Pratiques médiatiques et technologies de l’information et de la communication en milieu rural au Gabon

Par M’BOUMBA M’BOUMBA Riva Vianney

Résumé

Les études sur les technologies numériques et les pratiques médiatiques en milieu rural en Afrique restent encore un champ d’investigation peu examiné. La littérature académique sur les pratiques médiatiques en zone rurale a trop souvent célébré la radio comme le média privilégié en Afrique. Or, avec les mutations liées aux technologies de l’information et de la communication et les dynamiques socio-spatiales, les ruraux sont de plus en plus exposés à une floraison de médias numériques. En nous appuyant sur une méthode quantitative doublée d’une démarche qualitative, notre étude démontre comment les populations rurales se saisissent de ces nouveaux dispositifs technologiques dans leur quotidienneté.

Mots-clés : Tic- rural- pratiques- représentations-médias

Summary

Studies on digital technologies and media practices in rural Africa are still a little-examined field of investigation. Academic literature on media practices in rural areas has too often celebrated radio as the medium of choice in Africa. However, with the changes linked to information and communication technologies and socio-spatial dynamics, rural people are increasingly exposed to a flourishing of digital media. Using a quantitative method combined with a qualitative approach, our study shows how rural populations use these new technological devices in their daily lives.

Keywords : ICT- rural- practices- representations- media

À l’exception de quelques travaux d’amorces, les études sur les pratiques médiatiques à l’aune du numérique en milieu rural en Afrique restent encore un champ d’investigation peu examiné. Les savoirs accumulés sur les pratiques médiatiques en zone rurale ont trop souvent célébré la radio comme le média privilégié en Afrique (Damome, 2018) La constance des raisons évoquées dans la littérature scientifique, entre autres, l’illettrisme, le primat de l’oralité a alimenté un tropisme qui inclinerait à une marginalisation de la place des médias numériques, dans la quotidienneté des ruraux. Or, ces technologies, favorisées par la convergence de l’informatique, des télécoms, du multimédia et de l’audiovisuel ainsi que de l’utilisation de plus en plus accrue de l’internet, proposent une gamme d’outils dans le secteur de l’information et de la communication, contribuant ainsi, à un élargissement tant des sources d’informations que de l’expression des opinions (Jouët et Rieffel, 2013). En Afrique et notamment au Gabon, si pendant longtemps les difficultés liées à la mauvaise qualité des infrastructures des télécommunications et le coût onéreux de certains dispositifs technologiques ont fait défaut à un usage efficient des Tic, on note depuis peu, un effort considérable aussi bien de la part du secteur privé que celui du public. En effet, l’action des opérateurs de la téléphonie mobile dans l’accès à Internet combinée à la baisse des coûts d’équipements de connexion ont favorisé un usage massif des Tic. De même, le projet Cab 4 mené par le Gouvernement, qui ambitionne faciliter l’accès aux Tic par le déploiement de la fibre optique sur toute l’étendue du territoire national, a permis aux populations notamment celles des régions rurales, de disposer d’une variété d’outils technologiques et une connexion internet beaucoup plus appréciable (Banque mondiale, 2018) Aujourd’hui, le parc d’abonnement d’internet est estimé à 2 116 144 abonnés dans un pays qui compte près de deux millions d’habitants (Arcep Gabon, 2020). Ainsi, l’accès et l’usage des Tic jadis exclusivement réservés aux populations de grands centres urbains se sont démocratisés en s’ouvrant à celles de la ruralité. Celles-ci disposent maintenant d’une gamme variée de supports d’information technologiques qui peut interroger sur les nouvelles configurations médiatiques dans ce milieu. Les questions liées aux nouveaux médias connaissent depuis quelques années un intérêt croissant dans le champ des sciences de l’information et de la communication. Si nous pouvons relever les travaux portant sur les pratiques d’information ou les recherches sur les usages sociaux de l’actualité, leurs pertinences pour le milieu rural restent toutefois relatives, en raison du caractère national dans lequel ils s’inscrivent. Cette approche globalisante de notre point de vue semble masquer la réalité de la ruralité. À s’en tenir à leurs données, le milieu rural apparaît comme une zone uniforme : un mode de vie analogue, un faible taux d’instruction et de formation, une utilisation modeste des médias numériques. Or, les espaces ruraux actuellement en pleine mutation présentent des caractéristiques différentes, selon qu’on soit dans une zone à proximité d’une ville et dont l’influence peut être importante dans les pratiques ou encore dans des « campagnes vivantes ». Au Gabon, la radio, la télévision et dans une moindre mesure la presse écrite ont toujours constitué les canaux par lesquels les populations rurales pouvaient s’informer. Aujourd’hui, grâce à l’introduction des technologies de l’information et de la communication notamment l’internet mobile, favorisé par les réseaux de téléphonie mobile et l’explosion des ventes de smartphones, les populations des milieux ruraux disposent d’une multiplicité de supports d’information. Cette floraison de canaux a entraîné une mutation dans le processus d’information en milieu rural, et questionne donc les pratiques dans ce type d’espace au Gabon. De ce fait, quelles sont les pratiques médiatiques des populations en milieu rural à la suite de l’essor des technologies de l’information au Gabon ? Peut-on parler d’une homogénéisation des pratiques ou d’une forme d’hétérogénéisation ?

                                                           MÉTHODOLOGIE

Pour mener à bien notre étude, notre protocole méthodologique s’est appuyé sur deux approches complémentaires. Des enquêtes quantitatives, notamment des questionnaires combinés à des entretiens semi-directifs. Ce choix méthodologique nous a semblé pertinent pour notre objet d’étude et les questions formulées dans notre recherche. Il a pour ambition d’apporter des clés de compréhension sur les pratiques médiatiques en milieu rural. N’ayant pas pu obtenir un fichier crédible sur l’ensemble des villages au Gabon, nous avons donc sélectionné par convenance dix villages aux caractéristiques sociodémographiques distinctes. C’est donc 150 questionnaires et quinze entretiens semi-directifs réalisés entre janvier et avril 2019, auprès de 70 hommes et 80 femmes de 15 à 50 ans répartis dans cinq localités rurales du pays et consultant l’actualité sur des supports divers et variés et issus de différentes catégories sociales. Notre texte est une étude de terrain. Il ne vise pas la représentativité, encore moins l’analyse de l’ensemble des pratiques. Notre objectif ici est de mettre en visibilité l’hétérogénéité des pratiques médiatiques en milieu rural au Gabon. Les discours issus de nos entretiens ont été soumis à une analyse de contenu thématique. Nous avons d’abord analysé chaque entretien. Puis, nous avons procédé à l’analyse de l’ensemble du corpus en vue de croiser les réponses des personnes interrogées et d’en dégager les différents thèmes (Bardin 19). L’opération suivante a consisté à repérer, à sélectionner chaque mot ou élément des discours, et à les insérer dans chaque thème correspondant. Outre cela, nous avons cherché à comprendre le sens et la valeur des expressions utilisées ainsi que leur fréquence de répétitions dans les entretiens (De Bonville, 2006).

Un suivi de l’actualité via les médias numériques

L’arrivée progressive d’internet dans l’arrière-pays, grâce à l’action des opérateurs de téléphonie mobile et à la banalisation du smartphone, permet un élargissement de supports informationnels pour les populations. Le développement du dispositif donne la possibilité de disposer d’une masse d’informations issue de plusieurs acteurs. Ce sont particulièrement les jeunes de 15-24 ans (40 %) qui investissent ce nouveau support. Cette appétence pour le web procède des caractéristiques majeures de la toile : l’immédiateté, l’hypertextualité, et l’interactivité. Bien que la radio soit pratique pour la diffusion de l’information en milieu rural, nos enquêtés relèvent néanmoins une forme de rigidité dans le fonctionnement des programmes de ce média, avec des formats d’émissions assez classiques diffusés à des heures précises. Ce mode de diffusion oblige les auditeurs à une exposition fixe, c’est-à-dire à des heures bien précises pour écouter un programme. Or, cette contrainte ne se pose pas quand il s’agit d’investir internet. Il suffit d’un clic pour avoir des informations aussi bien sur le plan national qu’international dans un espace-temps réduit, comme nous l’explique Eddy :

“ À la radio, il faut attendre chaque une heure pour écouter une édition d’informations. Je trouve cela long et anachronique, c’est pourquoi je préfère me connecter pour m’informer, c’est plus rapide et plus simple ”[1].

Un penchant pour les réseaux sociaux dans les plus jeunes générations

Les travaux effectués sur notre terrain d’étude montrent un élargissement de pratiques médiatiques des générations de 15-24 ans ainsi que celle de 25-34 ans. Nous y repérons un fort attrait pour les réseaux sociaux. Ils sont effectivement de plus en plus nombreux à ces âges à disposer d’un smartphone grâce auquel ils s’informent via des plateformes de forums ou d’échanges interpersonnels numériques. Nancy en témoigne : “Je m’informe régulièrement quand je suis connectée sur mon compte Facebook ou par le partage de quelques infos de la part de mes amis dans mes groupes WhatsApp ”[2].

Graphique n° 1 : Fréquence de consultation de supports web

Source : Riva-Vianney M’Boumba M’Boumba

Parmi nos enquêtés, ils sont 70 % à s’informer via des réseaux sociaux, loin derrière ceux qui consultent les sites d’information à hauteur de 14 %. Il convient de noter que ces derniers y vont via les liens partagés par les sites d’information sur Facebook. Les applications mobiles et les moteurs de recherche constituent le parent pauvre de cette répartition avec, respectivement, 7 % et 10 % de consultation. Cet engouement pour les réseaux sociaux s’explique par le caractère récréatif et beaucoup moins formel de ces dispositifs. Les participants peuvent, entre autres, se créer des amitiés à travers un socle d’intérêts communs, discuter sans restriction, contournant ainsi la possibilité d’une quelconque censure. Dans un contexte marqué par une mainmise des autorités politiques sur les médias nationaux, les réseaux sociaux apparaissent comme de véritables plateformes de libéralisation de la parole publique. C’est d’ailleurs en prenant conscience de l’ampleur de cet espace de liberté, que les autorités tentent à chaque fois d’en limiter la portée en multipliant les coupures de connexions internet. La période des élections présidentielles de 2016 en est une illustration éclairante. Sans, toutefois, remettre en cause la valeur des médias traditionnels, les internautes sont beaucoup plus sensibles au caractère pratique et souple du contenu sur le web. Si les jeunes ont un goût prononcé pour les réseaux sociaux, on relève toutefois qu’ils n’investissent pas ces supports numériques de la même façon.

Facebook en tant que réseau social privilégié pour s’informer

En nous s’intéressant davantage aux pratiques des catégories qui inclinent vers les réseaux sociaux, une tendance majoritaire apparaît clairement pour le réseau social Facebook. En effet, dans un contexte de confiscation de la parole publique dans les médias d’État, l’utilisation de Facebook constitue un exutoire pour des populations laissées hors du circuit médiatique traditionnel. Ce réseau social contribue à la multiplication de formes d’expression relativement dénuées de contraintes sociales et culturelles (Cardon, 2010). Ils sont ainsi près de 70 % à consulter le site au moins une fois par jour. Si certains s’y connectent à des fins de divertissement, d’autres déclarent y rechercher les évènements du jour. Même si le nombre des internautes abonnés à des pages média générales nationales et internationales est minoritaire (10 %), nous observons toutefois qu’ils sont près de 90 % à s’être abonnés à des forums de discussion sur les faits de société ayant trait à l’actualité. Antoine le revendique : “Je suis abonné à plusieurs pages Facebook. À chaque fois qu’il y a une actualité brûlante dans le pays, des forums de discussion tels que “Infos Kinguélé Libre” ou encore “Je n’ai pas choisi d’être gabonais, j’ai juste de la chance” font des publications. Quand j’ai fait le tour de ces contenus, j’ai l’essentiel de l’actualité de la journée”[3].  Le succès des forums de discussion tient au fait qu’ils constituent des canaux d’information constitutif de l’alternative dès lors que leur contenu se présente souvent en rupture avec les normes établies. Il représente ainsi le symbole même d’une ouverture démocratique selon des critères qui favorisent non seulement la diffusion des contenus souvent exclus des médias traditionnels, mais aussi une participation qui ne connaît ni surveillance ni restriction. Ainsi, des forums de discussion Facebook comme “Infos Kinguélé Libre ” ou encore “Je n’ai pas choisi d’être gabonais, j’ai juste de la chance” constituent des tribunes libres et citoyennes.  Quand on s’intéresse aux motivations de notre échantillon, les pratiques démontrent que la recherche directe de l’information n’est pas toujours la motivation principale des enquêtés. Les discours produits font plutôt ressortir une navigation qui tient compte des besoins personnels fortement liés aux contenus de l’ordre du divertissement ou des échanges interpersonnels. L’adhésion massive aux forums de discussion est révélatrice de cette tendance, d’autant plus que les productions de ces pages Facebook ne relèvent pas souvent d’un traitement journalistique avéré. Michel Mathien l’observe ainsi :

Beaucoup de sites sont discutés, car ne se fondant pas, loin de là, sur des principes reconnus et validés dans le traitement et la diffusion des contenus mis à disposition de quiconque. N’ayant pas de cadre éthique préétabli, certains offrent de l’information discutable, controversée, scandaleuse, haineuse, provocatrice à souhait, mais aussi trompeuse quand fondée sur de la rumeur (le fameux buzz), elle-même réactive (Mathien, 2010).

 Si nous creusons dans les pratiques, nous nous rendons compte que, parmi ceux qui s’informent sur les forums de discussion, nombre d’entre eux migrent souvent vers des pure players par le truchement des liens partagés dans la toile, de la même façon qu’ils ont recours à la radio ou la télévision quand il s’agit d’écouter une décision politique ou un évènement de grande envergure, tels que le changement d’un gouvernement, ou la tournée provinciale du président de la République. Cette pratique récurrente à des fins de vérification ou d’enrichissement d’une actualité est observable chez les adultes de 25-34 ans ayant un capital culturel et politique avéré et présentant une appétence pour les échanges conversationnels avec leurs concitoyens. Mais si la consultation de l’information sur Facebook constitue un rempart pour contourner l’establishment médiatique en vue de favoriser une liberté de prise de parole entre citoyens, les opinions recueillies sur le terrain nous conduisent à relativiser cet engouement : si une minorité (5 %) déclare avoir déjà commenté ou publié des contenus sur la toile, la pratique de beaucoup d’entre eux se réduit à consulter les contenus sans véritablement mettre en visibilité une interaction soit avec le contenu, soit avec d’autres internautes. Ainsi, cette inclination à participer au débat sur la gestion de la chose publique ne s’accompagne pas d’une réelle volonté de s’engager dans des actions d’échanges ou de mobilisations collectives. Analysant les appropriations de l’information en ligne en France, les conclusions de Jean-Baptiste Comby, Valérie Devillard, Charlotte Dolez et Rémy Rieffel, nous instruisent à cet effet : “Toutefois, aussi intenses soient-ils, ceux-ci ne sont pas prioritairement motivés par des objectifs tels que le dévouement durable à des causes collectives ou la participation à des mobilisations plus ou moins éphémères” (Comby et al, 2011 ). Et même la pratique du like relève davantage d’une routine automatique plutôt qu’une expression d’une véritable adhésion à une publication.

Une corrélation entre la consommation d’actualité et les liens affinitaires sur les réseaux sociaux

Si le développement des Tic favorise la profusion des dispositifs techniques étirant ainsi les principes de la parole publique, il permet aussi un remodelage du saisissement de l’information à travers des échanges interpersonnels sur les réseaux sociaux. Des plateformes telles que WhatsApp ou Messenger constitue des supports de partage d’informations aussi bien journalistiques qu’issues des transcriptions d’amateurs. Ces applications offrent la possibilité aux internautes de s’envoyer aussi bien du texte que des photos, des vidéos ou des audios. Conçues à l’origine pour des échanges entre les individus, elles ont été réinvesties par les internautes pour une circulation de l’information entre des personnes géographiquement éloignées. Ce phénomène est visible aussi bien entre deux individus qu’entre plusieurs internautes à travers la formation des groupes WhatsApp ou Messenger. Il s’agit de regrouper au sein d’une même plateforme des personnes ayant une communauté d’intérêts en vue des échanges de leur quotidienneté. C’est entre ces récits du quotidien que vient s’imbriquer de façon inopportune une consommation de l’actualité à travers l’activité du partage de l’information mobilisée par les membres du groupe. Idriss en témoigne :

 Je discute énormément par WhatsApp. Je communique avec des parents ou des amis qui sont pour la plupart dans d’autres villes du Gabon ou à l’étranger. Très souvent certains d’entre eux envoient des liens qui renvoient à une page d’information. Aussi, j’ai souvent l’occasion de m’informer dans le groupe WhatsApp des gens du village [4].

 Des pratiques numériques genrées

Si nous avons pu observer un intérêt des Tic aussi bien chez les hommes que chez les femmes lors de nos déplacements dans les villages. Il reste que l’étude a mis en visibilité quelques disparités sur l’accès et l’usage de ces outils numériques entre les genres. La première d’entre elles se lit sur l’incapacité des femmes à avoir un accès égal à celui des hommes. Quand on évoque l’accès, nous faisons référence aussi bien sur le matériel que sur la possibilité de se connecter sur internet. Le tableau n° 1 est cet égard édifiant.

Tableau n° 1 : Les usages genrés des Tic. N= 150

Accès à internet Temps passé = 1 h/jour
Femmes 20 % 12 %
Hommes 68 % 60 %

Source : Riva-Vianney M’BOUMBA M’BOUMBA

Les hommes ont beaucoup plus accès aux Tic comparativement aux femmes. Ils sont 68 % à avoir accès aux Tic tandis que les femmes représentent seulement 20 %. De même, leur temps de connexion est bien supérieur à celui des femmes. Les hommes passent une heure en moyenne par jour connectés sur les médias numériques alors que les femmes ne sont qu’à 12 %. Cette consommation différenciée se lit également dans les contenus consultés entre les deux sexes. Si les hommes apprécient, les sites d’infodivertissement, les sites d’informations politiques et sportifs, les femmes quant à elles, sont beaucoup plus portées vers des contenus de divertissement et ceux qui mettent en avant les faits divers. Toutefois, nous avons pu relever une catégorie de femmes qui ont manifesté leur intérêt pour des contenus d’informations générales. Elles sont pour la plupart jeunes et témoignent d’un niveau de certification scolaire assez élevé. Mais comment expliquer de telles disparités entre les sexes ? L’analyse faite à travers les données de notre étude a mis en évidence certains facteurs explicatifs de cette consommation genrée des Tic. En premier lieu, la force des facteurs socioculturels liés aux conditions de la femme entretenue dans les mentalités de certains ruraux constitue un obstacle pour celle-ci. Généralement dédiées aux tâches ménagères et à la bonne tenue du foyer, elles ne disposent pas de suffisamment de temps ou se mettent souvent en marge de toute activité qui ne correspondrait pas à la préservation de la stabilité de la vie sociale et familiale. Cette perception très patriarcale du rôle de la femme a été à l’origine de cette exclusion, au point de considérer les outils numériques comme une technologique exclusivement masculine. Les avancées enregistrées sur la scolarisation des femmes ont certes quelque peu amélioré cette situation, mais comme le dit si bien Josiane Jouët : “L’inflexion des processus éducatifs et des représentations du masculin/féminin véhiculées dans la société et, en particulier, dans les médias, n’a pas gommé les modèles traditionnels qui demeurent encore dominants” (Jouët, 2003). Outre cela, les difficultés financières liées à l’obtention d’un abonnement internet avec son téléphone portable constituent un frein à un usage équitable des Tic. Le manque d’autonomie financière d’une grande partie des femmes en milieu rural ne permet pas à celles-ci d’avoir suffisamment de marge pour consacrer un budget dédié à une connexion internet. Même celles qui disposent d’une activité professionnelle peinent souvent à s’offrir un abonnement de longue durée. Nancy nous l’explique en ces termes : “Les femmes ici sont majoritairement sans travail. Elles s’accrochent à leurs maris pour avoir un peu d’argent. Le peu qu’on leur donne est réservé à la maison. Et donc, on ne peut pas prendre cet argent pour prendre internet. Même les femmes qui font du commerce ne prennent que des petits forfaits internet juste pour se connecter pour quelque temps”[5]. C’est le même constat que font Gaye Daffé et Fatoumata Diallo, dans un rapport sur les disparités des genres dans l’accès des Tic au Sénégal :

Du fait du coût élevé des équipements informatiques et du matériel de communication électronique coûtent de l’argent, les femmes ont moins de chance que les hommes d’en disposer ou d’y accéder S’il faut payer pour avoir l’accès à l’information, comme c’est le cas dans un centre informatique rural ou dans un cybercafé, les femmes ont sans doute moins de chances d’avoir le revenu disponible nécessaire (Daffé et Diallo, 2011).

 

Des pratiques médiatiques cumulées

Dans la première partie de notre texte, nous avons pu démontrer que les pratiques médiatiques des ruraux intègrent l’usage d’une diversité des médias. L’exposition faite dans la partie précédente présente une photographie globale de ces usages. Or, après une analyse minutieuse des pratiques à l’œuvre au prisme des différents territoires, nous avons pu relever des combinaisons médiatiques différenciées dans certaines régions, comme l’illustre le graphique suivant.

Graphique n° 2 : Pratiques médiatiques cumulées

Source : Riva Vianney M’Boumba M’Boumba

Les données recueillies de notre enquête nous renseignent sur deux tendances de combinaisons de pratiques : l’une dont les modalités regroupent deux médias. Il s’agit du couple Radio-Tv et Tv-Internet, respectivement 71,42 % et 32,65 %. L’autre s’organise autour de la combinaison de trois médias. C’est la palette Radio-Tv-Presse écrite (8,57 %) et Radio-Tv-Internet (20,4 %). De plus, comme indiqué dans la première partie de notre travail, nous constatons que même dans les consommations cumulées, la radio constitue un choix privilégié en première intention dans les consommations médiatiques des ruraux (Radio-Tv, Radio-Tv-Presse écrite, Radio-Tv-Internet), suivie par la télévision en deuxième intention. Notons également la montée de la consultation d’information via internet en combinaison de pratique (Tv-Internet, Radio-Tv-Internet), alors que la lecture de la presse écrite reste encore marginale.

Si le couple Radio-Tv s’observe dans toutes les tranches d’âges, il faut dire que cette consommation couplée est surtout la préférence des 35-45 ans et de ceux qui appartiennent aussi bien aux catégories des ouvriers qu’à celles issues des professions nécessitant une certification scolaire plus élevée. Ces individus résident aussi bien dans les zones rurales moyennes que dans les régions témoignant de forts signes de fragilité.

En revanche, la pratique combinée Tv-Internet s’observe beaucoup chez les plus jeunes, relevant notamment de la tranche d’âge allant de 15 à 35 ans. Là aussi, c’est un attelage d’individus faisant preuve aussi bien d’une scolarité modeste que d’un niveau de certification avérée. Leurs pratiques internet sont essentiellement organisées autour des réseaux sociaux, notamment Whatsapp et Facebook, mais aussi dans des groupes de discussions ou des pages d’informations de divertissement. Il s’agit d’une consultation de l’information qui s’effectue essentiellement par opportunisme. Les internautes issus du couple Tv-Internet se distinguent dans leurs pratiques. Leur consommation médiatique des médias traditionnels aussi bien que celle liée au numérique ne présente aucun lien. S’ils affirment clairement leur appétence pour le numérique, on note toutefois que les contenus consultés sont généralement distincts de l’actualité consommée à la télévision. Leur itinéraire sur la toile est beaucoup plus orienté vers des contenus en lien avec des envies personnelles préalablement connues. Les propos d’Antoine illustrent fort bien cette dualité des pratiques :

Je regarde souvent les infos à la télévision. Il faut dire que c’est assez rigide en termes de contenu, car quand je vais sur le Net, c’est beaucoup plus libre et souple. Je regarde directement ce qui m’intéresse et ce que je consulte n’a souvent rien avoir avec mes habitudes de consommation à la télévision. Les informations que je visionne à la télé sont essentiellement des actualités institutionnelles à la télévision nationale et quelques fois des infos internationales sur France 24. Mais quand je vais sur le Net, c’est pour avoir des infos beaucoup plus légères comme des faits divers ou encore des contenus divertissants[6].

Par ailleurs, ceux qui préfèrent l’association Radio-Tv-Presse écrite sont issus des catégories socioprofessionnelles supérieures et appartiennent ou ont appartenu à des professions telles qu’enseignant ou administrateur civil. Socialement aisés, ils comptent également parmi les personnes ayant exercé des fonctions politiques sans nécessairement faire preuve d’un niveau scolaire élevé. Ici, la spécificité de la profession ainsi que les activités militantes influent sur les pratiques d’information. Avoir été instituteur ou administrateur renvoi à des individus qui étaient à la gestion des affaires de la cité et dont la connaissance de l’actualité constituait une nécessité pour le bon fonctionnement de celle-ci. De même, manifester un enthousiasme pour les sujets en lien avec la politique impliquerait des dispositions à s’informer régulièrement.

En ce qui concerne la combinaison Radio-Tv-Internet, contrairement à la précédente, celle-ci regroupe des personnes de catégories socioprofessionnelles diverses. On les recrute chez les jeunes de 15 à 35 ans, mais aussi chez les 35-45 ans. Même si nous identifions quelques-uns ayant un niveau scolaire modeste, la plus grande majorité de ce groupe possède une certification scolaire assez élevée et fait montre d’une pratique intensive et d’une aisance dans la recherche de l’information sur les médias numériques, confirmant ainsi, les recherches portant sur le lien entre la consultation d’actualité en ligne et le niveau social des individus : “Plus le statut social d’un individu serait élevé, plus il aurait d’appétence pour l’information en ligne” ( Granjon et le Foulgoc, 2011).

Pour la plupart, ils se connectent régulièrement et contrairement au couple Tv-Internet dont l’entrée privilégiée pour s’informer se fait par la connexion aux réseaux sociaux, les individus appartenant aux pratiques pluri-médias Radio-Tv-Internet investissent la toile en consultant aussi bien les réseaux sociaux que les sites web d’informations. Très attachés à la consommation d’actualité par médias traditionnels, ils témoignent de pratiques internautes qui constituent une consultation informationnelle complémentaire effectuée hors ligne. L’objectif ici est de multiplier et croiser les sources d’information afin d’approfondir l’actualité obtenue hors ligne (Le Saulnier 62). Ils privilégient les pure players et commentent souvent certaines publications. C’est en substance ce que nous déclare Nancy, enseignante du second degré :

Généralement, je vais me connecter pour chercher à creuser certaines informations que j’ai pu écouter à la radio ou regarder à la télévision. De plus, cela me permet de diversifier les sources d’info pour en évaluer la qualité et la crédibilité de celles-ci. Il arrive quelquefois que je donne mon avis sur une information publiée sur le net ou de partager certains contenus[7].

Il ne s’agit pas d’une pratique aventurière sur la toile, mais plutôt d’orientations ciblées dans la recherche d’informations. Cette pratique de cumul médiatique répond à une perspective de consommation d’actualités déjà investie dans les médias traditionnels telles que la radio ou la télévision.

 

                                                              Conclusion

Les données recueillies de notre travail ont mis en évidence un élargissement des pratiques des ruraux. Ils sont de plus en plus nombreux à adopter les nouveaux médias notamment les réseaux sociaux. Cet attrait tient non seulement aux caractéristiques de la mobilité de nouveaux terminaux, mais aussi aux potentialités de ces plateformes, qui offrent le déploiement d’un espace public et sociétal permettant l’échange sur des sujets absents de la médiation audiovisuelle classique nationale. Ce réseau social contribue à la multiplication de formes d’expression relativement dénuées de contraintes sociales et culturelles. Nous avons pu voir que les usagers ont une préférence pour le réseau social Facebook. La facilité technique de son usage ainsi que les fonctionnalités offertes peuvent expliquer ce fort penchant pour ce support.  Les déclarations accumulées ont révélé des pratiques différenciées liées aux dynamiques socio-spatiales distinctes sur l’ensemble du territoire. Si certains acteurs sociaux témoignent une aisance dans la consommation des supports numériques, d’autres en revanche, présentent des déficits en repères cognitifs sur l’usage de ces nouveaux médias.

                                                               Ouvrages cités

Bart, Françoise, Lesourd, Michel. « Développement rural en Afrique tropicale et diffusion du numérique, une approche géographique », Communication, technologies et développement. Consulté le 18 septembre 2019.

Bardin, Laurence. L’analyse de contenu, Paris, Presse Universitaire de France, 2013.

Boudokhane, Feirouz. « Comprendre le non-usage technique : réflexions théoriques », Les Enjeux de l’information et de la communication. Consulté le 10 juillet 2019.

Brotcorne, Périne, Valenduc, Gérard. « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet. Comment réduire ces inégalités ? », Les Cahiers du numérique. Consulté le 10 novembre 2020.

Cabedoche, Bertrand. « Une recherche de plus en plus structurante depuis l’Afrique sur la relation entre Technologies de l’Information et de la Communication et changement social au 3e millénaire », in Thomas ATENGA et Georges MADIBA (coord.), Les questions de développement dans les sciences de l’information et de la communication en Afrique : mélanges offerts à Misse Misse, Académia,, « La lutte contre la fracture numérique en Afrique : aller au-delà de l’accès aux infrastructures », Hermès, La Revue. Consulté le 17 juillet 2020

Cardon, Dominique. La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, coll. La république des idées, 2010.

Comby, Jean-Baptiste, Devillard, Valérie, Dolez, Charlotte, Rieffel Rémy. « Les appropriations différenciées de l’information en ligne au sein des catégories sociales supérieures », Réseaux n°170, La Découverte, 2011.

Daffe, Gaye, Diallo, Fatoumata. « Les disparités de genre dans l’accès et l’utilisation des TIC au Sénégal », Rapport final du Consortium pour la recherche économique et sociale, Dakar, 2011.

Damome, Etienne. La radio africaine au XXIème siècle a-t-elle une spécificité ? Radiomorphose, Consulté le 06 octobre 2020.

De Bonville, Jean. L’analyse de contenu des médias : De la problématique au traitement statistique, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2006.

De Rosnay, Joël. La révolte du pronétariat. Des mass média aux médias des masses, Paris, Fayard, 2006.

Granjon, Fabien, et Aurélien Le Foulgoc. « Penser les usages sociaux de l’actualité », Réseaux, 2011.

Jouët, Josiane. « Critique de l’utilisation des media légers dans le Tiers Monde », Revue Tiers-Monde, 1979.

Jouët, Josiane. « Technologies de communication et genre. Des relations en construction », Réseaux. Consulté le 12 avril 2019.

Jouët, Josiane, Rieffel, Rémy. (dir.) , S’informer à l’ère numérique, Paris, Presses universitaires de Rennes, 2013.

Kiyindou, Alain. Les pays en développement face à la société de l’information, Paris, L’Harmattan, 2009.

Le Saulnier, Guillaume. « La lecture de la presse en ligne. L’appropriation des contenus d’actualité au défi de la technique », in Jouët JOSIANE, Rémy RIEFFEL (dir), S’informer à l’ère numérique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

Mathien, Michel. « « Tous journalistes » ! les professionnels de l’information face à un mythe des nouvelles technologies », Quaderni. Consulté le 9 mai 2019.

Pinede Wojciechowski Nathalie. « De la fracture numérique à la fragmentation numérique : plaidoyer pour une nouvelle approche Fractures », in Alain Kiyindou (dir.), Fractures, mutations, fragmentations – De la diversité des cultures numériques, Paris, Hermès Science Publications, 2009.

Arcep Gabon Consulté le 3 mars 2022

Perspectives Consulté le 18 septembre 2021.

L’auteur

M’BOUMBA M’BOUMBA Riva Vianney est titulaire d’un doctorat en Sciences de l’information et de la communication obtenu en 2021 à l’Université Grenoble Alpes au sein du laboratoire du Groupe de recherches sur les enjeux des sciences de l’information et de la communication (GRESEC). Enseignant et Directeur des Études à l’IUT du Havre, ses travaux portent sur les technologies numériques et l’innovation ainsi que sur les pratiques médiatiques et journalistiques en contexte numérique en milieu rural. Il a participé à plusieurs colloques, notamment en France, au Canada, au Maroc, en Suisse et au Sénégal.

[1] Entretien réalisé le 15 février 2019.

[2] Entretien réalisé le 5 février 2019.

[3] Entretien réalisé le 17 février 2019.

[4] Entretien réalisé le 28 janvier 2019.

[5] Entretien réalisé le 30 janvier 2019.

[6] Entretien réalisé le 7 février 2019.

[7] Entretien réalisé le 2 mars 2019.