l’égoïsme et la ruse seraient inconnus, afin qu’ils grandissent avec la vigueur et l’innocence de jeunes arbres” (62). L’opposition marquée dans cette phrase fait écho au discours sur l’état de nature et l’état civil. Le premier est associé avec la vigueur et l’innocence, mots souvent réitérés dans Émile ou de l’éducation, où on entend Jean-Jacques parler de la rigueur primitive que l’on retrouve à l’état de nature,[4] une vie qu’il qualifie comme étant la “la plus paisible, la plus naturelle et la plus douce à qui n’a pas le cœur corrompu” (Livre V, 123). Quant à l’ambition et à l’égoïsme, le fait qu’ils soient conjurés dans le récit après l’explication du modèle de vie paisible fait écho à la théorie de Rousseau selon laquelle l’ambition et la ruse s’anéantissent dans l’état de nature car il n’y a pas de dépendance et de servitude d’un individu pour l’autre.
        Comme Rousseau dans Émile et dans Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Dubois fait l’éloge de l’état de nature et exprime sa critique de la raison. Ainsi, il considère les habitants de cette île comme supérieurs car ils maîtrisent les connaissance pratiques et ne perdent pas leur temps dans des élucubrations théoriques : “Ici, nous sommes tous devenus homo Silvestre, des hommes des bois, disait-il. Et l’homos Silvestre est infiniment supérieur aux espèces antérieures et destructrices dites homo sapiens – l’homme qui sait. Qui sait quoi ? L’homme a-t-il besoin de connaître autre chose que la nature ?” (63). Les paroles de Dubois reproduisent les enseignements de Jean-Jacques à Émile au sujet de la valeur des connaissances pratiques et la préférence qu’il réserve à l’homme sensible aux dépens de l’homme raisonnable. Rousseau justifie cette préférence par le fait que la raison engendre un sentiment de supériorité et met fin à la commisération :

C’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie ; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige : c’est la philosophie qui l’isole ; c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant : “Péris si tu veux, je suis en sûreté.” (Discours 38)

Le rêve de Dubois d’élever ses enfants à l’abri de “l’ambition” et de l’“égoïsme” semble trouver ses origines dans la suspicion que Rousseau exprime à l’égard de la raison. L’île, pour Dubois, est le lieu où se cristallisent les valeurs d’une cité idéale et les valeurs de l’homme sensible, libre, et bon.

L’utopie de Dubois : L’espace indifférencié

        Plusieurs éléments visent à signaler les incohérences de la vision de Dubois et à dénoncer sa mystification. Par exemple, bien qu’il dénonce l’homo sapiens, Dubois passe son temps avec ses livres, loin du monde. D’ailleurs Dubois se situe aux antipodes des habitants qu’il ne cesse d’idéaliser et que le narrateur décrit comme étant, “en tout point semblables à Candide, surtout celui des temps difficiles, ils n’avaient désormais d’autres occupations que celle de cultiver leurs jardins” (59). Par la référence à l’œuvre éponyme de Voltaire et l’allusion intertextuelle à la devise de Candide, le narrateur associe Dubois aux philosophes sophistes que Voltaire tournait en ridicule dans Candide. Dubois partage avec les optimistes et les idéalistes une vision mystifiante qui les éloigne de la réalité matérielle de l’homme et il est en ceci la cible de la dérision de Carter. En fait, si l’utopie devient le pendant du mythe et de la mystification, il n’est pas étonnant que Carter, qui s’est toujours identifiée comme une partisane d’un engagement matérialiste,[5] s’ingénie à la saper.
        C’est dans cette perspective que le narrateur de “En Pénétrant dans le cœur de la foret” dirige son ironie contre la conception mystifiante et utopiste de l’homme à l’état de nature. En effet, le narrateur observe que Dubois, dans sa vision utopique de l’homme à l’état de nature et dans son éloge de l’égalité, sacrifie le principe de la différence. Par exemple, le narrateur souligne que Dubois “imprima en (ces enfants) inconsciemment, une certaine inhumanité radieuse qui avait pour origine une bienveillante indifférence à l’endroit de l’immense majorité du genre humain – à savoir tous ceux qui n’étaient pas beaux, gentils, et naturellement bons” (63, je souligne). Seulement ceux qui répondent aux critères de beauté, gentillesse, bonté sont admis dans son univers ; les autres sont simplement invisibles. L’indifférence est un mot clé car il s’inscrit en opposition avec la différence et l’individuation que le père semble écarter de son univers. Sur un plan méthodologique, comme l’utopiste qui sacrifie la réalité quand elle contredit sa théorie,[6] Dubois construit sa vision utopiste en écartant tout ce qui remet sa théorie en question. Le narrateur traite avec ironie le déni d’une majorité qui signifie la différence et l’acceptation d’une minorité qui confirme l’indifférenciation. Comme Rousseau, Dubois fait preuve de dogmatisme en effaçant la réalité et en faisant fi des données empiriques.
        D’ailleurs, la diégèse semble œuvrer pour questionner la mystification au cœur de la théorie de l’innocence et de la bonté de l’homme en état de nature. Celles-ci ne sont que le résultat du déni de la différence. Émile et Madeline sont élevés par un père qui “les laissa tranquilles, libres de grandir comme ils voulaient” ; leurs connaissances ont été acquises “au gré du hasard” (64). Leurs connaissances relèvent principalement de tout ce qui s’avère pratique dans la vie quotidienne. Ainsi, ils savaient se repérer dans la forêt grâce à l’emplacement du soleil et des étoiles, reconnaître les plantes comestibles et venimeuses. Dubois a fait de ses enfants ce que Rousseau appelle l’homme habile (Émile 1, 162). Bien qu’Émile et Madeline aient grandi dans cet espace idyllique et reçu une éducation semblable à celle reçue par l’Émile de Rousseau, ils ont développé des attitudes qui remettent en question l’optimisme de leur père et de Rousseau. Ils ont une curiosité obsessionnelle, une ambition débordante, un mépris pour ceux qui ne partagent pas leur soif de savoir. La théorie de la cité idéale, possible grâce à la perfection de l’homme et à son innocence innée, est remise en question. Cette vision n’est pas surprenante venant d’une autrice qui a toujours revendiqué un matérialisme historique qui se traduit par la reconnaissance de la construction de l’identité et de la déconstruction des mythes du déterminisme biologique ou ontologique.

L’utopie comme pastiche

        Dans son analyse des procédés de l’utopie, Ruyer fait une comparaison intéressante entre l’utopie et le pastiche. Il explique :

Le pastiche est donc, lui aussi, comme l’exercice utopique, exercice sur des possibles latéraux. Il étend le champ de l’expérience mentale dans des domaines où l’expérience mentale stricte et rigoureuse serait impossible : dans le domaine de l’art, de la littérature et de l’histoire. L’événement historique réel ou l’œuvre réelle suggèrent eux-mêmes l’œuvre ou l’événement latéral, imaginaire, en le guidant . . . L’utopie, en ce qu’elle a de plus intéressant, et même quand elle se prétend créatrice, est avant tout, justement parce qu’elle est de l’ordre de la compréhension, un exercice de pastiche sur la réalité historique. L’Utopie, disions-nous, est condamnée à faire de l’avenir et de l’ailleurs avec de l’ici et du maintenant. (2206-13)

        Tout comme l’utopie rousseauiste est un pastiche qui étend l’expérience mentale vers un possible latéral qui se situe en opposition avec les villes corrompues de la France du XVIIIe siècle, l’aventure de Madeline et d’Émile au-delà de la lisière de la forêt est aussi une aventure mentale, qui remet en questions les utopies biblique et rousseauiste intériorisées par Dubois. Ainsi, une utopie se construit toujours en réponse à une conscience du présent et une aspiration à s’en détacher.
        Par exemple, dans sa quête d’un monde parfait et sa nostalgie pour un monde d’avant la chute, Dubois projetait sur le village sa perception d’un paradis retrouvé. Émile et Madeline, quant à eux, n’y voyaient qu’une prison. Pour Dubois, l’endroit ressemblait à des “villages d’avant la faute originelle, un lieu où la chute était impensable” (67). Ses enfants, “élevés au milieu de ces fermes paisibles, voyaient le monde avec des yeux purs de toute nostalgie d’une innocence perdue, et n’avaient de ce pays qu’un sentiment de légère et chaleureuse claustrophobie, telle que contenue dans l’expression ‘chez soi’” (67). Ce que le père considère être le paradis retrouvé est pour les enfants un chez soi ennuyeux et étouffant. La satisfaction de Dubois ne résulte pas de l’endroit en soi mais d’une nostalgie insufflée par un récit autour d’un passé imaginaire perdu par la faute de l’homme. La qualité utopique de l’île pour Dubois s’avère le fruit d’un décrochage mental par rapport à un récit ontologique. D’ailleurs, si ce même endroit ne suscite pas les mêmes réactions chez Madeline et Émile, c’est parce qu’ils ne partagent pas la même histoire que leur père et par conséquent se sentent libres de l’emprise d’un récit fondateur.
        Pour les enfants, cet endroit est le lieu d’un enfermement géographique, épistémologique et existentiel. Comme tous les habitants de ce pays, Émile et Madeline sont au courant du récit ancestral autour de l’arbre maléfique, récit qui a gagné la force d’une loi qui régule la vie des habitants :

Presque comme s’ils voulaient justifier à leur propres yeux leur absence de désir d’exploration, les habitants de ce pays finirent par donner corps à un arbre mythique et maléfique, planté au cœur de la forêt par la force du verbe, un arbre à l’image des upas de Java dont la seule ombre était mortelle, un arbre dont l’écorce moite exsudait un poison virulent et dont les fruits étaient capables de semer la mort dans une tribu entière. La présence de cet arbre interdisait catégoriquement toute forme d’exploration – même si tous savaient bien, au fond d’eux-mêmes, qu’un tel arbre n’existait pas. (60)

        Le mythe qui gouverne ce pays n’est qu’un écho lointain du récit biblique de la Genèse et de l’interdiction de se rapprocher de l’arbre de la connaissance : “L’Éternel Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras” (Genèse 2.16- 2.17). Si Dubois et les habitants du village considèrent leur monde comme parfait, c’est parce que, comme dans toute utopie, leur monde tire sa force de son opposition à un monde imparfait et fonctionne comme un rempart à l’entropie, que les récits fondateurs réservent à ceux qui n’obéissent pas à la loi. Madeline et Émile, qui “voyaient le monde avec des yeux purs de toute nostalgie d’une innocence perdue,” n’ont pas peur de la menace de l’entropie et par conséquent, ils se sentent libres de l’emprise du récit fondateur. C’est cette liberté qui nourrit leur curiosité. D’ailleurs le narrateur résume bien ce constat en disant, “ils ignoraient la peur dans la mesure où ils n’avaient aucun motif de peur . . .” (64).
        En prenant en compte les préceptes de Dubois (et Rousseau), Madeline et Émile, élevés dans ce monde utopique, avaient tout pour demeurer des enfants “innocents,” “libres,” et “bons” pour leurs pairs et pour la nature autour d’eux. La réalité est autre. En grandissant, Émile et Madeline “furent pris du désir de percer encore et encore la profondeur de la forêt [et] cela tourna presque à l’obsession” (66). Ils choisissent de consacrer leurs temps de plus en plus à la lecture et “chacun n’avait plus d’interlocuteur possible que l’autre” (64). Leur obsession les éloigne de leurs camarades qui préfèrent tout ignorer sur le cœur de la forêt par peur de l’arbre maléfique. Progressivement, l’écart de connaissance, donne lieu à un sentiment de mépris :

Lorsqu’ils virent (chez leurs camarades) cette apathie ricaneuse, cette absence de curiosité teintée de crainte, Émile et Madeline ne purent contenir un sentiment de mépris, car leurs univers, en dépit de sa beauté, leur paraissait d’une certaine façon incomplet – comme s’il lui manquait la connaissance de certains mystères qu’ils pourraient bien découvrir, n’est-ce pas ? dans la forêt, tous seuls. (66)

        Le monde parfait du père s’avère imparfait aux yeux de ses enfants. Vu sous cet angle, leur aventure est une quête de découverte qui d’emblée inscrit une rupture avec l’espace et le discours du père. Leur aventure dans la forêt serait donc une quête de liberté d’exister en dehors d’un récit fondateur et une quête d’un ailleurs possible qui serait “complet” mais surtout différent de celui de leur père. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre l’expérience au cœur de la forêt comme une incursion dans l’espace féminin et l’ébauche d’une utopie alternative que je qualifierai de féministe.

Le cœur de la forêt ou une utopie alternative

        L’aventure au cœur de la forêt pourrait se lire comme l’ébauche d’une nouvelle Genèse, où la désobéissance, la blessure, la découverte de la nudité forment une chute heureuse car elle donne lieu à la reconnaissance du corps de l’autre et l’acceptation de sa différence. L’aventure au cœur de la forêt est également l’occasion de créer un nouvel ailleurs possible en contrepoint de celui régi par la loi du père, un ailleurs qui se dessine comme un espace épistémique féminin.
        Deux récits opposés parcourent l’histoire de l’aventure d’Émile et de Madeline. Le premier, empreint de l’héritage rousseauiste et biblique, présente leur aventure comme une histoire moderne de la chute. Le deuxième dépeint leur aventure comme une expérimentation qui, malgré ses difficultés, leur donne à voir l’origine de l’inégalité et dessine en filigrane un contre-récit alternatif libre du déterminisme biologique.
        Dans un registre mêlant tradition biblique et conte de fées, le récit montre Madeline s’aventurant dans l’espace interdit, cueillir un nénuphar, se faire mordre par cette plante, et saigner. Elle connaît alors l’hostilité de la nature, la douleur, la peur, la colère. Ensuite elle demande à son frère de garder leur découverte secrète et de ne pas en parler à leur père. C’est à cet instant qu’Émile voit dans la désobéissance de sa sœur les signes d’une rupture décisive avec le passé : “ses paroles tombèrent avec une étrange pesanteur, lourdes comme sa propre gravité, à croire qu’elle avait reçu un mystérieux message et que ce message lui avait été transmis par la bouche perfide qui l’avait blessée” (69). Le récit sur la morsure du nénuphar reproduit l’allégorie du serpent qui incite la femme à rompre le contrat de confiance avec Dieu et à lui désobéir, mais ce récit plonge également le lecteur dans une nouvelle lecture de la “chute.”
        L’aventure d’Émile et Madeline dans le cœur de la forêt devient l’occasion de conceptualiser un nouveau monde en dehors de l’espace du père. Ce n’est pas un hasard si Madeline et Émile sont des jumeaux âgés de treize ans, la genèse de l’âge adulte, où les rôles genrés commencent à se définir. L’épreuve de la forêt symbolise le rite de passage pour les deux enfants qui se regardent, développent leur conscience de leur corps, de leur subjectivité et de leur différenciation. Avant l’épreuve de la forêt, Émile et Madeline “se ressemblaient tellement . . . qu’on les aurait pris pour deux aspects différents d’une même personne” (64). En pénétrant dans le cœur de la forêt, Émile “perçut la différence fondamentale d’une féminité dont jamais à ce jour il n’avait éprouvé le besoin ni le désir de savoir qu’elle existait, et il sut que cette différence lui donnait peut-être accès à une forme de connaissance dont lui-même serait encore exclu” (69, je souligne). Selon Émile, la différence porte bien un nom, c’est une fémininité dont il n’avait pas pris conscience par le passé car, comme Adam avant la chute, il évoluait dans un espace qui ne reconnaît que le même. Cette différence est aussi associée à un savoir qui lui est propre, un savoir féminin auquel Émile espère accéder et dont les caractéristiques épistémiques seront analysées plus loin.
        En insistant sur le regard que chacun portait sur l’autre, le narrateur scénarise le début de la différenciation entre les genres. Cette différenciation se prête à deux lectures complémentaires qui proposent une utopie féministe et alternative en réponse aux visions bibliques et rousseauiste de l’origine de la différence. D’une part, la conscience de la différenciation semble résonner avec le début de l’inégalité selon Rousseau. Selon lui, c’est dans le regard que réside la naissance de l’inégalité :

Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux ; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps : de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie ; et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés funestes au bonheur et à l’innocence. (Discours 48, je souligne)

        Selon Rousseau, la différenciation marque la fin de l’âge d’or où les inégalités n’existaient pas. Pas loin de cette même logique, la psychanalyse freudienne associe la différenciation avec le regard que porte le petit garçon sur “le corps sans pénis” de la petite fille et le sentiment d’horreur et de mépris qui s’en suivent.
        Au cœur de la forêt, Madeline et Émile prennent conscience de leur différence. En effet, Madeline étant la plus curieuse et la plus audacieuse des deux enfants, elle convainc son frère d’avancer vers le cœur de la forêt. Elle utilise sa connaissance de la faune et la flore pour apaiser la peur de son frère et le persuader de continuer à avancer. En constatant qu’elle détient plus de savoir et qu’elle est plus audacieuse, Madeline voit se développer en elle une volonté de dominer. Loin des thèses biologiques qui ont longtemps enchaîné la femme à une destinée de passivité, l’histoire de Madeline remet le savoir à l’origine du pouvoir. D’ailleurs, le narrateur souligne que Madeline est animée dans sa démarche par une “mystérieuse détermination qui n’avait peut-être d’autre origine . . . qu’un désir tout neuf de . . . faire faire [à son frère] ce qu’elle voulait, envers et contre ses envies à lui” (70). Alors que Rousseau accorde à l’homme une supériorité biologique et sociale, et à la femme une supériorité morale, le modèle cartérien remet en question cette version mystifiante. En effet, Madeline est motivée par un seul désir, celui de remporter des batailles à venir contre son frère : “elle se mit en marche avec une sorte de triomphe indécis, comme si elle était consciente d’avoir remporté une première victoire qui pour être insignifiante en soi, risquait d’annoncer de plus rudes batailles à venir” (71). Le passage marque la fin du mythe de l’harmonie et de l’innocence naturelle.
        Cependant, alors que chez Rousseau la différenciation conduit à l’inégalité, pour Carter la différenciation est une reconnaissance de l’existence de l’autre dont la subjectivité a été gommée par la logique de l’unique. En effet, à la lisière de la forêt, Émile et Madeline se soumettaient entièrement à la loi du père. Leur état est comparable à celui d’Adam et Ève avant la chute, à savoir deux entités indifférenciées. En s’écartant de la lisière et en pénétrant au cœur de la forêt, Émile et Madeline opèrent un décrochage spatial et symbolique de l’espace du père. Il est sans surprise que le cœur de la forêt soit décrit comme un espace maternel : “ils découvrirent un arbre noueux avec des excroissances blanches, rondes, surmontées d’un bouton rouge, et qui ressemblaient tant à des seins qu’ils approchèrent leur bouche des mamelons et tétèrent un lait sucré désaltérant” (72). D’ailleurs, à mesure que Madeline et Émile progressent, ils découvrent un espace merveilleux. En se rapprochant d’un pommier, ils constatent que sur l’écorce de chaque fruit “apparut une étrange formation : une série d’indentations aigües dessinant un cercle ressemblant exactement à une trace de morsure laissée par un affamé” (73). Madeline croque dans le fruit, son jus coule sur son menton et elle “sortit une longue langue cramoisie à la sensualité toute nouvelle pour se lécher les lèvres, en riant” (73). Elle donne la pomme à son frère qui la mange, et “ils s’embrassèrent” (73). L’emphase mise sur la sensualité et sur le corps annoncent une nouvelle économie de désir qui oppose le plaisir sensuel à la loi.
        Plusieurs féministes avaient souligné que la désobéissance d’Ève a permis d’ouvrir un espace alternatif pour une économie du désir en opposition à la loi qui interdit ce désir. Ainsi, selon Kristeva, le récit de la Genèse identifie le savoir féminin comme étant corporel, symbolisé par la consommation de la pomme, tandis que le texte biblique dans sa quête d’unité, symbolisée par un seul Dieu, écarte ce savoir au profit d’un savoir relayé par la parole divine. Dans ce même esprit, Hélène Cixous considère que la Genèse est l’histoire d’un conflit entre “la chair,” symbolisée par la pomme, et la loi symbolisée par la parole de Dieu.[7] Dans ces lectures, la chute est heureuse car elle permet de sortir de l’espace indifférencié du paradis, permettant aux corps, désirs et voix des femmes d’entrer dans l’histoire en tant que sujet à part entière (Jennings 167).
        Contrairement à la vision utopique de Rousseau ou de la Genèse qui sont nostalgiques d’un monde meilleur, celui d’avant la différenciation, l’utopie alternative du récit qui se dessine dans le récit cartérien, s’inscrit dans la lignée de Kristeva et de Cixous. Il célèbre ainsi la chute et la différenciation car il y voit une libération de l’espace et de la loi du père. On se demande d’ailleurs si la nouvelle n’est pas l’allégorie du voyage initiatique que chaque adolescent doit faire pour entrer dans l’âge adulte et s’émanciper des récits qui forment son identité.
        En envisageant une genèse différente, Carter nous invite à repenser l’histoire et l’avenir des genres en dehors du récit biblique de la chute originelle et de sa version laïcisée chez d’autres philosophes. Le fait que l’histoire se termine alors qu’Émile et Madeline sont en train de manger la pomme et d’échanger un baiser incestueux puis un sourire espiègle et provocateur, dessine la possibilité d’imaginer une autre version des récits fondateurs. Cette allusion rend le récit puissant par sa capacité à inviter ses lecteurs à réfléchir et à imaginer des mondes possibles. C’est dans ce sens que leur histoire est utopique car elle partage la “puissance [de l’utopie] d’irradier la réalité, à partir d’une idée” (Redeker 102). Redeker souligne ce rôle primordial de l’utopie :
        Loin d’être faite pour être appliquée, une utopie est faite pour irradier la réalité de sa puissance transformatrice. C’est pourquoi l’utopie s’inscrit dans l’ordre de la puissance, non dans l’ordre du pouvoir. Une utopie, ça irradie – autrement dit, une utopie ça bombarde, ça brûle, ça détruit, ça fait renaître, ça vivifie. (102).
        Grâce à sa brièveté, “En Pénétrant au cœur de la forêt” déclenche la première étincelle vers un ailleurs possible, qui se construit grâce aux allusions, aux analogies et aux différentes stratégies de l’écriture spéculative cartérienne. Le baiser incestueux qui a tant interrogé le lecteur n’est qu’un exemple de l’étendue de cette spéculation que la nouvelle et les visions utopiques invitent car, comme dit encore Ruyer, “[l]e procédé utopique, au contraire, peut très bien continuer à travailler sur une hypothèse connue comme fausse, ou sur un postulat visiblement illégitime. Non parce que l’utopiste cultive l’erreur pour elle-même, mais parce qu’il cherche moins la vérité qu’une augmentation de conscience” (227). C’est justement cette volonté de titiller le lecteur et de le faire s’interroger qui animent l’écriture de Carter, une autrice qui a déclaré que le fait de provoquer un malaise chez le lecteur est une fonction morale que l’artiste doit assumer (Carter, Burning 549).[8]

        

Ouvrages cités

Carter, Angela. Fireworks. London: Vintage, 1974. Feux d’artifice. Trad. Françoise Cartano. Christian Bourgois, 1999.

—. Heroes and Villains. London: Penguin Classics,1969.

—. The Passion of New Eve. London: Virago Modern Classics, 1982.

—. Shaking a Leg. London: Vintage, 1998.

—. Burning your Boat. London: Vintage, 1996.

—. Nothing Sacred. London: Virago, 1982.

Haffenden, John, ed. Novelists in Interview. London: Methuen, 1985.

Jennings, Hope. “Genesis and Gender: The Word, the Flesh and the Fortunate Fall in ‘Peter and the Wolf’ and ‘Penetrating to the Heart of the Forest.’” Angela Carter: New Critical Readings. Eds. Sonya Andermahr and Lawrence Phillips. London: Bloomsbury, 2012. 165-75.

Rousseau, Jean Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. 1754. Édition électronique. Les Échos du Maquis, 2011. Web. 15/07/2022.

—. Émile ou de l’éducation. 1762. Edition électronique : http://classiques.uqac.ca/classiques/Rousseau_jj/emile/emile.html. Web. 15/07/2022.

Redeker, Rober. “La vraie puissance de l’utopie.” Le Débat 125 (2003) : 100-11.

Ruyer, Raymond. L’Utopie et les utopies. Paris : Presses Universitaires de France, 1950. Ebook, 2015.

Yeandle, Heidi. Angela Carter and Western Philosophy. London: Palgrave Macmillan, 2017.

        

L’auteure

Karima Thomas est Maîtresse de Conférences à l’université d’Angers. Sa thèse portait sur la subversion des discours d’autorité dans l’œuvre d’Angela Carter (2005). Ses principaux domaines de recherches sont l’œuvre d’Angela Carter, les formes brèves, l’intermédialité et la littérature d’adolescence. Elle s’intéresse également aux formes brèves audiovisuelles telles que les séries télévisées, les bandes-annonces et les production faniques.

        

Notes

[1] “Why Japan, though? I wanted to live for a while in a culture that is not nor has ever been a Judeo-Christian one, to see what it was like.” (Carter, Nothing Sacred 28).

[2] Dans “Notes from the front line” Carter écrit : “There is a tendency to underplay, even to completely devalue, the experience of the sixties, especially for women, but towards the end of that decade, there was a brief period of public philosophical awareness that occurs very occasionally in human history; when truly it felt like Year One, that all that was holy was in the process of being profaned and we were attempting to grapple  with the real relations between human beings” (Shaking a Le. 37).

[3] “I read Hobbes as background for it (Heroes and Villains)—the savage man, the natural man—and Rousseau is also in it. It is Rousseau fighting with Hobbes, that novel, really” (cité dans Yeandke 44).

Les archives d’Angela Carter montrent aussi qu’elle avait lu Les Confessions, Du Contrat social et Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (MS 88899/1/92).

[4] “Voulez-vous donc cultiver l’intelligence de votre élève ; cultivez les forces qu’elle doit gouverner. Exercez continuellement son corps ; rendez-le robuste et sain, pour le rendre sage et raisonnable ; qu’il travaille, qu’il agisse, qu’il coure, qu’il crie, qu’il soit toujours en mouvement ; qu’il soit homme par la vigueur, et bientôt il le sera par la raison” (Livres 1-3, 93).

[5] Carter tient à un engagement matérialiste qu’elle définit ainsi : “that this world is all there is, and in order to question the nature of reality one must move from a strongly grounded base in what constitutes material reality” (“Notes from the Front Line,” 38). [“Que ce monde est tout ce qu’il y a, et pour remettre en question la nature de la réalité, il faut partir d’une base fortement ancrée dans ce qui constitue la réalité matérielle” (Ma traduction).]

[6] “L’utopiste, surtout le fabricant d’utopies sociales, emprunte le véhicule de l’expérience mentale, mais il l’abandonne arbitrairement. Il saute du véhicule en marche, dès qu’il s’aperçoit qu’il risque d’être détourné de la direction qu’il a envie de suivre” (Ruyer 206). “Il y a encore une autre différence entre le procédé utopique et l’hypothèse scientifique, ou l’expérience mentale rigoureuse. Comme celle-ci cherche la vérité, une hypothèse qui se révèle fausse est aussitôt abandonnée. Le procédé utopique, au contraire, peut très bien continuer à travailler sur une hypothèse connue comme fausse, ou sur un postulat visiblement illégitime. Non parce que l’utopiste cultive l’erreur pour elle-même, mais parce qu’il cherche moins la vérité qu’une augmentation de conscience” (Ruyer 227).

[7] “God’s word as Cixous goes on to illustrate, not only attempts to subordinate the Flesh to the spirit/mind, but because it is mediated by Adam to Eve, she is allowed no direct relation to God; whereas the Apple presents itself as unmediated interior, so that the ‘genesis of woman goes through the mouth, through a certain oral pleasure, and through a non-fear of the inside.’ Thus, for Eve, God’s threat that ‘you will die’ has no meaning: it is an abstraction that has no relevant connection to her direct knowledge, which is corporeal, revealing that what is at stake in the law/word is a conflict between absence and presence” (Jennings171).

[8] “It retains a singular moral function—that of provoking unease” (549).