Préface – Utopies et Influences

Par David Doat, Tiphaine Zetlaoui

 

        Le présent dossier s’inscrit dans le prolongement de la journée d’étude “Utopies et influences” organisée le 7 janvier 2021 par le laboratoire ETHICS et la Faculté des Lettres et Sciences Humaines (FLSH) de l’Institut catholique de Lille. La journée se proposait d’explorer la notion d’utopie en examinant ce qui fait d’elle un récit singulier, distinct de l’idéologie (Mannheim) en considérant plus particulièrement les logiques d’influence qui se jouent au niveau de sa structure narrative au sein des imaginaires institutionnels (Castoriadis) et des comportements collectifs. Il s’agissait en ce sens d’identifier les évolutions de la notion d’utopie au gré des époques et des civilisations en s’intéressant à ses variations et déclinaisons sémantiques (contre-utopie, dystopie) au regard du rôle et de la place que les unes et autres occupent dans les sociétés modernes et post-modernes alors que ces dernières sont en quête de sens et de (ré)-invention symbolique. L’enjeu de cette journée était, pour ainsi dire, d’identifier la “force” de ces récits en nous inspirant de la formule de Robert Redeker : “[u]ne utopie n’a nul besoin de devenir complète réalité pour produire des effets dans le champ sociohistorique” (101). Les contributeurs du dossier s’attellent à montrer la manière dont les utopies, contre-utopies et dystopies se fabriquent, se diffusent et influencent nos manières de vivre au gré des contextes politico-économiques et socio-culturels en analysant les formes qu’elles revêtent : récits, proses, images, discussions, projets concrets…
        Nous amorçons ce voyage aux côtés de Franck Damour en explorant un sous-genre de littérature de science-fiction assez méconnu : le Solarpunk. Sa particularité réside dans le fait qu’il entretient d’étroits liens avec l’idée de bâtir un futur heureux (optopia) en faisant de l’esthétique une force agissante qui ne se réduit pas à une production d’écrits. Franck Damour étudie avec minutie les différents ancrages idéologiques de cette mouvance de pensée en mettant en exergue les moyens d’influence qu’elle déploie pour faire apparaître un monde techno-écolo-réticulaire dans lequel la gestion décentralisée et naturalisée de l’énergie solaire devient cruciale pour l’Homme et l’Environnement. Pour circonscrire l’étendue de leur pouvoir d’action, Franck Damour établit des comparaisons avec des mouvements d’inspiration techno-défaitiste comme le cyberpunk dont le poids et la notoriété ont eu tendance à ombrager l’esthétique si pastorale du solarpunk.
        La question de l’influence d’une utopie va de pair avec celle de ses limites comme le montre Karima Thomas en choisissant d’aborder l’exercice du pastiche auquel se livre Angela Carter dans la nouvelle “Au cœur de la forêt” parue en 1974. L’écrivaine aborde le thème de l’éducation paternelle en pastichant une partie de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau et certains passages de la Bible. Comme le met finement en perspective Karima Thomas, Carter entend par cet exercice de style s’en prendre aux failles d’œuvres fondatrices en relatant l’histoire incongrue d’un père qui s’installe sur une île avec ses enfants, jumeaux, pour les éduquer au regard d’un idéal de vie qu’il s’est lui-même choisi. Le talent d’écriture de Carter repose sur la dextérité philosophique avec laquelle elle appréhende les travers d’un mode de vie qui, lorsqu’il se confronte aux principes supposément établis de l’égalité et du genre, finit par se fissurer et par laisser place à un retournement de situation. Il faut dire que les expériences des uns n’enchantent pas celles des autres comme le donne à voir Joyce Carol Oates dans sa nouvelle burlesque “The Expérimental Subject” publiée en 2018 relatant l’histoire de la mise en place d’un projet de procréation animalo-humain et les tentatives de son expérimentateur pour mettre au monde le premier hybride homme/chimpanzé. Stéphanie Maerten, en analysant le récit avec un sens méticuleux du détail rythmique et sémantique, montre à quel point il est possible par le biais du grotesque de saisir ce qu’une utopie, dans sa narration symbolique, peut avoir de plus anormalement effroyable.
        Si la science et la technique sont les supports privilégiés des utopies modernes, elles sont également des sources intarissables de désillusions civilisationnelles. Stéphane Sitayeb montre avec une érudite acuité comment l’Homme tente de faire face au vide existentiel de ses échecs, allant jusqu’à faire de sa décadence le pis-aller moral de sa rédemption. Stéphane Sitayeb s’intéresse ici à ce moment de l’Histoire si particulier pour l’Europe qui, en fin de siècle prépare déjà son arrêt de mort.
        Le dossier s’intéresse ensuite à des questions de communication en allant cette fois du côté des processus de fabrication d’un message. Mamadou Fofana revient sur l’expérience de terrain qu’il a menée durant sa thèse sous la forme d’une recherche-action en examinant la manière dont des acteurs engagés dans un projet commun tentent utopiquement d’élaborer des dispositifs et/ou de respecter des règles éthiques de discussion alors que les intérêts des protagonistes divergent. Mamadou Fofana s’attèle à mettre précisément au jour la part d’illusion que revêt la communication lorsqu’elle est portée par un cadre de médiation explicitement conçu pour neutraliser les dérives et les abus de pouvoir du langage. Ce pouvoir, Morgane Belhadi ne manque pas de le déconstruire par le biais d’une analyse critique qu’elle porte sur la narratologie esthétique et populiste que produit le Front national/Rassemblent national à des fins partisanes. Morgane Belhadi montre en quoi ce type d’images peut être un levier d’influence consistant à persuader les hommes qu’il est possible, voire même qu’il est temps, pour eux, de (re)prendre en main leur destin.
De l’utopie de Thomas More au traitement ricoeurien de l’utopie, en passant par l’Utopie de Bloch et Mannheim, jusqu’à l’institution imaginaire de la société dans la pensée de Castoriadis, l’utopie comporte pour foyer commun un pouvoir de transformation du présent par l’aspiration aux images et aux valeurs d’un futur espéré dont elle se fait le véhicule. Elle constitue bien une catégorie particulière d’imaginaires dont la puissance est de donner forme sensible, dans les représentations collectives, à des aspirations qui ne se traduiraient pas autrement dans la matérialité des faits, mais qui peuvent en influencer le cours de l’histoire. 
L’ensemble des contributions réunies en ce numéro témoigne, par l’analyse littéraire, philosophique et sociale, de cette efficacité de l’utopie qui apporte au présent un surcroît d’être dont seul l’avenir pourra nous révéler la part de vérité.

 

Ouvrages consultés

Bloch, E. L’esprit de l’utopie. Trad. Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard. Paris : Gallimard, 1977.

—. Le Principe espérance 1. Trad. Françoise Wuilmart. Paris : Gallimard, 1977.

—. Le Principe espérance 2. Trad. Françoise Wuilmart. Paris : Gallimard, 1982.

Castoriadis, C. L’Institution imaginaire de la société. 1975. Paris : Seuil, 1999.

Redeker, R. “La vraie puissance de l’utopie”. Le Débat 125.3 (2003) : 100-11.

Macherey, P. De l’utopie. Paris : De l’incidence éditeur, 2011.

Mannheim, K. Idéologie et utopie. 1929. Paris : Maison des sciences de l’homme, 2006.

Moncan, P. (de). Villes utopiques, villes rêvées. Paris : Edition du Mécène, 2003.

Ricoeur, P. L’idéologie et l’utopie. 1986. Traduit de l’anglais par Myriam Revault d’Allonnes et Joël Roman. Paris : Seuil, 1997.

Sfez, L. La Santé parfaite. Paris : Seuil, 1995.