La gouvernance des documents et des archives dans la transition démocratique tunisienne à l’ère numérique

Par Yousra Seghir, IPSI, Université de La Manouba. Tunisie

Et Lamia Badra, Université Clermont Auvergne. France

Résumé

Cet article examine l’importance des archives sensibles dans la Tunisie postrévolutionnaire. Ces documents sont essentiels pour renforcer la transparence et lutter contre la corruption. La révolution de 2010-2011 et l’essor des outils numériques ont transformé la gestion documentaire des ministères. Aujourd’hui, les archivistes doivent maîtriser ces technologies pour conserver et traiter efficacement ces archives. Malgré un cadre légal ambitieux, des failles persistent : destructions, usages détournés et accès limité aux documents. L’article propose des solutions concrètes : renforcer la sécurité, moderniser les politiques d’accès ou bien développer les compétences numériques des archivistes. En somme, ces mesures sont indispensables pour préserver la mémoire nationale et garantir que les archives contribuent pleinement à la responsabilité et à la cohésion démocratique.

Introduction

La transparence, principe fondamental de la bonne gouvernance, est essentielle à la confiance citoyenne et à la légitimité des autorités publiques (INLUCC, 2020). Elle protège les libertés d’expression et d’opinion tout en constituant  un mécanisme contre les abus de pouvoir et la corruption (Barbier et Mandret-Degeilh, 2018) (Cook, 2013) (Karimov, 2013). En Tunisie, la stratégie nationale de bonne gouvernance définit la transparence comme un système de flux d’informations, qui permet une prise de décision éclairée et favorise ainsi la responsabilité vis-à-vis des citoyens. La révolution tunisienne de 2010-2011 a révélé l’ampleur de la corruption et a permis la mise en place de mécanismes de transparence à différents niveaux (Khouaja, 2003) (Kodi, 2008). Dans ce contexte postrévolutionnaire, les outils numériques, tels que les réseaux sociaux (Lecomte, 2011), ont facilité la dématérialisation et l’externalisation des données (Zarrad,  2013), ce qui a redéfini les pratiques de gestion documentaire des ministères. Les archivistes sont désormais confrontés à la nécessité de maîtriser ces technologies pour assurer un suivi rigoureux des documents d’archives (Fakhfakh, 1998). La gouvernance documentaire devient dès lors un levier stratégique pour renforcer la transparence et lutter contre la corruption. Pasquier et Villeneuve soulignent que la transparence documentaire repose sur les lois d’accès à l’information, permettant aux citoyens d’exiger des documents sans justification préalable (Pasquier et Villeneuve, 2007).

Il va sans dire qu’à l’ère numérique cette responsabilité devient plus complexe (Belanger, 2013) (Coutaz, 2024) (Banat-Berget, 2010) (De Boisdeffred, 2010). Des dispositifs d’archivage numérique se développent pour assurer la traçabilité et la conservation sécurisée des documents (Couture & Lajeunesse, 2014). Mais quelle est la place des archives dans la préservation de la mémoire nationale ? Les archives ne sont pas de simples dépôts ; elles sont un patrimoine collectif qui reflète l’histoire et l’identité d’un pays. En Tunisie, leur gestion rigoureuse est primordiale, car elles participent à la transparence et à la responsabilité des institutions (Toppé, 2015).

Il est également important de comprendre comment la gestion des documents sensibles par les archivistes influence la mémoire d’un pays. La préservation de ces archives est essentielle non seulement pour protéger les droits des individus, mais aussi pour garantir que les enseignements du passé soient préservés. Dans un contexte où la manipulation de l’information peut entraîner des révisions historiques, les archivistes ont la responsabilité de traiter les documents  avec rigueur et intégrité.

Problématique

Les événements ayant accompagné la révolution tunisienne et l’ère de la transition démocratique ont mis en lumière l’importance des archives « sensibles ». Par « documents d’archives sensibles », nous entendons les documents et informations, quel que soit leur support (imprimé, audiovisuel ou numérique) dont la classification place leur sensibilité au niveau confidentiel ou secret. Depuis des siècles, ces archives étaient considérées comme des preuves juridiques essentielles et suscitaient l’intérêt tant des personnes physiques que morales. Pour ces dernières, elles représentaient des preuves de droits et un moyen de défendre leurs privilèges (Delsalle, 1993, p. 448).

Ces archives ont été essentielles à la justice transitionnelle, permettant de surmonter une période sombre de l’histoire du pays. Comme le soulignent Agnès Bensussan, Dorota Dakowska et Nicolas Beaupré, « malgré les destructions et les instrumentalisations politiques de nombreux documents jugés « sensibles » par les élites politiques, ces périodes de transition ont également été marquées par la mise en place de politiques archivistiques visant à installer une nouvelle normalité d’accès aux documents » (Bensussan, Dakowska et Beaupré, 2003, p. 4-5).

Afin d’optimiser la sécurité des archives sensibles, il est important de mettre en place une gestion proactive des risques, visant à prévenir la perte, le vol ou toute autre forme de malveillance. Si les textes juridiques et législatifs tendent à sécuriser l’accès à ces documents et à protéger les droits des citoyens, les poursuites et procès liés à la corruption et aux violations des droits de l’homme reposent en grande partie sur ces documents d’archives. Bien que la Tunisie dispose d’un arsenal juridique conséquent en matière d’archivage et d’accès à l’information, la conservation, la préservation et l’accès aux documents sensibles révèlent des failles considérables.

Partant de ce constat, cette recherche se propose d’apporter des éléments de réponse aux questions suivantes :

  • Quelles sont les raisons objectives qui entravent le bon fonctionnement du système de gestion des documents et des archives dans l’administration publique et conduisent à des abus dans la conservation des archives relatives à la corruption ?
  • Quelle place faudrait-il accorder aux documents et archives dans les organes les plus stratégiques et sensibles de l’État ?
  • Quel rôle l’archiviste devrait-il jouer dans la gestion ainsi que dans la diffusion des documents et informations « sensibles » ?
  • Comment garantir un accès équitable aux archives pour les citoyens, notamment en ce qui concerne les archives sensibles ?

Ces questions seront analysées en profondeur tout au long de cet article, chaque aspect faisant l’objet d’une réflexion détaillée. Nous partons du postulat que la constitution d’une mémoire collective au sein des organisations dépend directement de la qualité de la gouvernance des documents et des archives en Tunisie. Cette gouvernance repose sur la maîtrise des outils numériques par les archivistes, leur permettant de traiter efficacement et de manière sécurisée les documents d’archives sensibles. En intégrant ces outils modernes, les archivistes peuvent non seulement préserver la mémoire du pays, mais aussi favoriser une culture de transparence et d’engagement citoyen, essentielle à la démocratie et à la cohésion sociale.

Méthodologie de la recherche

Pour traiter de notre problématique, nous avons eu recours à une étude qualitative afin de brosser un tableau d’ensemble de la situation des archives dans les organes les plus stratégiques et les plus sensibles de l’État. L’attention a été focalisée sur le processus de leur production, leur gestion, leur conservation et leur communication. Dans le contexte de la transition démocratique, il sera aussi question d’étudier la place de l’archiviste et l’évolution de son rôle, en pleine mutation. Des entretiens semi directifs ont été effectués pendant le printemps 2019 auprès de quatre organismes publics et un organisme semi étatique répartis comme suit : 

  • Quatre ministères clés (ministère de la Justice, ministère de l’Intérieur, ministère des Affaires étrangères, ministère des Affaires sociales) (4 personnes).
  • Les Archives Nationales de Tunisie (2 personnes). 
  • La Société Tunisienne d’Assurance et de Réassurance (1 personne).

Le choix de ces organismes était raisonné compte tenu des documents d’archives sensibles qu’ils détiennent et gèrent. Nous avons privilégié les entrevues avec les directeurs des structures de gestion des documents et d’archives, en raison de leur ancienneté d’au moins 15 ans dans le secteur, ce qui leur confère une expérience précieuse pour la mise en place de la politique nationale des archives. Ces entretiens, d’une durée d’environ une demi-heure, ont permis de recueillir des perspectives approfondies sur les défis et les opportunités liés à la gestion des archives en Tunisie. La richesse de leur expérience contribue à une compréhension nuancée des enjeux de la gouvernance documentaire et de la préservation de la mémoire nationale.

L’enquête comporte deux grands axes à savoir : la gouvernance de l’information, des documents et des archives et la politique nationale de gestion des documents et des archives à l’ère numérique. Chacun des deux axes est subdivisé en sous-thèmes. Ainsi, le premier axe porte sur les moyens de mise en place d’une gouvernance efficace, les activités documentaires directement concernées par la gouvernance et les freins à sa mise en place. Quant au deuxième axe, il s’intéresse à l’évaluation de la politique nationale de gestion des documents et des archives, ainsi qu’à la législation tunisienne en la matière. Ce volet inclut également une analyse du droit d’accès à l’information et aux documents, du rôle de l’archiviste, et du code de déontologie en matière d’archives.

De plus, il aborde l’importance croissante de la digitalisation et de l’intégration des outils numériques dans ces processus. La transition vers le numérique est essentielle pour améliorer l’efficacité de la gestion documentaire, garantir l’accessibilité des informations, et renforcer la transparence administrative. Ce deuxième axe met ainsi en lumière comment la digitalisation influence non seulement les pratiques archivistiques, mais aussi la manière dont les droits d’accès et la gouvernance des documents sont perçus et appliqués dans le contexte tunisien.

Analyse des résultats

La gouvernance de l’information, des documents et des archives en Tunisie

La gouvernance des documents d’archives en Tunisie recouvre des réalités diverses, variant selon les activités, les enjeux et la culture de chaque organisation. Considérée comme l’une des clés de l’efficacité et de l’efficience dans les démarches qualité des organisations publiques ou privées, la gouvernance devrait offrir aux spécialistes de l’information une vision globale des activités qui y sont liées, des moyens qui y sont consacrés, des obstacles rencontrés et des attentes formulées à cet égard. À l’occasion de rencontres avec des directeurs de structures d’archives, il est apparu que ces derniers formulent de nombreuses suggestions pour améliorer la gouvernance.

Ils insistent notamment sur la nécessité de développer de nouvelles activités documentaires qui garantissent un mode de pilotage multipartite. Selon les personnes interviewées, ce nouveau mode de gouvernance devrait prendre en compte l’ensemble des activités liées à l’archivage, aux formes variées de travail collaboratif et à la gestion des documents courants. Les professionnels interrogés soulignent également la nécessité d’une implication directe des spécialistes de l’information dans le processus de création des documents, afin d’en faciliter l’organisation.

Cette implication doit s’accompagner d’une veille continue sur les activités génératrices de documents, ainsi que d’une gestion active des connaissances permettant l’exploitation des contenus archivés. Ces activités contribuent à valoriser le rôle de l’archiviste, en favorisant une structuration rigoureuse et un traitement efficace des documents d’archives. Cela permet un meilleur repérage des savoirs, et facilite l’accès à l’information à des fins décisionnelles.

Cependant, ces activités ne peuvent être pleinement réalisées sans des moyens adéquats. Les répondants soulignent la nécessité de mettre en place une politique nationale de l’information et des documents d’archives, d’implémenter des solutions de gestion de contenus et de documents, ainsi qu’un système d’information intégré et harmonisé. Autrement dit, la réussite de la gouvernance documentaire suppose une volonté politique sincère, tournée vers la démocratisation de l’information, et un engagement des décideurs en faveur de l’instauration d’un système national de gestion de l’information tout au long de son cycle de vie, assurant ainsi sa traçabilité.

Toutefois, la majorité des personnes interrogées identifient plusieurs freins à la mise en œuvre de cette gouvernance : manque de volonté des décideurs et des gestionnaires, faible conscience des risques encourus, méconnaissance des principes de gouvernance, ignorance des obligations et des normes, et mauvaise gestion des ressources disponibles. L’un des témoignages recueillis est particulièrement révélateur : « un des freins à la mise en œuvre de la gouvernance des documents d’archives, est davantage la corruption des responsables de la haute direction. Le fait d’échapper à la sanction pour les fraudes commises dans le passé, confirme le manque de confiance dans une gouvernance qui se prétend être bonne ».

Face à ces défis, les attentes des professionnels convergent vers une gouvernance capable de prévenir la corruption et la malversation en garantissant l’accès à l’information. Ils insistent sur l’importance de mettre en place des dispositifs capables de limiter la destruction, le vol ou la falsification des documents. La définition de règles claires et de procédures encadrant la gouvernance documentaire est jugée indispensable pour garantir la traçabilité, la sécurité des documents et l’accès restreint aux données confidentielles, tout en réduisant les risques juridiques.

La politique nationale des archives en Tunisie : les attentes en matière de gouvernance

Interrogés sur leurs attentes, les professionnels soulignent plusieurs axes d’amélioration. Ils appellent notamment à une reconnaissance de l’importance stratégique des documents d’archives et à la mise en place d’un cadre organisationnel favorisant une gouvernance plus participative. Selon eux, celle-ci doit s’appuyer sur un système documentaire performant, respectant les normes internationales, et capable de garantir une conservation durable, une organisation rigoureuse, une traçabilité transparente et un accès sécurisé à l’information. 

Un des participants précise à ce sujet : « nous espérons que la gouvernance des documents d’archives ne reste pas un concept théorique, mais qu’elle soit appliquée concrètement par l’ensemble des acteurs publics, selon une approche intégrée et systémique ». Cette citation illustre bien une attente forte : celle d’un changement de paradigme dans la gestion documentaire, en rupture avec les pratiques routinières, peu efficientes et souvent déconnectées des enjeux contemporains.

Les réponses mettent également en avant l’urgence de redéfinir les rôles et les responsabilités des différents acteurs, d’assurer leur formation continue et de favoriser un climat de confiance propice à la coopération interservices. Il s’agit aussi de sensibiliser les instances décisionnelles à la valeur stratégique de l’information et de leur faire prendre conscience des risques liés à une mauvaise gouvernance documentaire, tant en termes de conformité réglementaire que de responsabilité politique ou morale.

La législation tunisienne en matière de gestion des documents et des archives

Dans le but d’instaurer une réglementation relative à la transparence administrative et la prévention de la corruption, les répondants pensent que la loi devrait couvrir toute information détenue par les organismes dans le cadre de leurs fonctions officielles, qu’ils l’aient produites ou non quelle que soit sa date, « la réglementation s’applique de façon rétroactive à toute information détenue » et quelle que soit la forme sous laquelle l’information est détenue (électronique, support papier, bande magnétique, disque…).

Par conséquent, les personnes interviewées indiquent que l’application d’une telle réglementation nécessite des changements majeurs dans la façon dont les organismes publics gèrent l’information en interne (gestion des documents). D’où, la nécessité de réviser l’œuvre juridique préexistante « ayant trait aux traitements de l’information pour éviter toute contradiction avec la nouvelle réglementation sur la transparence administrative. Exemples : La loi sur les archives, Statut général des personnels de la fonction publique, les contrats entre les organismes publics et le CNI pour le stockage et le traitement des informations qui comprennent des dispositions secrètes ».

La réglementation de la transparence administrative a fixé depuis 2011(décret-loi n° 2011-41) un délai de deux ans aux organismes publics pour se conformer entièrement à ses dispositions ; notamment, en ce qui concerne la création des structures et les mesures institutionnelles appropriées. Un des répondants se pose les questions suivantes « Où en sommes-nous de cet objectif : les organismes concernés ont profité pour trouver des issues aux fonctionnaires dont la carrière a été bloquée (en les nommant responsables de l’accès à l’information) ». « Où sont les extrants du projet après 6 ans (Guide d’application, Manuel d’utilisation, La description de tous les documents qu’ils détiennent et qui sont disponibles sous forme électroniques, sites Web…) pour assurer la publication proactive et le traitement des demandes ».

Il est à noter que les répondants insistent sur le fait que les fondamentaux archivistiques (notion du fonds, cycle de vie ; évaluation ; valorisation, communication) et les bonnes pratiques internationales (expérience française et canadienne) ont été prises en considération, mais cette œuvre juridique semble tantôt irréaliste tantôt en décalage avec la réalité administrative tunisienne. Cela s’illustre dans l’article 8 de la Loi qui dispose que «La gestion des documents comprend l’ensemble des procédures, méthodes de travail et opérations qui s’appliquent aux documents depuis leur création… ».  

De même, les responsables interviewés précisent qu’en dépit de sa vieillesse (âgée de 29 ans), la loi sur les archives en Tunisie a opté pour une définition large de celles-ci englobant tous les documents quelles qu’en soient la forme, le support matériel et la provenance. Ceci dénote d’un esprit prospectif du législateur. Les répondants précisent que « la législation tunisienne en matière d’archives est avant-gardiste », ce qui permet l’introduction de tout autre support futur et évite, de ce fait, de revêtir les textes en vigueur des caractères de dépassement et prémunit contre les procédures lourdes et coûteuses de refonte. Néanmoins, en observant le fonctionnement et en connaissant les rouages de l’administration tunisienne, les répondants affirment l’absence d’un système normalisé de gestion des documents et des archives. Ainsi, un grand écart sépare ce que prévoit la loi de la réalité vécue.

Cependant, il ressort des réponses des responsables des structures d’archives, que la législation tunisienne est rigoureuse d’un point de vue théorique mais défaillante d’un point de vue pratique. Ils illustrent cette idée par deux exemples concrets. Ils indiquent que « la rigueur théorique du plan de classification publié depuis 2000 a bloqué son application (aucun organisme n’a pu l’appliquer) ». De même, « L’application informatique nationale intégrée relative à la gestion des archives tout au long de son cycle de vie est en Coma administratif depuis son développement en 2006 ».

En plus de ces problèmes, la loi 1988 présente des failles qui entravent la bonne gouvernance de l’information et la prévention de la corruption. En effet, cette loi, selon les répondants, n’accorde pas le droit d’accès aux documents pour une personne physique ou morale à la phase courante et intermédiaire. L’article 18 de ladite loi représente la première source législative pour la communication et l’accès aux documents et archives d’une manière générale, nonobstant, elle ne peut pas mettre en vigueur les thèmes pivots de l’accès à l’information proactive.

Pour pallier ces problèmes, les responsables interviewés proposent de donner plus de moyens à l’inspection des archives nationales pour appliquer la loi. Ils confirment que « l’inspection est quasi absente ». Ses recommandations ne sont pas prises en considération par les établissements et son rôle se limite à l’assistance technique aux organismes pour l’élaboration des outils de gestion ainsi que le contrôle technique des opérations de destruction des documents. Ces recommandations n’ont aucune valeur obligatoire engageante. En ce qui a trait au code déontologique en matière des documents et des archives, les répondants indiquent qu’il n’en existe pas encore. Un projet en cours de réalisation tarde encore à voir le jour. Plusieurs problèmes gravitent autour des règles éthiques à appliquer tels que : la destruction des documents, l’accessibilité des archives, la fuite des documents sensibles et/ou protégés réglementairement, la négligence et la marginalisation au niveau budgétaire.

Le rôle du Centre national des archives (CNA)

Dans la majorité des entretiens menés, les professionnels expriment une attente forte envers le Centre national des archives (CNA), perçu comme l’acteur institutionnel légitime pouvant impulser une véritable dynamique de gouvernance documentaire en Tunisie. Comme l’indique un répondant : « Il faudrait que le Centre national des archives joue son rôle. Il est au-dessus de toutes les structures, c’est lui qui a une vision transversale, ce n’est pas la structure A ou B, c’est lui qui est dépositaire de cette fonction. »

Cependant, cette reconnaissance du rôle stratégique du CNA s’accompagne de nombreuses critiques. Plusieurs participants évoquent une forme d’immobilisme, pointent un manque de rayonnement de l’institution et soulignent la difficulté du CNA à fédérer les acteurs autour d’une vision commune. Pour nombre d’entre eux, le CNA ne parvient pas encore à incarner une autorité régulatrice efficace, ni à assurer un véritable leadership dans la mise en œuvre des politiques de gestion documentaire. Un professionnel résume cette tension ainsi : « C’est comme si le Centre national des archives n’arrivait pas à prendre le dessus, à mobiliser, à fédérer… Il faut qu’il s’impose davantage. » Les critiques portent également sur les limites structurelles et organisationnelles du CNA : ressources insuffisantes, manque de visibilité, complexité des relations avec les autres institutions publiques, absence d’une stratégie nationale cohérente.

Comme le souligne un autre répondant : « Le Centre ne peut pas faire de miracles, il n’a pas les moyens, il n’est pas entendu. » Plusieurs personnes interrogées insistent sur la nécessité d’une réforme institutionnelle profonde, qui permettrait au CNA de renforcer son autorité, d’élargir ses prérogatives et de se repositionner comme acteur central dans la gouvernance de l’information publique. Cette réforme passe, selon eux, par une révision du cadre réglementaire, une clarification des rôles entre les différentes instances publiques, mais aussi par une meilleure articulation entre les niveaux central et local.

Il est à noter que quelques professionnels mettent en avant l’importance de renforcer la coopération internationale et d’inscrire le CNA dans des dynamiques d’échange et de mutualisation des bonnes pratiques. Le recours à l’expertise d’autres pays, notamment ceux confrontés à des contextes institutionnels ou économiques similaires, est évoqué comme un levier pertinent pour accompagner la modernisation du CNA et faire face aux défis liés à la transformation numérique, à la gestion des données et à la transparence administrative.

Ainsi, bien que le CNA soit largement reconnu par les professionnels interviewés pour sa légitimité, son rôle effectif dans la mise en œuvre d’une gouvernance documentaire reste encore limité. Pour répondre aux attentes, il lui faut non seulement des moyens, mais également une capacité renouvelée à construire une vision stratégique, à fédérer les acteurs publics et à accompagner la transition vers une gestion plus ouverte, efficiente et durable de l’information publique.

Le droit d’accès à l’information et aux documents : un manque de structuration et de coordination entre les acteurs

Les professionnels interrogés indiquent que le non-respect des délais de réponse constitue un obstacle majeur à la mise en œuvre effective du droit d’accès à l’information. Le respect du délai réglementaire des vingt jours est rarement assuré. Ce dysfonctionnement est attribué à plusieurs facteurs. D’abord, la lenteur administrative, aggravée par l’absence d’un circuit bien défini de traitement des demandes d’accès, empêche la fluidité et la réactivité requises. Certains répondants évoquent aussi un manque de coordination entre les différents services internes, chaque service attendant l’aval de l’autre, ce qui allonge considérablement les délais. Ensuite, plusieurs professionnels mentionnent l’absence d’un système d’archivage ou de gestion de l’information efficace. Cette carence technique rend difficile l’identification rapide de l’information demandée. Comme le souligne l’un d’eux :

« Souvent, l’information existe, mais elle est éparpillée, non centralisée, ou dépend d’un agent précis qui peut être absent. »

À cela s’ajoute une charge de travail importante, conjuguée à la faiblesse des ressources humaines, qui conduit certains fonctionnaires à considérer la gestion des demandes d’accès comme une tâche secondaire, voire accessoire. L’un des participants explique ainsi :

« La demande d’accès à l’information est traitée après toutes les urgences quotidiennes, si on a le temps. »

Enfin, ce non-respect des délais est interprété par plusieurs enquêtés comme un symptôme du manque d’appropriation du droit d’accès à l’information par les institutions elles-mêmes. Selon eux, tant que ce droit n’est pas perçu comme une obligation structurelle inscrite dans la mission même du service public, les délais continueront à être ignorés ou relativisés. À ces constats s’ajoute un problème de coordination interinstitutionnelle plus large. Un constat partagé par l’ensemble des professionnels interrogés est, en effet, le manque d’harmonisation entre les différents acteurs institutionnels impliqués dans la gestion documentaire et informationnelle. Cette fragmentation crée une dynamique où chacun opère selon ses propres logiques, sans référentiel commun, ce qui nuit à la cohérence des pratiques et à l’efficacité des dispositifs existants.

Comme le souligne une répondante :

« On travaille en silo. Il y a un vrai cloisonnement entre les services. Chacun fait à sa manière, sans ligne directrice claire, sans coordination. »

Cette absence de pilotage centralisé favorise la duplication des tâches, le développement de solutions techniques non interopérables, et un gaspillage des ressources. Elle freine également la diffusion de bonnes pratiques. Un autre professionnel résume cette situation ainsi :

« Il n’y a pas de synchronisation entre les ministères, ni de cadre réglementaire clair sur la gestion de l’information. Chacun essaye de faire au mieux, mais on avance en ordre dispersé.»

Plusieurs participants regrettent l’absence d’une politique nationale de gestion de l’information, qui permettrait de définir des standards, d’établir des règles claires et de mutualiser les outils. Cette absence de vision globale est d’autant plus problématique dans un contexte où les administrations sont confrontées à une numérisation rapide de leurs services, sans accompagnement structuré. Certains interviewés évoquent également les effets négatifs de cette désarticulation sur la gouvernance documentaire à l’échelle locale, où les services municipaux ou régionaux peinent à mettre en œuvre des dispositifs cohérents, souvent faute de directives ou d’appui technique.

En somme, ce manque de structuration interinstitutionnelle freine les efforts de modernisation administrative et constitue un obstacle majeur à la mise en œuvre d’une gouvernance informationnelle efficace et durable.

Les pratiques de divulgation et le rôle de l’archiviste

Pasquier et J.-P. Villeneuve soulignent que la loi relative à l’accès à l’information constitue un pilier fondamental de la transparence documentaire, qui à son tour contribue à la prévention de la corruption et des malversations. Selon eux, la transparence documentaire repose sur les lois d’accès à l’information, qui permettent aux citoyens de demander des informations ou des documents sans avoir à justifier leur demande. Ces lois garantissent un droit d’accès légal aux informations détenues par les gouvernements, avec pour objectif d’obliger les administrations à divulguer ce qu’elles préféreraient garder secret (Pasquier et Villeneuve, 2007).

Cependant, force est de constater que l’administration tunisienne demeure encore réticente à l’égard de la divulgation de l’information. Pour pallier cette situation, les personnes interrogées misent sur le rôle de l’archiviste. Selon elles, ce dernier est appelé à jouer un rôle essentiel dans le processus de divulgation proactive de l’information, qui consiste « en la collecte de l’information auprès des services créateurs et/ou détenteurs et la coordination avec le chargé d’accès ou le webmaster pour en assurer la publication dans les meilleurs délais ».

Aujourd’hui, le rôle de l’archiviste dans la stratégie nationale tunisienne en matière de bonne gouvernance et de lutte contre la corruption mérite d’être interrogé. Il est important de souligner que la transparence des procédures administratives ne dépend pas uniquement de la qualité de gestion des structures, mais repose également, et de manière cruciale, sur l’implication de l’archiviste dans l’organisation, le traitement et la protection des documents. Par ailleurs, les archivistes peuvent être assermentés afin de constater des cas de pillage, de destruction ou de falsification de documents. Six répondants estiment que l’archiviste fait partie des agents qui devraient bénéficier de ce statut, étant donné qu’il manipule des informations confidentielles et sensibles. Il est également tenu au respect du secret professionnel, de l’ordre public, du secret médical et de la vie privée.

L’un des répondants a soulevé la question du statut professionnel de l’archiviste. Il a rappelé que l’appellation officielle est aujourd’hui « gestionnaire de documents et d’archives », alors que, dans les administrations, le terme ancien « archiviste » demeure couramment utilisé. Selon lui, cette dénomination renvoie à une vision figée et passive du métier, cantonnée à la simple réception des archives abandonnées par leurs producteurs. Il conclut : « qu’il soit assermenté ou pas, il est plutôt judicieux de repenser sa place et ses attributions au sein de l’administration ».

Vers une réforme de la politique nationale de gestion des documents et des archives

La promulgation de la nouvelle Constitution, la création de nouvelles instances constitutionnelles et l’adoption de la loi organique relative à l’accès à l’information ont renforcé l’élan démocratique du pays. Les questions relatives à la gouvernance documentaire et archivistique, ainsi qu’au droit d’accès à l’information et aux documents publics, sont plus que jamais perçues comme des leviers essentiels de consolidation de cette démocratie naissante. Pour Inger Andersen, vice-présidente de la Banque mondiale pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA), « l’adoption d’une loi solide pour garantir l’accès à l’information est fondamentale pour répondre aux attentes des citoyens tunisiens, qui réclament plus de transparence et de responsabilité de la part de leurs dirigeants. Mais cette loi ne prendra véritablement son sens que si elle est intégralement et résolument appliquée ».

En dépit d’une tradition bien établie en matière de gestion des documents et des archives – tradition considérée comme pionnière dans la région – et malgré l’existence d’un cadre juridique régissant à la fois la gestion des archives et le droit d’accès à l’information, des lacunes importantes persistent. Celles-ci compromettent l’efficacité du système national de gestion documentaire dans les administrations publiques. C. Couture et M. Lajeunesse rappellent que la loi « fait partie de l’ensemble de la politique nationale d’archives dont les composantes sont une législation et une réglementation, des ressources (humaines, matérielles et financières) et un programme d’intervention. Pour tout pays quel qu’il soit, cette politique doit s’inscrire dans le système national d’information qui, à son tour, s’insère dans un plan national de développement ». Même si l’importance des archives est reconnue, il est impératif de sensibiliser les autorités décisionnelles aux problématiques spécifiques liées à la gouvernance des documents d’archives.

Dans ce nouveau contexte de recherche de transparence, une réforme de la politique nationale de gestion des documents et des archives s’impose avec acuité. Cette réforme devra pallier les insuffisances de la politique actuelle, notamment son manque de rigueur. Elle devra également intégrer de manière résolue la dimension numérique, en repensant le système national de gestion documentaire afin de favoriser une gouvernance plus efficace, une meilleure transparence à toutes les étapes du cycle de vie des documents, et une reconnaissance appropriée du statut des archives dites « sensibles ».

La place du numérique dans la politique nationale de gestion des documents et des archives en Tunisie

Consciente de l’importance de la digitalisation des processus administratifs pour lutter contre la corruption, la Tunisie a réorienté sa politique nationale de gestion des documents et des archives vers le numérique. Cette transition vise à améliorer la qualité de la gouvernance documentaire en rendant l’information plus accessible, ce qui favorise à la fois la transparence et la participation citoyenne. Des initiatives telles que le système TUNEPS pour les appels d’offres publics ou l’application INSAF pour la gestion des ressources humaines illustrent comment la technologie peut contribuer à la reddition de comptes et à la réduction des pratiques de corruption.

Les répondants ont également souligné l’avancée des projets de dématérialisation des documents au sein des ministères tunisiens, notamment à travers l’implémentation de la Gestion Électronique des Documents (GED) pour les documents judiciaires vitaux, ainsi que la mise à disposition de services en ligne facilitant l’accès aux renseignements judiciaires et la demande de nationalité tunisienne. Des applications comme J-Share et ELISSA permettent aux avocats de gérer à distance leurs dossiers, tout en assurant l’archivage numérique des correspondances administratives.

Cependant, des défis persistent. Certains répondants ont relevé un manque d’uniformité entre les procédures archivistiques appliquées aux documents papier et à ceux numériques. Ils pointent également l’absence de stratégies claires pour l’archivage des documents nativement numériques. L’archivage des courriels, notamment, nécessite des améliorations, bien qu’un nouveau système de messagerie interne soit en cours de développement.

 Le rôle de l’archiviste dans la bonne gouvernance des documents et des archives

La législation tunisienne en matière d’archives nécessite une révision en profondeur, à la lumière des principes inscrits dans la nouvelle constitution du 27 janvier 2014. Cette réforme doit permettre l’implantation d’un système de contrôle structuré dédié aux archives, en responsabilisant les hauts cadres de l’administration, en repositionnant le gestionnaire des documents et des archives, et en modernisant les outils de gestion documentaire. Ce besoin de réforme s’inscrit dans une dynamique plus large de renforcement de la transparence et de la gouvernance publique à l’ère numérique.

Dans cette perspective, l’archiviste est amené à jouer un rôle central, qui dépasse largement les seules fonctions techniques ou périphériques. Selon A. Dubois, il doit intervenir en amont, au plus près des processus de production des documents et des données, afin de mieux en garantir la valeur, la traçabilité et la conservation. L’archiviste doit ainsi intervenir dès la création des documents, s’impliquer dans leur traitement et leur circulation, s’affirmant comme un véritable manager de l’information et un garant des connaissances consignées. La gouvernance documentaire ne saurait être efficace sans une redéfinition du rôle de ces professionnels, à la croisée des logiques juridiques, informationnelles et organisationnelles. Les propos recueillis lors de l’enquête confirment cette nécessité de repositionner l’archiviste dans une logique de gouvernance renouvelée.

Les personnes interrogées estiment, en effet, que les archivistes devraient adopter un rôle plus stratégique, en phase avec les exigences du numérique et les attentes démocratiques. Selon elles, les archivistes doivent désormais participer activement à l’élaboration des politiques publiques de gestion documentaire, en intégrant des technologies émergentes telles que l’intelligence artificielle (IA) et la blockchain. Cette évolution professionnelle apparaît indispensable pour garantir à la fois l’authenticité des archives numériques, la protection des données sensibles, et l’accessibilité raisonnée de l’information publique.

L’IA permettrait, selon les répondants, d’automatiser certaines tâches complexes comme le classement, l’indexation ou la recherche de documents, tout en réduisant les risques d’erreurs humaines et facilitant la traçabilité des décisions administratives. La blockchain, quant à elle, offrirait des garanties inédites en matière de traçabilité, de sécurisation des processus de conservation, et de transparence dans les accès. Ces outils technologiques, loin de se substituer aux compétences des archivistes, viennent au contraire renforcer leur rôle et légitimer leur présence dans les dispositifs de gouvernance de l’information.

Pour les répondants, l’intégration de ces innovations par les professionnels de l’archivage est également un moyen de renforcer la confiance du public dans les institutions. Elle contribue à créer un environnement documentaire fiable, sécurisé et respectueux des droits des citoyens à l’accès à l’information. Ainsi, le rôle de l’archiviste dépasse désormais les fonctions traditionnelles de conservation pour devenir un véritable levier de régulation de l’information publique. En articulant compétences techniques, responsabilité éthique et compréhension des enjeux sociétaux, les archivistes sont appelés à devenir des acteurs incontournables de la gouvernance documentaire à l’ère numérique.

La gouvernance des archives sensibles

L’étude a démontré à quel point les documents et les archives sont déterminants pour prévenir la corruption et la malversation, car ils permettent d’établir les preuves nécessaires à la reconnaissance des torts et à la réparation des personnes ou des organismes victimes de ces actes. Leur rôle dans les processus de transparence et de redevabilité institutionnelle est donc fondamental.

Dans ce cadre, les données recueillies permettent d’identifier l’existence d’une catégorie particulière de documents qualifiés de « sensibles » en raison de la nature critique de l’information qu’ils contiennent. Ces documents, qu’ils soient imprimés, audiovisuels ou numériques, sont souvent classés comme confidentiels ou secrets et requièrent, selon les personnes interrogées, un traitement spécifique, tant au niveau de la collecte, de la conservation, que de la communication. À leurs yeux, une gouvernance efficace des archives sensibles constitue un levier clé pour garantir une justice équitable et un fonctionnement transparent des institutions.

Ces archives ont largement contribué à l’aboutissement de la justice transitionnelle et permis de tourner la page d’une période sombre de l’histoire du pays, selon l’avis A. Bensussan, , D. Dakowska, et N. Beaupré, (2003). Ils estiment qu’en dépit des destructions et des manipulations politiques des documents jugés sensibles, ces périodes de transition ont été marquées par l’adoption de politiques archivistiques visant à établir une nouvelle normalité dans l’accès aux documents.

Depuis des siècles, les archives sont reconnues pour leur valeur juridique et ont toujours suscité l’intérêt des personnes morales comme des individus. Selon P. Delsalle (1996), elles étaient perçues comme des instruments permettant d’attester des droits et de défendre certains privilèges. Cette fonction probatoire témoigne de l’importance accordée à leur protection, à leur fiabilité et à la préservation d’un patrimoine organisationnel essentiel à la mémoire collective. Ce lien entre mémoire, preuve et gouvernance documentaire est d’autant plus pertinent que, selon G. Toppé (Toppé, 2015), les archives jouent un rôle fondamental dans la préservation de la mémoire du passé, constituant pour toute organisation une source d’information irremplaçable, étroitement liée à la réalité. À cet effet, les archives « sensibles » doivent faire l’objet d’une amélioration de la sûreté et donc d’un management des risques de perte de trace et de malveillance.

Les propos des répondants confirment cette nécessité : plusieurs d’entre eux soulignent l’absence d’une stratégie claire pour la gestion de ces archives, ce qui constitue un risque pour la sécurité de l’information et la continuité de la mémoire institutionnelle. D’autres insistent sur l’importance de leur dématérialisation, perçue non seulement comme un moyen de sécuriser les données vitales, mais aussi comme une voie vers une meilleure accessibilité dans un cadre légal et éthique. En garantissant la traçabilité et la conservation des documents sensibles, la numérisation contribuerait ainsi à renforcer la confiance du public envers les institutions et à consolider une gouvernance documentaire plus résiliente à l’ère numérique.

Discussions 

L’étude a mis en évidence l’importance capitale des documents et des archives dans la prévention de la corruption et de la malversation, car ils jouent un rôle clé dans l’établissement des preuves et la réparation des torts causés aux individus et aux institutions. Ces archives sont essentielles non seulement pour documenter les faits, mais aussi pour permettre la transparence et renforcer la confiance dans les institutions publiques. Il apparaît clairement qu’une catégorie particulière de documents, qualifiée de « sensible » en raison de la nature de l’information qu’elle contient, mérite une attention spécifique. Ces archives doivent être identifiées et bénéficier de mesures exceptionnelles pour leur collecte, leur traitement, leur préservation et leur communication. En raison de la nature souvent confidentielle ou secrète de ces documents, leur gestion nécessite des protocoles rigoureux pour garantir leur sécurité et leur intégrité.

Notre étude de terrain s’est concentrée sur la perception des archivistes en Tunisie concernant la gouvernance des archives sensibles au sein des administrations publiques. Les responsables des services d’archives interrogés ont eu l’opportunité de partager leurs opinions et leurs expériences sur le rôle de l’archiviste dans l’ère numérique, dans un contexte où l’anonymat des participants était garanti. À partir de leurs retours, il ressort que les archivistes prennent en compte non seulement les défis quotidiens auxquels ils sont confrontés, mais aussi les projets numériques en cours dans leurs institutions, notamment ceux liés à la dématérialisation des documents sensibles. Ces échanges ont permis de répondre aux questions soulevées en début d’étude et de valider partiellement l’hypothèse formulée dans l’introduction.

Suite à l’analyse des pratiques archivistiques actuelles, plusieurs pistes d’amélioration ont été identifiées, qui permettent de structurer les recommandations suivantes : Premièrement, une révision et consolidation de la législation s’avère nécessaire. En effet, la loi actuelle en matière de gestion des archives devrait être mise à jour pour intégrer pleinement la gestion des documents numériques. Un suivi rigoureux de son application est également essentiel pour garantir la conformité et l’efficacité des pratiques archivistiques.

Deuxièmement, il apparaît important d’établir un statut particulier pour les archives sensibles. Concrètement, il est important d’attribuer un statut distinct aux « archives sensibles » afin de leur garantir un traitement adapté. Cela inclut des mesures renforcées pour leur préservation, leur sécurisation et leur accès en fonction des critères de confidentialité et de sécurité.

Troisièmement, la consolidation du gouvernement numérique, particulièrement dans les secteurs sensibles, constitue un axe d’intervention prioritaire. Le développement et la mise en œuvre de stratégies de gouvernance numérique doivent être renforcés, en particulier dans les secteurs où les informations sensibles sont traitées. Cela permettra d’assurer une meilleure gestion des risques liés à l’accès non autorisé ou à la manipulation incorrecte des données. Enfin, le renforcement des compétences des gestionnaires d’archives représente un élément déterminant pour l’adaptation aux défis contemporains. Les archivistes et autres gestionnaires de documents doivent bénéficier de formations continues, particulièrement en ce qui concerne les outils et techniques numériques. Cela garantira une gestion plus efficace des archives dans le contexte d’une transition numérique.

Ces recommandations visent à assurer une gouvernance documentaire plus transparente, capable de répondre aux défis posés par la numérisation et l’archivage des informations sensibles.

Conclusion

À l’ère de la transition démocratique et au regard de la valeur probatoire indéniable des documents et des archives, ces derniers occupent une place de plus en plus centrale dans les organisations tunisiennes, qu’elles soient publiques ou privées. Dans ce contexte, les archives ne sont plus de simples témoins du passé ; elles deviennent des instruments essentiels de gestion, incarnant les préoccupations managériales actuelles grâce à la traçabilité qu’elles assurent.

Jaime Torres-Bodet, poète mexicain et ancien directeur général de l’UNESCO, considérait les archives non pas comme de simples dépôts inertes, mais comme des espaces vivants où s’inscrivent les expériences, les drames et les évolutions des sociétés (Azoulay, 2023). À ses yeux, elles jouent un rôle central dans la continuité de la conscience humaine et dans l’instauration d’une gouvernance éclairée, en tant que témoins précieux de la vie collective. Ainsi pensées, les archives apparaissent comme des éléments dynamiques, essentiels à la mémoire partagée et à la construction d’une société transparente et responsable.

Cette étude a permis de mieux comprendre la situation des archives et de l’information dans les institutions stratégiques de l’État tunisien postrévolutionnaire. Elle a révélé l’importance de ces ressources dans l’instauration de la bonne gouvernance et a mis en lumière le rôle clé des archivistes dans la lutte contre la corruption. Toutefois, la faiblesse des politiques nationales de gestion des archives publiques, notamment en ce qui concerne la conservation des documents liés à la corruption et aux violations des droits humains, souligne la nécessité urgente de réformer cette gestion. Ainsi, il devient impératif de développer un système de gouvernance documentaire fondé sur les ressources numériques, en prenant en compte les spécificités des archives « sensibles ». 

Le flux informationnel à l’ère numérique, marqué par une production massive de données, impose de nouveaux défis aux professionnels des archives. Giovanni Colavizza, Tobias Blanke, Charles Jeurgens et Julia Noordegraaf estiment que, face à cette transformation, l’archiviste est désormais conduit à s’appuyer sur l’intelligence artificielle, notamment sous la forme d’apprentissage automatique, pour accompagner et maîtriser cette évolution (Colavizza, Blanke, Jeurgens et Noordegraaf, 2021). Cette évolution implique que les archivistes adoptent de nouveaux outils et compétences pour naviguer dans cette révolution numérique, notamment en se formant à l’intelligence artificielle et aux systèmes de gouvernance documentaire basés sur des agents intelligents.

En conclusion, la réforme de la gestion des archives en Tunisie pourrait passer par plusieurs axes stratégiques :

  • Reconnaître la spécificité des archives et de l’information sensibles, et leur offrir un traitement adapté ;
  • Orienter la gouvernance documentaire vers des solutions numériques avancées et intégrer l’intelligence artificielle dans le processus de gestion.

Ces évolutions nécessitent une réflexion approfondie et une action concertée pour accompagner les archivistes dans l’intégration de l’intelligence artificielle. Comme le suggèrent Steve Jacob, Seima Souissi et Charlie Martineau, un tel développement requiert une ouverture sur d’autres disciplines afin d’en tirer pleinement profit pour la gouvernance des archives sensibles (Jacob, Souissi et Martineau, 2023). De plus, il est essentiel de réexaminer les politiques et les textes législatifs relatifs au droit d’accès à l’information et aux archives, afin d’assurer une transparence accrue, en ligne avec la nouvelle constitution post révolutionnaire et la loi du 29 mars 2016 sur le droit d’accès à l’information.

Ainsi, la gestion des archives sensibles dans un contexte de transition démocratique et numérique apparaît comme un enjeu majeur pour la gouvernance future de la Tunisie, nécessitant des réformes législatives et un renforcement des compétences des archivistes dans un environnement en constante évolution.

Bibliographie

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Notice biographique des auteurs  

Yousra Seghir, IPSI-Univ. La Manouba 

Enseignante-Chercheure en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC)à l’IPSI, Habilitée à diriger des recherches (HDR). Elle est membre du laboratoire de recherche Médias, Communication et Transition (MCT LR24SE01)). Ses travaux s’inscrivent dans l’un des axes principaux de ce laboratoire, celui de la communication des organisations. Ses intérêts de recherche se concentrent sur la modélisation des systèmes de records management et de knowledge management au sein des organisations. Elle est aussi référente pédagogique du Statut de l’Etudiant Entrepreneur (SEE) au sein de l’IPSI ainsi point focal de la Chaire UNESCO de l’Université de la Manouba au sein de l’IPSI.

Lamia Badra, université clermont auvergne

Maîtresse de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) à l’Université Clermont Auvergne, elle est membre permanent du laboratoire Communication et Sociétés (ComSoc EA 4647), où elle coordonne un groupe de recherche-action consacré à la co-construction et au partage des savoirs. Ses travaux s’inscrivent dans deux axes principaux de ce laboratoire : d’une part, les dynamiques de communication liées à l’innovation sociale et à l’économie sociale et solidaire ; d’autre part, l’analyse des espaces publics pluriels, en particulier leur rôle dans la circulation de l’information et les enjeux d’inclusion sociale. Elle est également ambassadrice de l’innovation et de l’entrepreneuriat au sein de l’Université Clermont Auvergne.