N°1 | Introduction – Vices et vertus du plagiat dans la littérature américaine contemporaine

Par Frédérique Spill (Université de Picardie Jules Verne) et Gérald Préher (Université Catholique de Lille)

 

        Un modèle se définit communément comme une chose ou une personne qui, en vertu de ses caractéristiques et souvent de ses qualités, sert de référence à l’imitation ou à la reproduction. Nombreux sont les écrivains américains qui, ouvertement et sans afféterie, revendiquent leurs modèles. Longtemps empruntés au vieux continent (ainsi Shakespeare détient-il sans nul doute une position immuable à la tête du palmarès des modèles littéraires), ces modèles sont aussi bien susceptibles d’être engendrés par l’Amérique elle-même : parmi eux, William Faulkner a été – et il est probablement encore – un modèle écrasant, que Flannery O’Connor, se frayant une voie dans son sillage, comparait astucieusement à la locomotive vrombissante du Dixie Limited. Dans un article intitulé “Faulkner’s Enduring Dixie Limited”, Thomas Inge fait porter l’ombre et l’influence de Faulkner, revendiquée par des auteurs aussi variés que Lillian Hellman, Richard Wright, Chester Himes, William Styron, Richard Ford, Cormac McCarthy, Toni Morrison et Ron Rash (pour n’en citer que quelques-uns), jusqu’à la Chine contemporaine : ainsi Mo Yan, détenteur du Prix Nobel de Littérature 2012, se réclame-t-il de Faulkner, Le Bruit et la fureur étant, de son propre aveu, l’un des romans qui ont le plus marqué son travail d’écrivain.
        L’imitation, consciente ou non, d’un modèle est généralement suscitée par un fort sentiment d’admiration : or, de l’hommage au plagiat, la frontière est parfois poreuse et ténue – on pense au scandale qui, en 2005, a suivi la publication des nouvelles de Brad Vice qui avaient alors été retirées du commerce avant de reparaître dans une version expurgée en 2007. Pour cette nouvelle édition, Vice a rédigé une longue introduction, “Aims and Acknoweldgements”, dans laquelle il revient sur divers “emprunts” qu’il a “tissés” dans des nouvelles comme “Tuscaloosa Knights”. Cette dernière reprend des extraits de l’ouvrage Stars Fell on Alabama de Carl Carmer et Vice d’expliquer : “I weave direct passages . . . because my story is meant to look and feel like Carmer’s world . . . The aim was to suggest the nature of absurdity and madness . . .” (17). L’introduction de Vice permet à l’auteur de justifier ses choix et de présenter des excuses ; elle est suivie d’une liste détaillée des textes sources, qui permet de désamorcer d’éventuels éclats. Le terme plagiat dérive son étymologie du latin plăgiarius, proprement celui qui débauche et dérobe les esclaves d’autrui, de plăgium, qui désigne le crime de débaucher les esclaves, et du grec πλάγιος, oblique : celui qui met de côté, qui détourne.
        Le Littré définit le premier sens du terme “plagiat”, sens propre aujourd’hui inusité, comme l’“action de disposer d’une personne libre en la vendant ou l’achetant comme esclave”. “Au sens moral”, écrit Michel Schneider dans son remarquable essai intitulé Voleur de mots, “le plagiat désigne un comportement réfléchi, visant à faire usage des efforts d’autrui et à s’approprier mensongèrement les résultats intellectuels de son travail. Le plagiat au sens strict se distingue de la cryptomnésie, oubli inconscient des sources, ou de l’influence involontaire, par le caractère conscient de l’emprunt et de l’effacement de ses sources” (38). Même s’il est souvent difficile d’en démontrer la preuve, le plagiat s’apparente donc à un délit de contrefaçon. Dans l’entretien que Vanessa Place a accordé à Marion Charret-Del Bove et Françoise Palleau-Papin pour Transatlantica, l’écrivaine explique avoir poussé les limites en publiant Gone With the Wind sous son propre nom, assumant pleinement son vol : “I also did a version of the book where I didn’t do anything to the text, it just had the entire book Gone With The Wind republished with my name on it. I keep trying to explain that I’m stealing it, I’m not parodying, I’m not rephrasing, I’m not adding artistic value, I’m just stealing”. Ann Patchett, auteure de Bel Canto, qui a obtenu les prestigieux PEN/Faulkner Award et Orange Prize for Fiction, déclare pour sa part, dans un entretien de 2002, que le plagiat – dans son cas, l’autoplagiat – fait partie intégrante de son processus créatif : “The novel idea for Bel Canto came to me because I was reading the newspapers. But many times, my novels are inspired by my novels. There will be something that’s small in one book that will nag at me a little or interest me more, and I want to go back and develop it in another book. . . . I’m constantly plagiarizing myself” (168). Par les choix et les abandons qu’elle implique, l’œuvre qui s’écrit esquisse déjà certaines figures de l’œuvre à venir. Ainsi, par ses obsessions, par définition récurrentes, qui d’une œuvre à l’autre, adoptent des formes plus ou moins abouties, l’écrivain serait toujours en puissance son propre plagiaire.
        D’une manière générale, est-il seulement possible pour un auteur de s’émanciper de tout modèle ? Une œuvre peut-elle prétendre faire table rase de celles qui la précèdent ? L’originalité absolue n’est-elle pas un fantasme ? Walter Benjamin ne dénonçait-il pas déjà le fétichisme de l’einmalig, ce qui ne se verra jamais qu’une fois ? De même, l’idée selon laquelle un auteur pourrait revendiquer l’autorité d’une œuvre originale dont il serait également le propriétaire n’est-elle pas aujourd’hui désuète ? C’est en tout cas le propos de Kathy Acker, qui a notamment fait parler d’elle pour son plagiat de Don Quichotte, dans un article de 1995 à l’occasion duquel elle dénonce les impropriétés de la définition du copyright aux États-Unis : “[I]n the first sentence—an author is the only person who has written his or her own work—the assumed definition of identity is questionable. For instance, I do not write out of nothing, or from nothing, for I must write with the help of other texts, be these texts written ones, oral ones, those of memory, those of dream, etc.” (100). Un texte n’est-il pas en effet inévitablement, comme Roland Barthes nous invite à le penser, constitué de citations “anonymes, irrepérables et cependant déjà lues : . . . des citations sans guillemets” ? Plagier autrui n’est-ce pas, en dernière analyse, apprendre à être soi ? Tandis que Proust invitait les écrivains à “se purger du vice naturel d’idolâtrie et d’imitation” et à pasticher ouvertement les auteurs admirés pour “redescendre à n’être plus que [soi]”, l’un de ses fervents lecteurs estime que “[l]e plagiat est l’occasion de penser cette nécessité d’en passer par les autres (images, miroirs, captures, défaites) pour devenir quelqu’un” (Schneider 84). En tant qu’imitation d’un modèle portée à son comble, le plagiat s’apparenterait donc à un processus identitaire et ferait partie intégrante de la recherche d’un style singulier—on se souvient de la lettre d’excuses que F. Scott Fitzgerald avait envoyée à Willa Cather lors de la parution de The Great Gatsby, roman qu’il craignait qu’on lise comme “an instance of apparent plagiarism” (Bruccoli 113) de A Lost Lady.
        Le post-modernisme fait volontiers l’“apologie du plagiat”, pour emprunter – plagier – le titre d’un ouvrage de Jean-Luc Hennig, le considérant comme une ressource de l’écriture. Tandis que, dans son article “The Ecstasy of Influence”, Jonathan Lethem vante les beautés de la réutilisation d’une œuvre confrontée à un nouveau destin – “the beauty of second use” –, Jonathan Safran Foer fait sensation en découpant littéralement à l’intérieur d’un texte, Les Boutiques de cannelle (1934), pour en faire émerger une histoire inédite : “I took my favorite book, Bruno Schulz’s Street of Crocodiles, and by removing words carved out a new story.” Sous la forme de Tree of Codes (2010), le texte de Schulz, qui n’est alors plus tout à fait son texte mais un texte qui lui ressemble, connaît alors une seconde vie, près de soixante-dix ans après la mort de son auteur. L’idée très borgésienne d’une littérature universelle qui prendrait la forme d’une galerie des glaces où la notion d’auteur s’abolirait dans un interminable vertige sous-tend également The History of Love (2005), où Nicole Krauss poursuit une réflexion poétique sur la tentation d’usurper l’œuvre d’autrui et sur ses conséquences. Est-ce un hasard si son roman met également en scène un personnage qui, pour arrondir ses fins de mois, exerce les fonctions de modèle posant nu, tout rabougri qu’il est, sous le regard d’une classe de dessinateurs ?
        C’est cette réflexion sur les voies de frayage entre modèle et plagiat que ce premier numéro de la revue en ligne Culturecom’ explore à travers trois articles dont la diversité d’approche témoigne de l’extrême richesse de la notion de plagiat. Ces trois articles sont issus d’un atelier intitulé “D’un usage particulier du modèle : vices et vertus du plagiat dans la littérature américaine” que nous avons proposé en 2014 dans le cadre du Congrès annuel de l’Association Française d’Études Américaines, qui invitait cette année-là ses participants à s’interroger sur le thème suivant : “Les États-Unis : modèles, contre-modèles… fin des modèles ?”. Dans le premier article, Kevin Perromat questionne le rapport du plagiat avec la morale en s’interrogeant sur l’effet combiné de la surabondance de matériaux littéraires et de technologies permettant la réécriture infinie de ces matériaux. Ces réécritures impliqueraient une double redéfinition : d’une part une redéfinition démocratique des objets littéraires, d’autre part une redéfinition des modes de “consommation” de ces objets. Dans le deuxième article, Ineke Bockting explore diverses formes de réécriture de deux romans de William Faulkner, The Sound and the Fury (dont un plagiat, qui attire plus particulièrement son attention, a remporté en 2005 le dernier concours des “Faux Faulkner”) et As I Lay Dying, qui aurait été “plagié” à plusieurs reprises, notamment par Hugo Claus et par Graham Swift. Dans le troisième article, Nicole Ollier étudie la manière dont le recueil de poèmes d’Anne Sexton intitulé Transformations se réapproprie les contes de fée de Grimm, héritage universel du domaine public, et les accommode selon la musique personnelle de la femme poète, y livrant certaines de ses blessures les plus profondes.

 

Ouvrages consultés

Acker, Kathy. “Writing, Identity, and Copyright in the Net Age.” The Journal of the Midwest Modern Language Association, vol. 28, no. 1, “Identities,” Spring 1995, pp. 93-98. Rpt. in Bodies of Work: Essays, London: Serpent’s Tail, 1997. Print.

—. Don Quixote: Which Was a Dream. New York: Grove Press, 1986. Print.

Barthes, Roland. “De l’œuvre au texte.” Le Bruissement de la langue, Paris: Seuil, 1993. Print.

Bayard, Pierre. Le Plagiat par anticipation. Paris: Éditions de Minuit, 2008. Print.

Benjamin, Walter. Selected Writings, Volume 2. Cambridge: Belknap Press of Harvard UP, 1996. Print.

Bruccoli, Matthew J. “‘An Instance of Apparent Plagiarism’: F. Scott Fitzgerald, Willa Cather, and the First Gatsby Manuscript.” The Princeton University Library Chronicle, Spring 1978, pp. 113-17. Rpt. in F. Scott Fitzgerald’s The Great Gatsby: A Literary Reference, edited by Matthew J. Bruccoli, New York: Carroll & Graf Publishers, 2000. Print.

Charret-Del Bove, Marion, and Françoise Palleau-Papin. “Vanessa Place: An Interview in Paris.” Transatlantica, no. 1, 2012. Web. 13 Nov. 2017.

Chaudenay, Roland (de). Dictionnaire des plagiaires. Paris: Perrin, 1990. Print.

Darrieussecq, Marie. Rapport de police: Accusations de plagiat et autres modes de surveillance de la fiction. Paris: Gallimard, 2011. Print.

Finne, Jacques. Des Mystifications littéraires. Paris: José Corti, 2010. Print.

Foer, Jonathan Safran. Tree of Codes. London: Visual Editions, 2010. Print.

Inge, Thomas. “Faulkner’s Enduring ‘Dixie Limited.’” Cosmos 2000, Web. 13 Nov. 2017.

Krauss, Nicole. The History of Love. New York: W.W. Norton & Company, 2005. Print.

Lethem, Jonathan. “The Ecstasy of Influence.” Harper’s Magazine, Feb. 2007. Web. 13 Nov. 2017.

Maurel-Indart, Hélène. Plagiats: Les Coulisses de l’écriture. Paris: La Différence, 2007. Print.

Neville, Colin. The Complete Guide to Referencing and Avoiding Plagiarism. Berkshire: McGraw Hill UK, 2007. Print.

O’Connor, Flannery. “Some Aspects of the Grotesque in Southern Fiction.” Mystery and Manners, New York: Farrar, Straus & Giroux, 1969. Print.

Patchett, Ann. “Constantly Plagiarizing Myself.” Conversations with American Women Writers, edited by Sarah Anne Johnson, Hanover: UP of New England, 2004, pp. 167-85. Print.
—. Bel Canto. London: Fourth Estate, 2001. Print.

Proust, Marcel. Correspondance, vol. XVIII, Paris: Plon, 1970-1993. Print.

Schneider, Michel. Voleurs de mots: Essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée. Paris: Gallimard, 2011. Print.

Vice, Brad. The Bear Bryant Funeral Train. Montgomery: River City, 2007. Print.