Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?

La leçon de Greta Thunberg, Lonrai, Éditions Les Liens qui Libèrent (LLL), Janvier 2020, 528

 

Cet ouvrage se situe dans le contexte actuel des réflexions sur les enjeux environnementaux et climatiques. En effet la question du devenir de la Terre, constitue un véritable centre d’intérêt tant chez les penseurs que chez les décideurs. Qu’appelle-t-on panser ? La leçon de Greta Thunberg, interroge toutes les spécialités sans exception sur la question climatique, de sorte qu’elle s’actualise en une interrogation cruciale dans le registre de l’épistémologie des sciences contemporaines. Cette réflexion du philosophe Bernard Stiegler, se propose d’apporter un regard nouveau de ce qui est la question climatique face au capitalisme. En d’autres termes, il s’agit pour lui, de comprendre cet anthropocène ou ce capitalocène, en cours depuis l’histoire de l’humanité. Pour se faire Bernard Stiegler s’appuie sur la sonnette d’alarme tirée par la jeune suédoise Greta Thunberg, à travers son discours « comment osez-vous ? », prononcé devant l’assemblée générale de L’ONU le 23 Septembre 2019.

L’introduction porte sur la parrêsia de la jeune Thunberg c’est-à-dire, l’image que renvoie sa personne à travers ses différentes prises de parole, faites d’assurance et de courage. Cette parrêsia lui confère également une figure de tragédienne ; celle qui dénonce et prévoit des jours sombres pour l’espèce humaine si elle ne prend pas conscience qu’une remise en question urgente de son mode de vie est nécessaire, tel l’Évangile annonçant le jour du dernier jugement. Elle marque, selon Stiegler, cette rupture intergénérationnelle qui veut que des enfants et des adolescents se retrouvent à donner des leçons de savoir vivre aux aînés. Cette leçon est dans une certaine mesure une dénonciation de l’anthropocène existant depuis bien longtemps, et mettant en péril l’humain. La prise de position de Thunberg suscite par ailleurs la haine et la calomnie de la part du monde capitaliste, explique Stiegler. Thunberg est d’ailleurs, présentée par certains climatosceptiques comme une personne déséquilibrée avec un discours proche de la folie.

Le premier chapitre intitulé « Machines apocalyptiques et avenir biosphère » est consacré, aux technologies nucléaires et aux prises de conscience collective du réel danger qu’elles constituent pour la planète Terre. De telles prises de consciences ont, selon Stigler, donné naissance à une nouvelle génération soucieuse de son avenir en tant qu’être vivant. La course à l’armement nucléaire entre les deux blocs (Est-Ouest) dès 1962, a créé dans les consciences collectives de l’époque, l’idée d’une apocalypse nucléaire, même si celle-ci n’était qu’une illusion. Elle constituait malgré tout l’idée d’une menace pour l’espèce humaine et pour son milieu de vie. Cette illusion d’apocalypse nucléaire fut balayée par un événement malheureux : l’accident de Tchernobyl en 1986, causé par un dysfonctionnement d’ordre technologique selon Stiegler. Cet événement tragique a permis de soulever deux questions :  dans un premier temps, il démontre que l’être humain n’est pas forcement maître de son destin et, dans un deuxième temps, que les technologies qu’il met en place, peuvent constituer un danger pour sa propre survie s’il en perd le contrôle. Stiegler présente un autre fait remettant en cause cette illusion d’apocalypse nucléaire : « des êtres plus ou moins fous que sont Donald Tump et Kim Jong-un » (60). Ces derniers deviennent, de même que quelques grosses firmes mondiales, la face du déni de réalité de cette ère anthropocène, marquée par la bataille pour la prise de contrôle de la technosphère, dont les effets sont le réchauffement de la biosphère. Alors, en réponse à ce déni, naît une génération. Elle a décidé de prendre en main son avenir et celui de son lieu d’habitation, la Terre : la collapsologie. Cette génération dont la figure est incarnée par Greta Thunberg, dénonce selon Stiegler, l’éffondrisme dans lequel est plongée l’espèce humaine.

Le second chapitre, « Accélérations et immanences », traite des causes et de la vitesse à laquelle s’est produit cet effondrement de la biosphère, et du débat sur la période de l’histoire de l’humanité à laquelle il a débuté. Aussi, il est également question ici d’évoquer le sentiment d’extrême crainte d’apocalypse dans laquelle sont plongés les spécialistes et les défenseurs du climat. Pour Stiegler, le contexte économique serait l’élément déclencheur de cet anthropocène à partir de 1945 c’est-à-dire après la deuxième guerre mondiale, même si cette date ne fait pas l’unanimité auprès des scientifiques. Certains d’entre eux, suggèrent une date plus reculée comme origine de cette accélération, et la lient aux premières traces porteuses de l’homme. Pour eux, 1945, serait le début ce qu’ils appellent, un hyper-anthropocène. En tout état de cause, cette accélération a démontré la capacité intrinsèque de l’homme à agir et à modifier son environnement. À côté de ce constat, on observe également la naissance de certaines doctrines et mouvements de pensée, incarnés par la figure de la jeune suédoise Greta Thunberg. C’est « un appel au secours émis par des survivalistes, des collapsologues, des apocalypticiens », nous indique Stiegler, qui entraine une remise en question du model capitaliste dans lequel est plongé le monde et une prédiction de ses jours sombres.

Le troisième chapitre, « Deuil, Travail, Entropie », montre quelles seraient les conséquences de l’échec d’une prise de conscience commune sur l’urgence climatique. Pour Stiegler, ces effets se situent à trois niveaux selon Stieger, dont le premier sera la manifestation du deuil. Il s’agit ici, d’une constatation et irréversible catastrophe écologique. Cette dernière est perçue par le mouvement catastrophisme écologique comme une transition, c’est-à-dire le passage d’un monde à un autre, encore meilleur. Cette manifestation du deuil serait aussi, selon les écologistes, plus spécifiquement les catastrophistes, une transition industrielle, c’est-à-dire, une nouvelle manière de produire nos besoins primaires. En somme, la transition dont il est question ici, est l’expression d’une peur, d’un désespoir et d’une incertitude qu’illustrent Greta Thunberg et ceux qui la soutiennent, sur l’avenir de l’espèce humaine. Le deuxième niveau, nous dit Stiegler, est la redéfinition sociale du travail. Il s’agit plus spécifiquement d’une remise en question du concept d’économie industrielle. L’auteur préconise une économie responsable, qui serait la lutte contre cette ère anthropocène, une économie dépolitisée mais contributive qui crée des liens à travers des conventions collectives et territoriales : un effondrement possible du capitalisme. Il s’agit, pour Stiegler, de supprimer le rapport de force entre travail et capitalisme, en « expérimentant à grande échelle de nouvelles configurations d’économies territoriales, capable de participer à une transformation globale des échanges » (176). C’est une économie plus juste et inclusive, « à partir d’une reconsidération complète de ce en quoi consiste le travail (…) par laquelle s’articulent individuation psychique, individuation collective et individuation technique », nous dit Stiegler (181-182). Enfin le troisième niveau est la machinisation de l’activité humaine : l’entropie thermodynamique. Il s’agit ici, de l’impact de la consommation d’énergie des machines sur l’environnement.

Le quatrième chapitre, intitulé « L’âge du capitalisme comme accélération de l’exo-somatisation », aborde la question des politiques capitalistes adoptées par certains gouvernements comme ceux de Bolsonaro et de Trump. Les politiques irrationnelles des gouvernements brésilien et américain, basées sur la techno-sphère, ignorant la prise en compte de la biosphère, sont pour Stiegler, l’incarnation parfaite de l’accélération de cette exosomatique. Elle s’inscrit historiquement, dans la volonté de l’homme, depuis 1450 de maîtriser et de dominer la nature, d’où la naissance du capitalisme générale, qui deviendra plus tard le capitalisme industriel.

Le chapitre cinq s’intéresse à la question de la mise à contribution de la pensée, en d’autres termes des intellectuels, dans l’ère anthropocène que vivent les localités qui subissent de plein fouet le dérèglement climatique. C’est une défaite de la pensée scientifique, selon Stiegler, qui est mise au service de la guerre économique mondiale. Elle a pour conséquence de créer la peur, la frayeur et des angoisses dans la société. Cela soulève des considérations éthiques auxquelles doit se soumettre la science, en se remettant en question dans sa pratique sur le plan épistémologique et en apportant des réponses claires aux questionnements liés à la survie de l’espèce humaine. Plus loin, Stiegler explique que cette tension dans le discours scientifique face au climat « favorise des politiques climatosceptiques fondées sur une économie écologique politiquement nationalistes et xénophobes ». (275-276)

Les chapitres six et sept reviennent sur le cas de la science et du discours qu’elle prône dans cette apocalypse qui guette la planète Terre. Des philosophes des siècles passés aux études scientifiques, en passant par des rapports de groupes d’experts, toutes les preuves matérielles sont réunies pour tirer la sonnette d’alarme quant au danger du réchauffement climatique, bien face à cela se mettent en place « une dialectique trop-tardive » et un discours hostile de partis et d’homme politiques. Et Enfin, les chapitres huit et neuf, proposent des indications de lecture sur la morale, la science et des techniques actuelles, nécessaires à la compréhension, sur le plan intellectuel, de la question climatique ainsi qu’une apologie de Greta Thunberg – la philosophie humaniste qui découle de son discours et de son engagement.

En fin de compte, cet ouvrage se présente comme une somme d’idées réunissant l’ensemble des problématiques liées au réchauffement climatique dans lesquelles le lecteur pourra glaner les éléments qui l’intéressent. C’est sa force mais aussi sa limite. Il doit être lu davantage comme un manuel que comme un essai dans lequel les neuf chapitres offrent des développements spécifiques relativement indépendants les uns des autres. Il faut pourtant convenir de l’ambitieuse tâche de l’auteur, qui consiste à rassembler dans un même opus, différentes analyses de la question complexe du réchauffement climatique. L’association d’approches économiques avec les approches plus philosophiques de Kant, Bergson, Nietzsche, Derrida, etc. ou celles relatives à la physique, rend difficile le développement de chaque aspect de façon détaillée. L’ouvrage se lit alors comme une vaste et érudite recension des débats et postures liés à la place du climat dans le débat scientifique et social. De ce point de vue, on peut regretter des développements abusifs de concepts souvent difficiles à cerner par certains lecteurs, notamment les plus jeunes. Car ces derniers sont bien la cible privilégiée d’un tel ouvrage qui leur permettra très tôt – de comprendre les problématiques environnementales. Quant à la complexité du personnage de Greta Thunberg, qui suscite tant de passion, ne faut-il pas prendre du recul face à son discours ? Au regard de son jeune âge, a-t-elle, comme le soutient certains intellectuels français tels que Finkielkraut ou Onfray, toute la légitimité et la capacité intellectuelle nécessaire pour mener un tel combat ou débat face à cette cohorte de scientifiques climatosceptiques ? En dépit de toutes ces interrogations, tout est dit ou presque, dans cet ouvrage.

Mamadou Fofana, doctorant en SIC, MICA-ETHICS, Université de Bordeaux-Montaigne-Université Catholique de Lille