Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique

Paris, la Découverte, “Les empêcheurs de penser en rond”, 2022. ISBN : 9782359252187, 94

 

Les auteurs de ce Mémo, organisé en 76 propositions courtes réparties autour de 10 thèmes, se demandent à quelles conditions l’écologie pourrait devenir un véritable mouvement politique. Pourquoi instruire cette question dans un tel format ? La note de la page 5 indique que le mot mémorandum sert à se souvenir de quelque chose, ou à exposer le point de vue du gouvernement sur un sujet important. Les auteurs s’adressent donc à celles et ceux qui sont touchés par la crise écologique, en les considérant comme membres potentiels d’un futur parti au pouvoir. Les propositions étant courtes, de quelques pages seulement, il s’agit d’aller directement à l’essentiel en donnant des lignes directrices pour la réflexion et l’action aux “membres des partis écologiques et à leurs électeurs présents et à venir” (1), /auxquels l’ouvrage est destiné. L’ambition affichée en introduction est “d’amplifier l’action multiforme ” (3) des activistes et responsables politiques.

Á la lecture de ce Mémo, le lecteur ne peut s’empêcher de penser au Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, ouvrage court lui aussi, dont le titre évoque un parti communiste encore inexistant à la date de parution en 1848. De même, le parti écologique n’existe pas, ou pas encore, si l’on entend par parti “une unité compréhensible par tous” et proposant “un horizon commun pour l’action collective” (12). S’il existe objectivement un parti politique écologique, pour le moment, selon les auteurs, l’écologie politique “réussit l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bâiller d’ennui. D’où la paralysie de l’action qu’elle suscite trop souvent” (46). En outre, la référence au Manifeste est explicite dans le thème VII, qui en parodie la première phrase : “Un spectre hante l’Europe et le reste du monde, l’écologisme !” (61). Le thème de la lutte des classes et le renvoi à Marx sont récurrents dans ce Mémo, et ponctués par un appel à l’unification dans ce même thème VII, dont le contenu évoque le célèbre appel de la conclusion du Manifeste, “prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”. Le renvoi à Marx permet aux auteurs de comparer l’émergence du socialisme et l’émergence du mouvement écologiste, et d’en analyser les continuités mais aussi les discontinuités existantes ou qu’il sera nécessaire d’introduire à l’avenir.

Ainsi, l’unification que les auteurs appellent de leurs vœux ne doit pas se faire “selon les formes traditionnelles de l’offre politique” (63) mais définir dans des termes nouveaux la lutte des classes et maintenir la dispersion des forces, qui est un atout pour explorer les alternatives possibles. On perçoit ici une difficulté. En effet, comment donner “une définition cohérente” (12) aux luttes tout en maintenant la diversité et la dispersion des forces ? Faut-il comprendre que la dispersion n’est qu’une étape, le temps de mener à bien “l’exploration générale des conditions de vie” (12) dans laquelle l’écologie est engagée, et de “définir un horizon commun pour l’action collective” (p. 12) ? Ou bien, cette dispersion a-t-elle au contraire vocation à être pérenne, ce qui est suggéré lorsque les auteurs affirment plus loin que l’écologie politique “doit chérir sa multiplicité. C’est ce qui lui permet d’explorer les alternatives dans toutes les directions” (63) ?

Les auteurs sont certainement conscients de la difficulté qu’ils soulèvent, lorsqu’ils invitent à créer de l’unité dans la diversité. Il est vrai que l’écologie est source de multiples conflits, qui ne font pas l’objet d’un accord unanime sur leur meilleur mode de résolution, même chez les écologistes. Le nucléaire en est un exemple typique. La crise écologique actuelle nous met devant des situations jusque-là inconnues, volatiles et incertaines, face auxquelles multiplier les expériences, les manières d’habiter, développer notre capacité d’adaptation ou même “muter” représentent probablement nos meilleures chances de survie. Cette stratégie rappelle d’ailleurs celle du vivant au sens biologique, dont la diversité est une condition indispensable à la survie. On peut malgré tout se demander si l’objectif de maintien des “conditions d’habitabilité de la Terre” sera suffisant pour unir, pour créer cette cohérence dont le mouvement écologique a besoin et cet “horizon commun pour l’action collective”. Or cette union des forces est fondamentale si l’on veut faire accepter les “sacrifices immenses” (91) nécessaires pour changer de régime, sans quoi ces sacrifices seront non pas choisis et acceptés, mais imposés dans une forme de dictature écologique, que personne ne souhaite voir advenir. On voit donc que l’alternative, une démocratie écologique susceptible de se maintenir au pouvoir dans le temps, et ainsi de créer de l’adhésion, est un véritable défi politique.

La conséquence marxiste de l’union des forces est la lutte des classes, que les auteurs se réapproprient également. La théorie des classes a été selon eux une “boussole” utilisée pour décrire les rapports de production, “qui donnait aux gens un sens clair de ce qui leur permettait de subsister, où ils se situaient dans le paysage social et avec qui ils combattaient” (19). Distinguer l’ennemi de l’ami est en effet indispensable pour pouvoir s’engager en politique. Mais la définition marxiste de classe apporte surtout une compréhension des conditions matérielles de reproduction des humains, dont les conditions sociales ne sont que l’expression. La classe écologique doit, elle aussi, se définir par rapport aux conditions matérielles de son existence. Cependant, il ne s’agit plus de la même matérialité. Le Nouveau Régime Climatique oblige à “redécrire” – terme utilisé par Bruno Latour – les processus par lesquels les sociétés se reproduisent et continuent d’exister. “L’analyse en termes de classe écologique reste matérialiste, mais doit se tourner vers de nouveaux phénomènes que ceux de la seule production et de la seule reproduction des seuls humains” (22). Elle doit prendre en compte, en plus de la reproduction des conditions matérielles favorables aux humains, les “conditions d’habitabilité” de la Terre. En conséquence, des personnes appartenant à la même classe au sens social traditionnel se retrouvent ennemis si l’on considère les questions écologiques, et d’autres qui étaient ennemies se retrouvent dans le même camp. Dans cette lutte des classes, ce ne sont plus les mêmes classes qui se font face. C’est pourquoi les auteurs parlent de “lutte de classements” (9). Mais ces classements ne sont pas encore stabilisés en une classe consciente d’elle-même.

En outre, la classe écologique doit d’abord l’emporter dans la lutte idéologique si elle veut conquérir le pouvoir. Quand le Tiers Etat a pris le pouvoir en 1989, la lutte pour les idées avait préparé les esprits, y compris ceux des élites, depuis cent ans. Or, le travail de réflexion idéologique sur la mutation en cours est inachevé, et ce qui a déjà été produit n’a été repris ni par les partis ni par les classes dirigeantes. Celles-ci saturent l’espace médiatique et imposent leurs idées. En face, la classe écologique manque d’organes suffisamment dimensionnés pour atteindre l’hégémonie dans la lutte pour les idées. En effet, selon les auteurs, “Le thème gramscien de la ‘quête de l’hégémonie’ […] s’applique à cette classe en émergence comme à toutes les autres” (65-66). Ainsi, Latour et Schultz font référence à Marx en privilégiant l’analyse idéologique de Gramsci plutôt que celle, économique, de l’école de Francfort. Ils affirment que les partis au pouvoir bénéficient d’un rayonnement culturel et artistique qui fait défaut à l’écologie. Pourtant, il faut sensibiliser la population à un changement de culture et de cosmologie, impliquant des sujets de préoccupation comme la nature, l’occupation des territoires, les conditions de subsistance, sujets que l’on peut résumer ainsi : “de quoi le monde est-il fait” (67) ? La classe écologique doit s’emparer des humanités et à travers tous types de médias chercher à saisir “comment s’exprime et se ressent cette nouvelle Terre” (67).

De l’aveu même des auteurs, le travail à produire pour transformer la société est considérable alors que nous sommes dans un état d’urgence climatique, ce qui amène à se demander si les temporalités sont bien compatibles. De surcroit, actuellement, c’est l’inaction qui domine. Les “campagnes de désinformation, la puissance des lobbies, l’inertie des mentalités” (39) ne suffisent pas à expliquer cette situation. Les mobilisations sociales des siècles précédents ont eu lieu au nom de la liberté, de l’émancipation, de la prospérité et du progrès, des valeurs qui enflamment les foules. L’écologie semble au contraire proposer un retour en arrière, remettre en cause l’idée de progrès et vouloir limiter nos libertés. Elle génère donc des affects négatifs. Pour mobiliser, il faut au contraire trouver comment susciter l’exaltation autour de l’écologie. Or la classe écologique ne s’est pas encore suffisamment engagée dans la bataille culturelle et “elle manque cruellement d’une esthétique capable de nourrir les passions politiques” (46).

Pour tenter de répondre aux difficultés soulevées, les auteurs mettent à notre disposition des concepts, c’est-à-dire des outils visant à formuler des idées nouvelles, à mettre en évidence des impensés , des idées qui jusqu’ici échappaient à une conceptualisation explicite, à donner des capacités de discernement, enfin à s’orienter dans la pensée et à agir. Un de ces impensés est que le projet de vie collective des classes dirigeantes actuelles est irrationnel parce que le monde dans lequel elles nous proposent de vivre n’est pas habitable. Aucune culture n’a été aussi indifférente que la nôtre à la dégradation de ses conditions matérielles, de son air, de son eau, de sa nourriture et de ses paysages. Bien que cette dégradation menace notre survie, la classe dirigeante continue de faire tourner le système de production, que Latour appelle “système de destruction”. Quoi qu’en dise la classe dirigeante, la rationalité est aujourd’hui du côté de la classe écologique en formation.

Les nouveaux concepts permettent aussi d’éviter l’usage de notions héritées du passé, qui portent en elles une conception prédatrice de notre rapport au monde et empêchent l’élaboration conceptuelle des leviers politiques de l’écologie. Le mot “nature” par exemple, a été inventé pour dépolitiser les rapports entre les humains et le reste du monde – objets inertes ou vivants non humains – confirmant ainsi leur statut de ressources. C’est pourquoi Bruno Latour a proposé par le passé de parler de “territoire” ou de “Gaia” – des versions politisées de l’idée de nature. Dans le Mémo, une proposition conceptuelle, particulièrement féconde est celle “d’engendrement”, déjà présente dans les précédents ouvrages de Latour. Ce concept s’oppose à celui de production. Produire, c’est assembler des éléments disponibles. Au contraire, “engendrer, c’est faire naître par des soins la continuité des êtres dont dépend l’habitabilité du monde” (p. 30). En effet, “ce sont les vivants qui ont permis la continuité de l’existence terrestre, qu’ils ont eux-mêmes créée au fil des milliards d’années” (29) : les formes de vie unicellulaires sont à l’origine de l’apparition des formes de vie plus complexes, qui elles-mêmes ont trouvé de quoi se nourrir ou respirer grâce aux formes de vie qui les ont précédées. La partie habitable du monde a été générée par les vivants. Ceux-ci ne sont pas des ressources mises à notre disposition afin d’être extraites et exploitées. Ils sont ce qui nous fait vivre, nous entoure, nous enveloppe et ce dont nous devons prendre soin si nous voulons survivre. C’est pourquoi les auteurs proposent de parler d’enveloppement et non de développement. Nous devons en effet apprendre à rester dans les limites du système terre qui nous enveloppe, et “nous habituer à dépendre de ce qui nous fait vivre” (42). Il n’y a pas de “développement durable” possible. Le développement sans fin d’une économie matérielle est une impossibilité physique dans un monde limité. Nous pouvons en revanche œuvrer pour la reconnaissance de l’enveloppement de nos vies dans le vivant et ses écosystèmes, enveloppement dont nous devons maintenir la continuité et la durabilité. De cette durabilité dépend notre survie et notre prospérité.

Le terme de “prospérité” est également un concept proposé par les auteurs. Le mot n’est pas nouveau, mais les auteurs suggèrent de l’utiliser pour désigner une richesse qui n’implique pas l’augmentation de la production, destructrice des écosystèmes, ni l’accumulation matérielle. En effet, ceux-ci plaident pour un travail de la pensée visant à exprimer les enjeux écologiques en termes enthousiasmants, alors qu’aujourd’hui l’écologie est souvent ressentie comme étant punitive. Effectivement, “prospérité” est un mot à connotation positive que l’on peut interpréter conformément à son étymologie, comme porteur d’une espérance : prospérer, c’est bénéficier d’un air sain, d’une eau saine, d’une alimentation de qualité et être entourés  d’écosystèmes naturels non dégradés et esthétiquement plaisants, qui prospèrent eux aussi. C’est également la possibilité d’être libérés de la frénésie consommatrice, tout en disposant de suffisamment de biens matériels, sans dénuement ni encombrement excessif. L’idée de prospérité porte une vision utopique de l’écologie. Prendre ainsi soin du monde, permet de “maintenir les conditions d’habitabilité” (88). La prospérité en est la conséquence. En effet, “la prospérité a toujours dépendu de pratiques d’engendrement. Il ne s’agit pas de décroitre mais d’enfin prospérer” (30). On peut donc penser que ce terme de prospérité permet d’une part de remettre en cause l’idéologie de la prétendue prospérité des sociétés occidentales actuelles et d’autre part de réenchanter les imaginaires autour de l’écologie, en exprimant autrement les notions négatives de “décroissance”, ou encore de “sobriété”, qui sont actuellement fréquemment employées dans les médias traitant des stratégies d’adaptation au changement climatique. Là où les idées de décroissance et de sobriété peuvent sembler déprécier le projet politique écologique et échouer à rassembler les foules en un électorat potentiel, la prospérité présente l’écologie sous un jour favorable et pose les prémices d’une utopie politique, à laquelle nous sommes susceptibles d’adhérer. Cette utopie, les auteurs la décrivent comme le fait de renouer “avec l’ancestrale culture de résistance au non-sens de l’économisation qui prétend annihiler les liens anthropologiques” (92). Elle rassemble celles et ceux qui veulent résoudre les questions d’habitabilité. Autrement dit, elle a pour objectif de laisser un monde habitable à nos enfants. N’est-ce pas là une utopie politique à laquelle nous adhérons tous dès à présent ?


Références

Latour, Bruno et Nikolaj Schultz, Memo sur la nouvelle Classe écologique, Paris, la Découverte, “Les empêcheurs de penser en rond”, 2022.

Marx, Karl et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Garnier-Flammarion, 1998.


Notice biographique

Anne-Laure Boursier, Doctorante en philosophie au laboratoire Ethics de l’Université Catholique de Lille et à l’école doctorale de l’Université Polytechnique des Hauts-de-France à Valenciennes