Gilles Lévêque, A quoi sert la culture ?

L’Harmattan, Coll. Pour Comprendre, 2019. 276 p.

 

 

Ce livre inscrit sa problématique dans l’espace conflictuel qui oppose depuis quelques décennies le relativisme culturel à une culture de référence. Le relativisme culturel y est perçu comme dominant les scènes médiatique et académique ou comme une tendance contemporaine dont il s’agit de montrer les insuffisances et les contradictions.

C’est un livre de philosophe qui attache – contre une ingratitude historique et conceptuelle ambiante – ce que le débat doit aux configurations théoriques longues, ou aux contraintes épistémologiques universelles du discours vrai.

A quoi sert la culture ? de Gilles Lévêque, décrit la culture au sens d’une culture cultivée, consciente de soi en tant que culture, apte à s’interroger sur ses propres conditions d’émergence et dont la maîtrise permet le déploiement de compétences sociales spécifiques et efficaces dans le monde réel. La « promesse culturelle » est une puissance culturelle dans l’espace social et pour parler comme Baruch Spinoza et Gilles Lévêque, la compétence culturelle augmente notre puissance d’agir.

L’ouvrage énonce clairement dès le début ses attendus méthodologiques et son parti-pris philosophique, la rationalité méthodologique sera mise au service d’un humanisme de principe. S’ajoute à cela une profusion référentielle qui décrit fidèlement les positions typiques des débats sur la culture. Les déclinistes de l’effondrement culturel sont là, comme les optimistes du multiculturel, les sociologues qualitatifs comme la sociologie critique, les urbanistes de la ville créative et les historiens des politiques culturelles. Aucun n’est injustement ramené aux habituels clichés caricaturaux ; les adversaires ont droit à un procès équitable ce qui, en plus de la pertinence de l’argumentation sur la « fonction culturelle » donne au livre la dimension d’un tableau récapitulatif extrêmement utile à tous ceux qui, chercheurs, étudiants, acteurs culturels ou encore décideurs publics ont et auront à s’orienter dans ces problématiques interminables opposant culture de masse et grande culture, création et démocratisation, universalisme ou relativisme des valeurs et l’abîme théorique permanent du « tout se vaut ».

A cela Gilles Lévêque apporte non seulement des réponses attachées à la lecture scrupuleuse des textes, depuis l’antiquité grecque à la plus récente contemporanéité en passant par les Lumières, mais encore propose systématiquement des perspectives qui situent ces textes à l’horizon de cette question légitimement récurrente et qui donne son titre au livre.

Ainsi, à titre d’exemple, de l’analyse détaillée de La Distinction aux chapitres 5 et 6 qui accorde d’abord l’essentiel à Bourdieu sur le thème de la construction sociale des jugements de goût : « Car nous suivons une fois de plus Bourdieu lorsqu’il affirme que le bon goût n’est pas inné pour résulter d’une éducation seulement dissimulée comme telle, passant alors pour un prétendu don naturel » (p. 35). La conscience s’illusionne évidemment sur ses propres « dons » et aptitudes à percevoir et apprécier le beau et on ne trouvera pas dans ce livre d’attitude romantique naïve ou pré-sociologique. C’est un texte post-Bourdieu, pas pré-Bourdieu. Le bon goût est une construction. OK. Le bon goût est sociologiquement discriminant. D’accord.

Cependant, critique de la critique, « qui ne voit que la culture cultivée cherche à nous permettre de mieux comprendre le monde afin que nous puissions y agir avec plus de clarté, de discernement, de lumières ? » (p. 36).

Il y a là un savoir et un savoir-faire. Double constat pragmatique. L’efficacité ou l’efficience, l’agency culturelle, l’apprentissage culturel engendrent une compétence, un surcroît de maîtrise de notre environnement social et deviennent source d’émancipation et d’autonomie pour ceux qui la détiennent. D’où le constat renouvelé d’une profonde injustice à voir cette compétence très inégalement distribuée.

La grande culture a aussi et comme un dommage collatéral cette propriété de distinguer et de hiérarchiser, d’exclure les incompétents culturels de l’entre-soi de ceux qui savent, mais ce n’est qu’une propriété seconde ; elle est d’abord cette puissance, cette aptitude à évaluer, à gouverner et à se gouverner soi-même.

Inversement, la culture de masse n’est-elle alors que l’outil de manipulation qu’en font les théories de la domination ? Ici, Gilles Lévêque choisit Edgar Morin contre Théodor W. Adorno, Pierre Bourdieu et Michel de Certeau. Ceux qui consomment la culture de masse l’apprécient sincèrement, ils ne sont pas manipulés en vue de l’aimer dans une sorte de fausse conscience à la Antonio Gramsci. Simplement, ces formes du divertissement commercial ne développent aucune aptitude supplémentaire sinon un attachement régressif à des pratiques répétitives.

La conclusion se présente en deux temps difficiles à résumer ici mais où on lira le fond philosophique de la pensée de l’auteur. L’affirmation tout d’abord d’un humanisme sans transcendance où l’humanité même de l’homme est définie par sa liberté, puis un débat longuement argumenté contre le relativisme culturel. Ce dernier chapitre très convaincant, construit comme un syllogisme développe l’idée qu’il y a analogie, voire homogénéité structurelle entre le relativisme culturel du multiculturalisme planétaire et ce même relativisme entre les cultures interne à une même société. Au niveau théorique, le relativisme anthropologique de la décolonisation est comme reconverti dans une perspective sociologique multiculturaliste ; au niveau pratique, les groupes sociaux renvoyés à la diversité culturelle subissent une humiliation analogue à celle des peuples colonisés par les puissances européennes.

Il s’agit dans tous les cas de réaffirmer l’universalité d’une raison non réduite à sa dimension instrumentale, scientifique et technique, une raison avant tout pratique, apte à déterminer des fins. Cette raison pratique ne tombe pas du ciel, il n’y a pas de ciel. Elle s’élabore tout au long de ce parcours sinueux que Gilles Lévêque nomme depuis le début, culture. Et pour paraphraser la formule de Vladimir Jankélévitch sur la philosophie, on peut vivre sans culture, mais pas si bien.

 

Joël Ganault