La société numérique : des utopies scientifiques aux politiques idéologiques
Par Tiphaine Zetlaoui, université catholique de lille
Resumen
¿De qué manera los poderes públicos, en este caso el Estado francés, legitimaron durante dos siglos el desarrollo de las tecnologías reticulares -del telégrafo eléctrico a las NTIC- y consolidaron así su propio poder? Para responder a esta pregunta, identificamos las matrices utópicas que inciden en el proyecto ideológico de los gobiernos en sus decisiones considerando las problemáticas de poder y los límites simbólicos. Para ello, movilizamos la investigación de tres especialistas en redes: Musso, Breton y Castells, cuyas tesis se contraponen y que intentaremos (re)conciliar.
Palabras clave: redes digitales, utopía, ideología, estado.
Résumé
De quelle manière les pouvoirs publics en l’occurrence l’État français légitime depuis deux siècles le développement des technologies réticulaires – du télégraphe électrique aux NTIC – et consolide par là même son propre pouvoir ? Pour répondre à cette question, nous identifions les matrices utopiques qui influencent sur le plan idéologique les gouvernants dans leurs décisions en considérant leurs enjeux de pouvoir et limites symboliques. Nous mobilisons pour cela les recherches de trois spécialistes du réseau : Musso, Breton et Castells dont les thèses s’opposent et que nous nous proposons de (ré)-concilier.
Mots clés : réseaux numériques, utopie, idéologie, État.
Abstract
In what way have the public authorities, in this case the French State, legitimized the development of reticular technologies – from the electric telegraph to the NICTs – for two centuries and thereby consolidated its own power? To answer this question, we identify the utopian matrices that ideologically influence the rulers in their decisions by considering their power issues and symbolic limits. We mobilize the research of three network specialists: Musso, Breton and Castells, whose theses are opposed and which we propose to (re)-concile.
Key words: digital networks, utopia, ideology, State.
Castells examine de manière pionnière les transformations que vivent les sociétés à l’échelle mondiale de manière multi-sectorielle dans les années 90 en mettant en perspective au niveau macro et micro-sociologique la notion de réseau : « c’est une société (en réseaux) qui est en train de se mettre en place sous nos yeux entièrement nouvelle » (Castells, 1998, postface). L’avènement de cette société est intrinsèquement lié selon lui, au progrès technologique qu’il désigne sous le vocable d’informationnalisme, référence faite aux travaux de Luhan et surtout à ceux de Bell qu’il étudie dans sa trilogie intitulée l’ère de l’information. Il s’agit pour le sociologue de mettre en exergue de manière théorique et empirique[1], le rôle que chaque acteur joue dans l’émergence mondiale de ce nouveau phénomène en s’attachant notamment à celui de l’État, particulièrement important à ses yeux[2]. En nous inspirant du travail entrepris par Castells, nous nous proposons d’analyser la manière dont l’État français légitime la société de l’information et de la communication en défendant des valeurs porteuses de nouvelles culture et identité collective. Pour ce faire, nous nous interrogerons sur la place que les gouvernants font dans leur communication à « L’hyperbole prophétique et la manipulation idéologique » (Castells, 1998, p. 53) qui couronnent tant les discours contemporains sur la société en réseaux. Quel crédit le chercheur doit-il en effet accorder à de tels discours sachant qu’ils « ne doivent pas nous faire » pour autant « sous-estimer l’importance fondamentale de la révolution » (Castells, 1998, p. 53) ? Pour comprendre les enjeux institutionnels sous-tendant la politique symbolique de l’État (Sfez, 1993), nous développons notre réflexion en deux perspectives.
La première consiste à identifier les différentes matrices utopiques produite à travers l’histoire par la communauté scientifique sur l’idéal d’une société réticulaire et technologique qui servent d’ancrage aux institutions publiques en quête de légitimité. En nous référant à la distinction établie par Mannheim entre utopie et idéologie[3], nous montrons comment la figure du réseau comme technologie de l’esprit (Sfez, 1988)[4] s’impose à travers les siècles comme figure centrale du changement au sein de la communauté scientifique. Nous nous appuyons en ce sens sur les recherches menées par Castells, Musso et Breton en sociologie et en philosophie politique qui, chacun à leur manière, explique l’émergence de la société techno-réticulaire en ne convoquant pas les mêmes penseurs. Nous nous attelons à concilier leur thèse respective malgré les divergences et les désaccords qui les animent.
La seconde perspective consiste à montrer comment l’État intègre à son discours des éléments d’utopie techno-réticulaire provenant de différentes matrices qui lui servent à légitimer la politique qu’il mène dans le domaine télécommunicationnel. Il s’agit plus largement, de voir en quoi les révolutions techno-utopiques qu’il entend mettre en œuvre sont tributaires de logiques institutionnelles qui existent indépendamment de l’objet technologique. Jusqu’à quel point les représentations de l’État comportent-t-elles une part d’illusion et sont-elles idéologiquement traversées par des contradictions ? Jusqu’à quel point l’État est-il en mesure de porter et d’incarner la révolution technologique et réticulaire qu’il défend tant dans ses discours ? En mobilisant une méthodologie d’analyse sémantique de documents écrits et d’enquête sociologique fondée sur des entretiens semi-directifs, nous nous proposons de mettre en exergue la structure argumentative de la communication symbolique de l’État-Providence français à l’égard des TIC.
L’histoire en (dis)-continuité des utopies (techno)-réticulaires
Dresser l’histoire des systèmes de pensée propres aux utopies techno-réticulaires produits par les scientifiques à travers les siècles n’est pas un exercice aisé surtout lorsqu’il est question d’identifier une origine. Castells, Musso et Breton adoptent des positions différentes qui s’avèrent de prime abord, peu compatibles. Castells situe l’origine en mobilisant et en s’inspirant des travaux de Bell. Il considère à l’instar de celui-ci qu’une nouvelle ère, post-industrielle et post-informationnelle est en train de se constituer dans les années 1970, favorisée par la découverte, la diffusion massive et l’interconnexion des micro-processeurs (Castells, 1998, p. 48). Breton identifie une autre origine en l’associant à l’œuvre du mathématicien Wiener qui, après la seconde guerre mondiale pense les systèmes d’organisation et de gouvernance de manière rétroactive, cybernétique et pour ainsi dire communicationnelle. Pour Breton, le cybernéticien édifie un nouveau système de valeurs qu’il qualifie de vide (Breton, 2004). Quant à Musso, il opte pour une origine beaucoup plus lointaine en s’appuyant sur les ouvrages de Saint-Simon écrits au début du XIXème siècle. Saint-Simon envisage la transformation du monde en vantant les mérites d’une industrialisation et d’une administration organique des choses qu’il adosse au principe de fraternité des peuples. Pour consolider sa démonstration, Musso s’en remet au concept de « rétiologie » [5] qui désigne le processus par lequel le concept de réseau devient après Saint-Simon caduque. Pour notre part, au regard de ces différentes thèses, il nous semble pertinent de mettre en avant non pas une mais plusieurs origines, en identifiant les éléments de (dis)-continuités historiques qui sous-tendent les différents systèmes de pensée qu’étudient Castells, Breton et Musso. Il s’agit non pas de trancher en faveur de l’une de leur thèse mais de les concilier. Notre démarche nous amène en ce sens à mettre en avant plusieurs types de matrices, notamment trois, que nous désignons de la manière suivante : saint-simonienne, wienerienne et post-wienerienne.
Les matrices saint-simonienne, wienerienne, post-wienerienne
Pour mettre en perspective le changement de société qu’il observe, Castells se réfère aux travaux post-modernes de Bell. Pour ce dernier, l’industrialisation de l’information par la micro-informatique bouleverse les modes d’organisation des sociétés contemporaines. Le pouvoir décisionnel s’exerce avec fluidité, horizontalité et flexibilité. Force est d’observer que le changement qu’analyse Castells en se référant à l’œuvre de Bell fait échos à ce que Breton met en exergue à travers celle de Wiener. Pour Breton, la pensée cybernétique du mathématicien relève d’une nouvelle utopie, celle de la communication (Breton, 2004). Les principes de rétroaction et d’homéostasie mis au jour par le cybernéticien lui permettent d’expliquer le fonctionnement du monde et de montrer à travers eux comment éviter et neutraliser les zones de chaos qualifiées également d’entropiques. Castells et Breton semblent à cet égard partager le même point de vue lorsqu’ils s’appuient sur des travaux d’utopistes qui font du réseau, de la relation, du lien, les centres d’une pensée scientifique qui explique la transformation des sociétés. Nous pouvons, toutefois, à d’autres égards, distinguer leurs approches. Castells, à la différence de Breton, se focalise sur la dimension technologique des réseaux mise en lumière par Bell alors que ce n’est pas le cas de Breton qui prend en compte cette dimension sans s’y réduire. L’explication réside dans le fait que Wiener, comme le montre Breton, élabore un concept, celui de cybernétique, faisant état de la complexité du réel sur un plan technologique et non technologique. Les recherches de Wiener menées dans les années 50, posent les bases d’une réflexion dont Bell s’empare une vingtaine d’années après. La rupture paradigmatique que nous qualifions ici de post-cybernétique se différencie de celle qui correspond à la découverte par Wiener de la cybernétique. A l’ère post-cybernétique, la façon de penser le monde et son devenir relève d’un cadre d’appréhension technologique, les révolutions sociétales pour les post-cybernéticiens sont étroitement liées au traitement et à la circulation industrielle des informations, de données digitalisées. Comment alors, au regard de cette distinction, accueillir la pensée critique de Musso qui, par le terme de rétiologie soutient que le concept de réseau est mort, qu’il n’a plus lieu d’être au XXème siècle. Pour Musso, l’œuvre de Saint-Simon marque un point de rupture sans précédent. Les utopies scientifiques qui lui succèdent participent à sa dégradation, à un mouvement de fétichisation imprégné de techno-déterminisme. Les modèles de sociétés en réseaux élaborés à l’époque contemporaine n’étant que de pâles copies se diluant et se répétant inlassablement au gré des avancées techno-scientifiques. Musso ne manque à ce titre pas de critiquer les travaux de Wiener, de Bell (Musso 2003) et de Castells (Musso, 2000). Or selon nous, il n’existe pas une mais plusieurs origines correspondant à des moments de césure, de (re)-conceptualisation et non comme le défend Musso à des moments de dégradation. L’œuvre de Saint-Simon se démarque de celles des cybernéticiens et post-cybernéticiens dans la mesure où la question morale n’est pas envisagée de la même manière. La vision morale de Wiener s’édifie à partir et au travers les principes que l’on attribue au réseau. Les valeurs qu’il prône sont associées aux caractéristiques du réseau lui-même telles que la transparence, la communication, l’information, la rétroactivité…La particularité de sa pensée réside par conséquent dans le fait que les réseaux cybernétiques et l’ensemble de leurs qualités endogènes structurent l’édifice moral d’une société qui par ce fait devient nouvelle. En étant gouvernée de manière cybernétique et rétroactive, la société voit ses repères spatio-temporels et symboliques transformés ; la lutte pour la survie et l’ordre pacifique des choses sont associées à des qualités réticulaires. Ici Wiener, d’après nous, renouvelle la pensée du réseau en renvoyant à une morale vidée de son contenu, pour reprendre l’expression de Breton (Breton, 2004). Pour Saint-Simon, la finalité morale ne se confond pas aux qualités présumées du réseau, elle existe indépendamment de celles-ci. Le réseau est mis au service d’un objectif moral à atteindre pré-établi par les Lumières, la fraternité des peuples. Là où nous nous distinguons de la thèse de Musso qui soutient que la dégradation symbolique se perpétue après les écrits de Saint-Simon, c’est dans la capacité qu’a Wiener de manier la figure du réseau pour appréhender le sédiment moral des sociétés. Pour Saint-Simon et ses successeurs, les réseaux sont perçus comme un moyen qui permettrait d’atteindre un ordre pacifique de société ; le principe de fraternité est particulièrement cher et louable à leurs yeux. Chez les cybernéticiens, les réseaux sont associés à des caractéristiques promues au rang de principes et de valeurs vers lesquels les hommes doivent tendre et qu’ils doivent atteindre. L’homéostasie est un état d’équilibre à rechercher alors que l’entropie a contrario doit être combattue. La société idéale s’édifie de manière cybernétique sous-entendue de manière informationnelle et communicationnelle. Cette pensée s’affine et se renouvelle à travers une série d’auteurs post-modernes dont Bell qui se focalisent sur les réseaux technologiques par le biais desquels vont être déclinés d’autres principes tels que l’intelligence, l’augmentation.
Les post-cybernéticiens
Pour poursuivre cette histoire, nous pouvons mentionner d’autres systèmes de pensée techno-réticulaire post-cybernéticiens. Avec le même raisonnement, nous considérons leurs points de continuité et de discontinuité en nous aidant de leurs commentateurs. Deux types d’approches techno-réticulaires ont particulièrement retenus notre attention : celles macro-logiques d’un côté et micro-logiques de l’autre. Pour le premier cas de figure, les travaux de Rifkin sont représentatifs de cette pensée macro-logique de la société en réseaux. Comme Saint-Simon, il s’appuie sur l’idée de révolution industrielle pour envisager et promouvoir le changement moral (Rifkin, 2012). A la différence de celui-ci, la troisième révolution industrielle qu’il envisage et étudie est étroitement articulée au développement et à la gestion intelligente de données massives en lien avec les ressources naturelles des sociétés. Il appréhende cette dynamique en termes de transition énergétique et développe une vision environnementale du réel. Il s’intéresse ainsi aux comportements des espèces vivantes et non vivantes en étudiant les milieux naturel et artificiel qui interfèrent sur leur évolution. À l’instar des travaux de Wiener, Rifkin accorde une importance capitale au traitement, à la circulation de l’information pour combattre les zones d’entropie et œuvrer à la préservation des espèces. Il s’en différencie toutefois car pour « conjurer la catastrophe climatique » (Rifkin, 2012, p. 17), il propose de développer des nouveaux systèmes d’énergie qui, gouvernés par des machines intelligentes amène les hommes à produire eux-mêmes leur propre énergie au sein de leur ville et de leur habitation en gérant des informations vertes. En ce qui concerne le deuxième cas de figure, d’ordre micro-logique, nous pouvons citer les mouvances de pensée transhumaniste et post-humaniste qui s’appuient sur le progrès industriel et techno-scientifique associé aux NBIC[6]. Le but moral à poursuivre et atteindre est lié à l’augmentation de l’homme rendue possible par la relation de fusion qu’il établit et co-construit entre la machine intelligente et son propre organisme dans ses moindres interstices (Damour et Doat, 2018). L’équilibre et l’amélioration de la société dépendent de l’augmentation de l’homme atteignable par le biais de l’artificialisation de ses capacités physiques et cognitives. L’augmentation prise pour une qualité techno-logique est mise sur un piédestal au même titre que l’était la communication ou l’information pour les cybernéticiens et post-cybernéticiens. Regardons maintenant comment en se diffusant dans les strates du pouvoir, ces utopies techno-réticulaires prennent une tournure pour le moins idéologique.
Les faux-semblants symboliques de la politique numérique de l’État français
La société en réseaux qu’encourage l’État depuis l’époque moderne à travers ses discours, s’appuient sur des éléments d’utopies qui font échos aux matrices technologiques que nous avons précédemment présentées. Nous allons voir comment l’État légitime par ce biais ses actions et neutralise l’émergence d’une pensée critique de la technique qui viendrait remettre en cause ses décisions. Plus fondamentalement, la politique techno-réticulaire que mène l’État depuis le XIXème siècle, semble plus participer au maintien d’un ordre idéologique pré-établi qu’à son renversement.
La politique techno-utopique de l’État ou l’impensée de la critique
L’analyse des discours que l’État produit à l’égard des TIC dans ses allocutions, rapports, débats et lors d’entretiens semi-directifs[7] nous amène à constater la présence immuable d’affirmations qui laissent apparaître la prédominance d’une vision utopique et ce, depuis l’origine des premiers réseaux de télécommunication à distance (télégraphes optique et électrique). Si le système discursif des dirigeants pour accompagner leurs décisions évoluent au fil des siècles avec l’introduction de nouvelles valeurs telles que l’interactivité, la communication, la transparence, l’intelligence…, sa structure demeure stable et identique dans la mesure où infrastructures et services de télécommunication sont perçus positivement. Les politiques télécommunicationnelles menées par les gouvernants durant deux siècles sont ainsi légitimées sur le plan symbolique par des assertions et des bribes d’arguments évoquant l’idée de rupture au travers l’emploi d’une série de termes explicites tels que « révolution », « transformation », « changement »…Nous pouvons identifier l’influence de Saint-Simon qui opère à travers la diffusion d’une partie de sa pensée dans les corps de l’État composés d’ingénieurs, de conseillers qui défendent l’idée selon laquelle les innovations réalisées dans le domaine des réseaux de communication notamment d’information à distance rime avec progrès. Les propos font par exemple ressortir la dimension bienfaitrice de ce type de dispositif lorsqu’il est d’une part et tout d’abord utilisé à des fins militaro-policières[8] et d’autre part et par la suite employé dans le cadre d’activités marchandes. Dans ce dernier cas, l’éloge de leurs effets accompagne le déploiement des lignes en 1846 et leur accessibilité à tous via le vote de la loi du 29 novembre 1850. Le maintien de cette loi est ainsi défendu par le député Charles-Marie de Bryas le 2 mai 1853 qui ne manque pas d’évoquer les bouleversements bénéfiques qu’occasionne le réseau pour l’économie[9]. Certains arguments comme ceux liés à la capacité qu’aurait « le télégraphe à détruire l’espace et a annulé les distances »[10] renvoient d’ailleurs bien à l’idée contemporaine évoquée autour des TIC d’accélération du temps et de rétrécissement de l’espace. Les points de similitude constatés au niveau discursif autour des systèmes réticulaires à des époques différentes montrent que le politique a besoin de mobiliser des croyances fortes, radicales à haute charge symbolique pour légitimer et justifier ses actions. La connotation utopique de ces croyances produit sur l’auditoire un effet inédit qui facilite l’entérinement de la décision à (faire) prendre collectivement. L’engouement des pouvoirs publics pour les réseaux informatique et numérique n’est pas sans rappeler celui qui se manifeste autour des télégraphes électriques à ceci près que l’ordre moral de la société à partir des années 1970/80 se construit en grande partie à travers les attributs techniques que l’homme confère aux réseaux dans la droite ligne des utopies cybernétiques et post-cybernétiques. La société de l’information et de la communication est présentée de manière vertueuse au sein de quasiment tous les rapports et les discours que les hautes institutions de l’État et les gouvernants produisent sur la question de l’informatique, la télématique et des (N)TIC ((Nouvelles) Technologies de l’Information et de la Communication). L’édifice symbolique de la société se construit autour de la transparence, l’interaction, la communication. Ici la figure technophile apparaît sous le jonc d’un progrès technique et pour ainsi dire moral, le premier servant non pas tant à faire advenir l’autre qu’à le sustenter en lui donnant un substantiel sens.
Force est d’observer plus spécifiquement que la posture technophile contenue dans les rapports contemporains se dessine à travers deux logiques. La première correspond à la fabrication de rapports à tendance prospectiviste fortement imprégnés de références techno-utopiques. La seconde correspond à des rapports dont la tendance expertique est plus faiblement marquée par cette posture. Dans ces rapports, l’esprit d’une éloquence techno-utopique est moins explicite. Leurs auteurs établissent une évaluation et une expertise sur les dispositifs technologiques en analysant les conditions de leur mise en place (technique, réglementaire, social, géographique…) dans les différents domaines d’activité de la société. Ils mettent en avant des situations concrètes et développent des analyses d’ordre plutôt empiriques et distanciées en partant de témoignages, d’expériences relevées sur le terrain. Toutefois, si dans ce type d’approche, l’aspect utopique est moins développé, il demeure présent et sert de socle au raisonnement critique. Celui-ci en étant intrinsèquement lié et associé à la posture technophile perd de son authenticité et de sa pertinence. La posture la plus mesurée et sceptique est mise au service d’une conviction renvoyant à l’idée que le développement des infrastructures et services de télécommunication est synonyme de progrès et de révolution sociétale au sens communicationnel et moral du terme. Les services de communication de l’État qui participent à la fabrication de la légitimité des politiques technologiques exacerbe la tendance à idéaliser le rôle des technologies dans la société en neutralisant tout argument qui remettrait profondément en cause cet état d’esprit. Il s’agit d’empêcher l’émergence d’une société sans technologie ou du moins sa remise en cause véritable par une logique que Robert qualifie d’impensée technologique (Robert, 2012). Reste à s’interroger sur la pertinence symbolique et le cadre opératoire du maniement par l’État de l’« hyperbole prophétique » pour reprendre l’expression de Castells.
Les enjeux idéologiques des politiques techno-utopiques de I’État
Les révolutions d’ordre institutionnel et politique que les scientifiques défendent en mobilisant la notion de réseau dans leurs œuvres utopiques entrent en dissonance avec les principes et les modèles de pouvoir que les sociétés notamment de type européen et français prônent et choisissent de convoquer pour s’édifier comme empire, république ou démocratie. La manifestation de cet héritage s’observe à travers l’attachement que les institutions ont à l’égard du système de représentation qu’elles incarnent, préservent. Les utopies scientifiques respectivement portées par les différentes mouvances identifiées précédemment se diffusent dans les hautes sphères du pouvoir de manière altérée, déformée et dénaturée. Les modèles de société que défendent les penseurs que nous avons pré-cités sont basés sur une vision commune : systèmique, réticulaire et plutôt apolitique de l’ordre social. L’organisation des sociétés, du monde est envisagée sous un format unique de gouvernance à visée industrielle et technoscientifique. Le pouvoir n’est pas politiquement représenté et ne se conquière pas en adhérant à tel ou tel parti. Dès le second empire, nous observons une altération forte des idées de Saint-Simon amorcée par ses dits successeurs, les saint-simoniens. Proches conseillers de Napoléon 3, ils influencent l’empereur dans la mise en place d’une politique industrielle visant le développement des réseaux de chemin de fer et de télégraphie électriques. Certains historiens font même de Napoléon III un saint-simonien (Sagnes, 2008). Toutefois, n’oublions pas qu’il incarne un modèle de pouvoir qui institue la représentation politique et par-là même le débat d’idées, l’empire qu’il dirige étant bâti sur un pouvoir législatif dont les membres sont élus au suffrage universel masculin. Certains élus sont royalistes et prônent le retour à une monarchie constitutionnelle. Il n’est donc pas étonnant de voir chez les saint-simoniens des points de vue différents quant à la manière de mettre en œuvre l’industrialisation du pays. Ces points de vue se construisent dans un contexte où de grandes utopies qu’elles soient socialistes, libérales, anarchistes émergent et/ou s’affirment dans les corps d’État. Leur figure de proue, Karl Marx, Smith et Proudhon ont une influence qui s’avère irrémédiablement forte chez les Saint-Simoniens au point de provoquer leur division et leur éclatement. C’est sous la troisième République que nous voyons tangiblement apparaître une nature de débat proprement politisé autour de la question du développement du téléphone, laquelle perdure jusqu’au temps des technologies les plus contemporaines. La structure symbolique des débats parlementaires est selon Musso tripartite avec trois points de vue qui s’affrontent : libéral, socialiste et mixte. Or d’après lui, la solution mixte semble être la plus proche de l’idéal de société que défend Saint-Simon en prônant l’idée d’un pouvoir étatique administrativement orchestré et régi par des industriels, des scientifiques et des technocrates. Le pouvoir de décision que ces hommes possèdent repose sur un principe non pas de représentation mais d’association universelle. Si la solution mixte s’avère proche de la doctrine établie par Saint-Simon, elle s’en démarque toutefois nettement dans la mesure où le cadre du débat dans lequel se déroulent les échanges sont tributaires d’un contexte institutionnel organisé selon un schéma républicain à tendance démocratique.
L’époque contemporaine est à ce titre riche d’enseignement. La consolidation à la fin du XXème siècle, du régime républicain basé sur la représentation du pouvoir et les partis politiques associé au renforcement des idéologies libérales et socialistes rend caduque ce que symbolise la solution mixte en référence à la doctrine de Saint-Simon c’est-à-dire d’une doctrine faisant l’apologie d’un État immanent qui fonctionnerait fondamentalement de manière totalement organique. Si bien que la solution mixte est elle-même appréhendée dans le cadre de débats sur les (N)TIC selon la grille de valeur que les partis politiques dominants incarnent. Elle fait ainsi l’objet d’affrontements entre socialistes et libéraux qui appréhendent chacun à leur manière la mise en place d’un modèle d’économie dit mixte. Dans le prolongement de cette réflexion, soulignons que les cybernéticiens en proposant un mode technologique de gouvernance homéostasique et pour ainsi dire apolitique se trouvent confrontés aux mêmes écueils que ceux identifiés au sujet du saint-simonisme. Il semble difficile de mettre en place, tant que le régime de la représentation associé à la diversité des idées politiques se maintient, des projets technologiques comme ceux des villes internet, intelligentes… en vantant leur neutralité axiologique. Les projets de société basés sur le développement des réseaux technologiques qui se prétendent apolitiques participe en fait au maintien des systèmes idéologiques pré-figurés et prédominants depuis la Révolution française.
La création de nombreuses autorités indépendantes chargés de réguler le secteur des TIC est censée participer d’une logique de mise à l’écart des problèmatiques politiques et des querelles partisanes lorsqu’il est question de décider du sort des techno-réseaux. Si l’on peut inscrire ce phénomène de dépolitisation du débat scientifico-technique dans l’héritage des utopies bio-réticulaire et notamment saint-simonienne et cybernéticienne, ce phénomène apparaît fort éloigné de ce que ces utopies cristallisent comme enjeux symboliques d’ordre organisationnel et institutionnel. Nous pouvons en ce sens parler d’altération voire de dégradation symboliques. Non seulement ces instances ne se substituent pas à l’arène parlementaire et mais elles sont elles-mêmes de surcroît dépendantes des instances de l’État et sensibles aux changements de gouvernements et aux prérogatives informelles des chefs d’État. Parallèlement à cette volonté affichée de dépolitiser les débats sur les réseaux techniques en créant des autorités dites indépendantes, les conflits politiques perdurent au sein de l’arène parlementaire et plus largement à travers la mise en œuvre de politiques publiques territoriales dont certaines batailles idéologiques se règlent aux tribunaux. Quasiment un siècle après, alors que la libéralisation totale du marché est proclamée le 1er janvier 1998, la troisième voie demeure d’actualité, à ceci près qu’elle devient elle-même l’objet de polémiques. En effet, malgré sa nature hybride, cette troisième voie cristallise des affrontements et des procès d’ordre politique. Cette option est destinée aux collectivités locales qui doivent recourir à un montage financier pour couvrir en infrastructures « haut débit » les carences du territoire dont elles ont la charge. Il en existe plusieurs formules et c’est ce qui provoque l’équivoque. Certaines collectivités optent pour Délégation de Service Public (DSP), d’autres pour une Société d’Économie Mixte (SEM) sous un contrat d’« affermage » ou de « marché de services ». Le premier modèle relève d’une gestion financière plutôt interventionniste alors que le second induit une gestion managériale. Ces deux modèles qui, pourtant, combinent des financements à la fois privé et public donnent lieu à des affrontements entre socialistes et libéraux. Pour les députés socialistes, la SEM sous forme de marché de services dessert les règles de l’intérêt général, ils obtiennent à ce titre en 2004 son interdiction. La persistance de ces batailles montre bien l’impossibilité pour les dirigeants de construire un discours dépolitisé sur la question financière et témoigne de leur difficulté à dépasser les clivages politiques même lorsqu’ils décident d’opérer par le bais d’une troisième voie.
Les contextes institutionnels et symboliques freinent la matérialisation des utopies techno-réticulaires tout en les accueillant. Au fil des siècles, les modalités organisationnelles du débat sur les TIC permettent même à des protagonistes issus de la société civile de se faire entendre dans leurs revendications. Toutefois, pour que leur parole soit prise en considération, ceux-ci doivent maitriser certaines règles formelles du débat parlementaire et accepter de s’y adapter sous peine de se voir exclus. Les débats qui ont lieu en France en 2003 sur le projet de loi relatif aux droits d’auteur et aux droits voisins dans la Société de l’information (DADVSI) sont à ce titre riche d’enseignement car ils traduisent bien selon nous les logiques d’institutionnalisation qui s’opèrent au sein de l’espace parlementaire. Pour se faire entendre et peser sur la décision finale, les activistes libertariens du net agissent de manière organisée et unie par le biais de l’association la Quadrature du net. Ils recourent à des experts qui les forment aux maniements de la langue juridico-technique et les aident à construire leur discours avec une visée de contre-argumentation. La stratégie ici qu’ils choisissent consiste à se familiariser avec le texte, de se calibrer sur lui afin de le contester et de jouer avec les mêmes armes. Toutefois, il faut reconnaître qu’ils ne jouent pas à armes égales face au clan des défenseurs du projet de loi ayant des ressources dont les poids symbolique, institutionnel ou économique sont loin d’être négligeables. L’ancrage politique du ministre de la Culture et de la Communication, Renaud Donnedieu De Vabres, instigateur du projet, n’est évidemment pas sans incidence sur l’attitude de ses homologues députés et sénateurs, des acteurs regroupés au sein de différentes structures comme la SGDL (Société des gens de lettres), le SNE (Syndicat national de l’édition) ou la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique), qui mobilisent de surcroît de nombreuses vedettes françaises, et les grandes entreprises du marché telles que Vivendi et la FNAC (Fédération nationale d’achats des cadres) qui possèdent une importante envergure financière et entretiennent de ténus liens avec les hauts fonctionnaires de l’État. L’offensive de Vivendi est notamment menée par l’intermédiaire de sa directrice des affaires institutionnelles et européennes Sylvie Forbin, ancienne secrétaire adjointe principale au ministère des Affaires étrangères. Les activistes pour impacter plus fortement sur la décision ne tiennent pas compte des clivages politiques représentés à l’Assemblée nationale. Ils se cantonnent au texte de loi sans entrer dans les querelles politiques. Comme l’expliquent Yana Breindl et François Briatte « les activistes qui souhaitaient déclencher un débat politique contradictoire autour de l’évolution des droits de propriété intellectuelle ont agi principalement sur l’information disponible aux décideurs politiques »[11]. Pour s’affirmer dans la société, ces mouvement indépendants s’approprient un ensemble de règles éloignées voire même incompatibles avec leurs valeurs et leurs revendications de départ. La structuration et l’organisation des débats accueillent l’expression de groupes marginaux et contestataires mais sous forme d’impensée. Les règles éthiques et formelles de discussion qui se pratiquent au sein de l’arène ont tendance à amoindrir et à dénaturer les revendications des groupes marginaux acculés à se conformer à elles pour être entendus. Dans le cas inverse, elles se retrouvent exclus du débat comme c’est le cas pour les mouvances trans/post-humanistes qui ne se donnent pas les moyens notamment technico-langagiers de faire entendre leurs voix dans les hautes sphères du pouvoir. L’introduction dans les arènes du pouvoir nécessite de maitriser le vocabulaire réglementaire et juridique des textes de lois et d’ainsi épouser une trame de pensée pre-établie par les institutions au risque de perdre un peu de son âme comme cela est le cas pour l’association la Quadrature du net proche des Anonymous, dès lors qu’elle entre dans le vif du débat parlementaire. L’impensée étant de mise.
En définitive, le système argumentaire des gouvernants français à l’égard d’une société en réseaux, s’adosse à des systèmes utopiques de pensée qui, depuis le XIXème siècle portent la révolution en leur sein. Toutefois force est aussi d’observer que les dispositifs organisationnels de décision et l’appareillage communicationnel que l’État français mobilise et met en place pour assoir sa légitimité et celle de ses actions en faveur du développement des réseaux de télécommunication, se structure autour de vulgates techno-idéologiques qui neutralisent l’expression d’éléments de réflexion véritablement critiques envers la technique et l’État lui-même. Nous avons tenté en nous aidant de l’articulation de thèses a priori contradictoires, d’apporter un éclairage à la fois précis, large et distancié de l’évolution en demi-teinte d’une société en quête d’idéaux.
Tiphaine Zetlaoui. Enseignante-chercheuse en Sciences de l’information et de la communication. Faculté des Lettres et Sciences Humaines. Université Catholique de Lille
Références bibliographiques
Breton, P. (1997). L’utopie de la communication. La Découverte.
Castells, M. (2001). La société en réseaux. L’ère de l’information, tome 1. Fayard.
Damour, F., & Doat, D. (2018). Transhumanisme : Quel avenir pour l’humanité ? Le Cavalier Bleu éditions.
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Notes
[1] Castells mobilise au niveau théorique les travaux de chercheurs spécialisés en sociologie ou en économie comme ceux de Luhan, Bell, et Rifkin qui étudient les sociétés post-industrielles en s’appuyant sur les notions d’information, de communication et de réseau. Sur le plan empirique, Castells adopte une approche macro et micro socio-économique qu’il étaye par des données quantitatives et qualitatives.
[2] « Pour comprendre la relation entre technique et société, retenons que l’État (qu’il bloque, déclenche ou conduise l’innovation technique) joue un rôle décisif dans le mécanisme général, en ce qu’il exprime et organise les forces sociales et culturelles qui prévalent à un moment et en un lieu donnés » (Castells, 1998, p. 33).
[3] L’utopie se construit dans la radicalité d’une vision de la réalité qui fait table rase du passé se différenciant de l’idéologie dont l’ancrage avec le réel participe au maintien des logiques pré-existantes plus qu’à leur transformation. Mannheim, K. (2006). Idéologie et utopie. Maison des sciences de l’homme.
[4] Pour Sfez, le réseau est une technologie de l’esprit c’est-à-dire un procédé intellectuel par lequel le monde contemporain se pense.
[5]Le décept désigne la dégradation du concept (précepte et déception). « La rétiologie est une idéologiqe à prétention utopique, une utopie technologique c’est-à-dire dont le référent se réduit au fétichisme des réseaux techniques, notamment d’Internet et des réseaux de télé-informatiques ». in Musso, P. (2004). La rétiologie. Quaderni, 55, 21-28, p. 26. www.persee.fr/doc/quad_0987-1381_2004_num_55_1_1629
[6] Les NBIC sont l’acronyme d’un champ pluridisciplinaire constitué notamment aux États-Unis dans les années 2000 à partir de la convergence entre les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives.
[7] Notre enquête de terrain repose sur une démarche qualitative de type semi-directif ; les entretiens ont été réalisés entre 2002 et 2008 auprès d’une cinquantaine de conseillers en charge du pôle (N)TIC travaillant auprès de ministres, d’élus locaux (représentants de conseils régionaux, départementaux, municipaux). Les documents analysés de manière thématique sont issus d’une trentaine de rapport étatiques (de 1970 à 2020) notamment édités au journal officiel, à la documentation française, à l’office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques ainsi que d’une vingtaine allocutions politiques (président de la république, ministres, secrétaires d’état, parlementaires) qui tiennent compte des changements de majorité droite/gauche. Nous avons également travaillé à partir de documents issus des archives nationales produits par l’État sur la question des télégraphes optiques, électriques et du téléphone.
[8] Le ministre de l’Intérieur Tanneguy Duchâtel confère ainsi au télégraphe électrique des qualités indéniables puisque son utilisation contribue à assurer la sécurité du pays : « ce nouveau moyen de correspondance est une des conditions de la défense du pays », Laviaille de Lameillere, L. (1865). Documents législatifs sur la télégraphie électrique en France. Auguste Durand et Eugène Lacroix, p. 19.
[9] « La télégraphie électrique est appelée à faire une révolution dans la façon de traiter les affaires entre des places de commerce situées à de grandes distances, le négociant du Havre demande des huiles à Marseille, des vins à Bordeaux, de l’indigo à Londres… ». Lavialle de Lameillère. L., ibid., p. 265.
[10] Lavialle de Lameillère, L.,ibid. p. 265.
[11]Breindl, Y. et Briatte, F. (2009). Activisme sur Internet et discours stratégiques autour de la propriété intellectuelle. Terminal, 103, p. 3.