De « l’ère de l’information » à « l’ère cybériste » : quelles alternatives ?
par Julie Momméja, Université Sorbonne Nouvelle
Resumen
El presente artículo ofrece una aproximación histórica y contemporánea a la « sociedad red » descrita por Manuel Castells en 1996, analizando los cambios que ha sufrido en las últimas dos décadas. A partir de ejemplos norteamericanos, se propone estudiar la evolución de la “era de la información” de Castells hacia lo que Divina Frau-Meigs denomina “era cibernética”. Este cambio se analiza a través del prisma de las comunidades virtuales históricas que surgieron en California en las décadas de 1970 y 1980. Los ejemplos de Community Memory (1973), The WELL (1985) y de los grupos Usenet alt. (1987), los tres creados en la Bahía de San Francisco, ilustran nuevos territorios de libertad de expresión en una frontera electrónica en construcción.
Sobre la base de entrevistas semiestructuradas realizadas con pioneros del ciberespacio en la región de la Bahía de San Francisco (Lee Felsenstein y John Gilmore) e investigaciones en archivos públicos y privados en San Francisco y Silicon Valley, este artículo reflexiona sobre la evolución de la “sociedad en red” , las revoluciones sociales y tecnológicas que ha facilitado y las diferentes alternativas que ofrece hoy, entre el intercambio abierto de información y la desinformación a gran escala.
Palabras clave : Era de la Información; era cibernética; Sociedad red; Desinformación
Résumé
Le présent article offre une approche à la fois historique et contemporaine de la « société en réseaux » telle que décrite par Manuel Castells en 1996, analysant les évolutions qu’elle a connu au cours des deux dernières décennies. Se basant sur des exemples nord-américains, il propose d’étudier l’évolution de « l’ère de l’information » de Castells vers ce que Divina Frau-Meigs appelle « ère cyberiste ». Ce changement est analysé à travers le prisme de communautés virtuelles historiques qui ont émergé en Californie dans les années 1970 et 1980. Les exemples de Community Memory (1973), The WELL (1985) et des groupes Usenet alt. (1987), tous trois créés dans la baie de San Francisco, illustrent de nouveaux territoires de liberté d’expression sur une frontière électronique en construction.
À partir d’entretiens semi-directifs menés avec des pionniers du cyberespace dans la région de la baie de San Francisco (Lee Felsenstein et John Gilmore) et de travaux de recherche en archives publiques et privées à San Francisco et dans la Silicon Valley, cet article réfléchit à l’évolution de la « société en réseaux », les révolutions sociales et technologiques qu’elle a facilitées et les différentes alternatives qu’elle offre aujourd’hui, entre partage ouvert de l’information et désinformation à grande échelle.
Mots-Clés : Ère de l’information ; Ère cybériste ; Société en réseaux ; Désinformation.
Abstract
This article offers both a historical and contemporary approach to the « network society » as theorized by Manuel Castells in 1996, analyzing its evolution over the last two decades. Using North American examples, the paper studies the evolution of Castells’ « information age » to what Divina Frau-Meigs calls « cyberist era ». This shift is analyzed through the lens of historical virtual communities that emerged in California in the 1970s and 1980s. The examples of Community Memory (1973), The WELL (1985), and the Usenet alt. groups (1987), all three created in the San Francisco Bay Area, illustrate new territories of freedom of expression on an electronic frontier under construction.
Based on semi-structured interviews with pioneers of cyberspace in the San Francisco Bay Area (Lee Felsenstein and John Gilmore) and research in public and private archives in San Francisco and Silicon Valley, this article reflects on the evolution of the « network society », the social and technological revolutions it facilitated, and the different alternatives it offers today, between open exchange of information and large-scale disinformation.
Keywords : Information age; Cyberist era; Network society; Disinformation.
Introduction
Alors que la nature « alternative » de certains groupes de discussion Usenet, nés dans les années 1980, garantissait que les droits à la liberté d’expression et à la dissidence, deux valeurs fondamentales de la démocratie américaine, pouvaient évoluer sans censure dans le nouveau cyberespace en construction, la diffusion à grande échelle de « faits alternatifs » sur des réseaux en constante expansion constitue désormais une menace pour les démocraties du monde hors ligne.
Depuis les communautés virtuelles de « l’ère de l’information » (Information Age) (Rheingold, 1993 ; Castells, 1996) jusqu’aux réseaux sociaux de « l’ère cybériste » (Frau-Meigs, 2011), il apparaît essentiel de revenir aux idéaux libertariens et contre-culturels premiers de ce que Manuel Castells nomme la « société en réseaux », et ce afin de mieux appréhender les enjeux du web 2.0 et de ses futures versions en cours d’élaboration.
D’abord phénomène de petite échelle, la culture numérique décrite par Castells il y a plus de vingt-cinq ans s’est progressivement apparentée à un nouvel espace public, utilisé non seulement comme lieu de communication interpersonnelle mais comme territoire politique, diluant les pouvoirs des autorités centrales et augmentant ainsi « la rupture de la relation entre gouvernants et gouvernés » (Castells, 2018, p.4, traduction par l’auteure).
Le présent article vise à offrir une approche à la fois historique et contemporaine de cette « société en réseaux » et de ses évolutions au cours des deux dernières décennies. Se basant sur des exemples nord-américains, l’article propose d’étudier l’évolution de « l’ère de l’information » de Castells vers ce que la sociologue des médias Divina Frau-Meigs appelle « ère cyberiste ». Ce changement sera analysé à travers le prisme de communautés virtuelles historiques qui ont émergé en Californie dans les années 1970 et 1980. Les exemples de Community Memory (1973), The WELL (1985) et des groupes Usenet alt. (1987), tous trois créés dans la baie de San Francisco, illustrent de nouveaux territoires de liberté d’expression sur une frontière électronique en construction (telle que décrite par Rheingold, 1993 ; Dyson, 1998).
À partir d’entretiens semi-directifs menés avec des pionniers du cyberespace dans la région de la baie de San Francisco (Lee Felsenstein et John Gilmore) et de travaux de recherche en archives publiques et privées à San Francisco et dans la Silicon Valley, cet article réfléchit à l’évolution de la « société en réseaux », les révolutions sociales et technologiques qu’elle a facilitées et les différentes alternatives qu’elle offre aujourd’hui.
Alors qu’un tel « réseau horizontal » (Castells, 1996, p. 405) est parvenu à réaliser la vision de « village global » de Marshall McLuhan (McLuhan, 1962), comment a-t-il cependant contribué à une « crise de la démocratie libérale » et peut-il désormais contribuer à la résoudre (Castells, 2018) ? Cet article propose de revenir sur la « société en réseaux » et de faire la lumière sur une « ère cyberiste » au cours de laquelle ces mêmes réseaux perturbent le monde hors ligne en diffusant non seulement l’information mais également la désinformation, créant connexion et « rupture » (Castells, 2008).
Dans un premier temps, l’article se concentrera sur deux des premières communautés virtuelles de « l’ère de l’information » : Community Memory, The WELL, puis s’intéressera aux groupes alternatifs Usenet.
À travers ces trois exemples nés dans la région de San Francisco, sera abordée la révolution techno-sociale en cours que constitue « l’ère de l’information », celle où la liberté d’expression et le droit à la dissidence sont au centre de cette nouvelle expérimentation américaine, inspirée par les idéaux libertariens de la contre-culture locale et le Berkeley Free Speech Movement, mouvement étudiant contestataire de 1964 (Markoff, 2005; Turner, 2006). Cette première partie montrera comment la région de la baie de San Francisco et son éthos communautaire ont joué un rôle majeur dans la création de communautés virtuelles où la liberté d’expression et le partage d’informations furent encouragés pour maintenir les liens sociaux, à la fois en ligne et hors ligne (Rheingold, 1993). S’émancipant de la société dominante et de sa censure, de nouveaux modes de socialisation seront mis en lumière parallèlement à une co-évolution entre les utilisateurs et les machines informatiques qui leur permettent d’accéder à l’espace virtuel (Momméja, 2021a).
Le basculement de cette étape informationnelle vers une « ère cybériste » sera alors décrit, débouchant sur l’analyse de controverses propres au web 2.0 telles que les fake news ou les « faits alternatifs » dans les démocraties contemporaines (Frau-Meigs, 2019). Les répercussions de la liberté d’expression en ligne et la diffusion de fausses informations à grande échelle seront abordées à travers le prisme nord-américain.
« L’ère de l’information » comme terreau à communautés virtuelles
« Société en réseaux » et « individualisme connecté » : faire communauté
L’avènement de la communication informatique, ce que Castells (1993) nomme « CMC » ou Computer-Mediated Communication, a permis la création de nouvelles formes de socialisation dès les années 1970 (Levy, 1984; Rheingold, 1993). Inspirés des idéaux libertaires de la contre-culture locale et du Free Speech Movement de Berkeley de 1964, les forums de discussion en ligne viennent incarner une révolution techno-sociale en marche : une nouvelle manière de faire société, en réseaux, au travers du partage ouvert de l’information. Les exemples ici choisis de Community Memory, The WELL et les Usenet alt. groups symbolisent le développement de communautés virtuelles où la parole en ligne et le partage d’informations se sont libérés de la société hors ligne, formant de nouveaux liens sociaux, en ligne, entre les individus.
Cet « individualisme connecté » (Flichy, 2004) prend ainsi racine dans le laboratoire expérimental, social, politique et culturel, que constitue la baie de San Francisco, « ville créative » (Florida, 2002) qui ne cesse de repousser la frontière, qu’elle soit géographique ou virtuelle. Les informaticiens et hackers participant à ce processus apparaissent alors comme de véritables « innovateurs sociaux » qui créent « des outils de communication adaptés à de nouvelles pratiques sociales, à de nouvelles représentations de la société » et ont d’ailleurs « parfois conscience de constituer une avant-garde sociotechnique » (Flichy, 2004, p. 31).
Cet élan avant-gardiste social, culturel et technique va ainsi se matérialiser sous la forme de communautés virtuelles prenant pour modèle les communautés contre-culturelles locales nées avec la Beat Generation, dès la fin des années 1950, et poursuivies de manière « techno-rurales » au cours des deux décennies suivantes (Momméja, 2021a).
Confirmant les travaux immersifs d’Howard Rheingold au sein de la communauté du WELL créée par Larry Brilliant et Stewart Brand en 1985, Castells décrit les communautés virtuelles comme « un réseau électronique auto-défini de communication interactive organisé autour d’un intérêt ou d’un objectif partagé, bien que parfois la communication devienne l’objectif en soi » (Castells, 1996, p.362, traduction par l’auteure). Car, au-delà de simples échanges connectés éphémères (qui se produisent bien eux aussi), Castells confirme l’existence de plusieurs dizaines de milliers de ces groupes, pour la plupart basés aux États-Unis, et réunis autour d’intérêts communs.
Si c’est bien véritablement l’Internet des années 1990 qui a réussi à former la « société en réseaux » (Castells, 1996), Community Memory, The WELL et les Usenet alt. Groups, en tant que trois initiatives californiennes grassroots débutées dans les années 1970 et 1980, résument l’essence de cette nouvelle société qui se forme progressivement sur différents réseaux en ligne.
En effet, l’avènement des ordinateurs personnels, à partir du milieu des années 1970, conduit à une nouvelle « ère de l’interface », une époque où, pour la toute première fois, des communautés se forment autour et derrière des écrans d’ordinateurs. D’après Divina Frau-Meigs, c’est la transformation même de l’ordinateur, d’abord calculateur pensant, en « terminal » doté d’un écran devenant « une surface actante et activante » (Frau-Meigs, 2011, p. 27-28) qui va permettre la « domestication de l’écran » (Frau-Meigs, 2011, p. 33) et ainsi, à sa suite, la construction de la « société en réseaux ».
Community Memory, The WELL et les alt. groups : naissance de réseaux communautaires autour d’une « interface-écran »
L’un des premiers exemples d’utilisation publique d’un tel outil de communication, que l’on pourrait nommer « interface-écran », est né à Berkeley en 1973 avec la création de Community Memory (CM) par cinq jeunes ingénieurs dont Efrem Lipkin et Lee Felsenstein. Installé dans un magasin de disques, non loin du campus universitaire de l’Université de Californie, le terminal Community Memory apparaît comme la première instance publique d’une communauté « semi-virtuelle ».
Lors d’un entretien mené à San Francisco en 2017, Lee Felsenstein dernier décrit le projet comme étant la première fois où les « portes du cyberespace » ont été ouvertes à un public non averti, surpris de découvrir un nouveau « territoire hospitalier » malgré les craintes des ingénieurs (Felsenstein, 2017; Momméja 2021b, p. 10). Grâce à un terminal de téléscripteur relié à un modem, lui-même connecté à une ligne téléphonique passant par Oakland et San Francisco, Community Memory donne à ses utilisateurs la possibilité de taper et d’échanger des messages qui s’enregistrent sur le terminal et peuvent ensuite être lus sur l’écran par d’autres participants. À la manière d’un bulletin électronique, CM permettait à ses membres de communiquer et de créer des liens sociaux d’une manière unique et originale, s’inscrivant dans la logique d’innovation sociale et d’« avant-garde sociotechnique » décrite par Flichy (2004). Il faut ici noter le caractère « semi-virtuel » de la communauté formée autour du terminal, les messages restant postés localement sans être diffusés hors de la boutique. Mais il n’en demeure pas moins que le mode de socialisation ici créé passe à travers la saisie et la transmission de données de manière différée au sein d’une communauté immatérielle (constituée d’utilisateurs et de composants électroniques), faisant alors de Community Memory un des tous premiers réseaux publics reliant plusieurs individus les uns aux autres autour d’un terminal-ordinateur centralisant leurs discussions et centres d’intérêts communs.
L’« interface-écran » devient dès lors créatrice de liens sociaux, de réseau, de communauté et donc de société dans un contexte et environnement qu’elle n’avait alors pas encore atteints, cantonnée à des laboratoires de recherche militaire, industrielle ou universitaire tels le Stanford Research Institute, le Stanford Artificial Intelligence Laboratory ou encore Xerox PARC (Markoff, 2005).
Révolution technologique encore confidentielle dans les années 1970, l’ordinateur personnel devient véritablement accessible à un plus large public durant la décennie suivante. En 1985, l’épidémiologiste Larry Brilliant contacte Stewart Brand, fondateur et éditeur du Whole Earth Catalog avec pour projet de traduire virtuellement la communauté que le catalogue de Brand avait réussi à créer hors ligne : relier des groupes de personnes géographiquement dispersées à travers les États-Unis, souvent basées dans des communautés rurales contre-culturelles (Turner, 2006). Les outils et objets, sélectionnés et évalués dans les pages du catalogue dès 1968, ont contribué à solidifier une communauté de personnes hors ligne intéressées par le partage d’informations qui les aideraient à améliorer leurs environnements respectifs (Brand, 1968). C’est cette même éthique de partage que l’on retrouve avec la technologie et la création des premiers ordinateurs personnels, éthique qui culmine en 1984 avec un événement emblématique de l’ère de l’information : la première Hackers’ Conference, co-organisée par Brand dans le nord de San Francisco (Levy, 1984). Durant trois jours, la conférence réunit des hackers, se définissant comme des passionnés d’informatique, qui démontrent l’existence d’une véritable « éthique des hackers », une nature et croyance communes basées sur l’accès aux ordinateurs, le libre partage de l’information et la méfiance à l’égard de toute autorité de contrôle (Levy, 1984).
Portant ce même idéal de cyber-liberté et de communauté technologique, The Whole Earth ‘Lectronic Link (The WELL) voit ainsi le jour en 1985. Le noyau de ses membres se compose d’habitants de la région de la baie de San Francisco appartenant à la contre-culture, au journalisme et au cercle des hackers. Grâce à un ordinateur central basé à Sausalito, les membres du WELL, grâce à leur abonnement, ont accès à un système de téléconférence Picospan qui leur permet de rejoindre différents sujets de discussions et d’y participer avec les autres membres. C’est l’un d’entre eux, Howard Rheingold, qui imagine et popularise le terme « communauté virtuelle » en référence à ce nouveau lien social électronique, avant-gardiste, qui lui a permis de se connecter et d’échanger avec des centaines de personnes sur la « frontière électronique » (Rheingold, 1993).
Le « réseau électronique auto-défini de communication interactive organisée autour d’un intérêt ou d’un objectif partagé, bien que parfois la communication devienne l’objectif en soi » (Castells, 1996, p.362, traduction par l’auteure) apparaît alors comme un « véhicule de changement social », « une expérience culturelle » (Rheingold, 1993, p. 41, traduction par l’auteure). Si le phénomène reste principalement local, propre au laboratoire socio-expérimental que constitue la région de San Francisco, il n’en demeure pas moins que le WELL révolutionne les processus communicationnels entre les individus et la manière dont ils se rencontrent et interagissent au sein de la nouvelle « société en réseaux » (Rheingold, 1993 ; Hafner, 2001). La plateforme est en effet l’une des toutes premières instances où des individus se rencontrent pour la première fois en ligne avant (parfois) de se rencontrer dans le monde hors ligne et l’exemple des soirées organisées par les membres de la communauté illustre cette manière inédite de nouer du lien social.
Il convient de noter que la diversité des sujets abordés sur les différents espaces de discussion de la plateforme – arts, musique (les fans du groupe The Grateful Dead sont parmi les plus actifs de la communauté), voyages, méditation de pleine conscience, famille, santé, sexualité, espace LGBT et forum destiné aux femmes – renforce le sentiment d’appartenance à une micro-société en ligne unique. Constituée d’individus partageant les mêmes centres d’intérêts, libres de discuter de n’importe quel sujet sans censure aucune, la communauté du WELL donne également à ses utilisateurs la possibilité d’utiliser un autre nom que le leur, une personna numérique qui leur offre une liberté d’expression accrue mais tout en exigeant que leur nom d’utilisateur principal corresponde à leur identité civile (The WELL, 2022). Ce besoin annoncé de connaître la véritable identité publique de ses membres vise à renforcer le lien social, garantissant ainsi le respect entre utilisateurs pairs et facilitant la construction d’un lieu virtuel de rassemblement et de libre expression. Le mot d’ordre du WELL, depuis sa création et jusqu’à aujourd’hui, repose ainsi sur la responsabilité de ses membres quant aux messages qu’ils publient, principe fondateur connu sous l’acronyme « YOYOW », « You Own Your Own Words » ou « Vous êtes propriétaires de vos mots », toujours en vigueur aujourd’hui (The WELL, 2022).
Une « ère cybériste » en tension commodification de l’information et désinformation de masse.
Les groupes alternatifs Usenet : réseaux de libre expression
Sur le même modèle que le WELL, mais avec une approche plus libertarienne, les informaticiens John Gilmore et Brian Reid créent la hiérarchie alt.* sur le réseau Usenet en 1987, depuis San Francisco. Lors d’un entretien semi-directif réalisé dans cette même ville en 2018, Gilmore explique avoir préféré Usenet, un système de discussion distribué et accessible dans le monde entier, précurseur des forums Internet, au système de conférence Picospan utilisé par le WELL (Gilmore, 2018, in Momméja, 2021a).
En effet, contrairement aux discussions du WELL auxquelles les membres ne peuvent accéder qu’à travers leur abonnement, n’importe quel utilisateur connecté a la possibilité de publier et lire des messages sur Usenet. Néanmoins, Gilmore et Reid déplorent le fait qu’un nombre limité de personnes a le contrôle des sujets pouvant être discutés sur les groupes Usenet. Ils décident alors de créer des espaces de discussion abordant leurs propres thématiques, utilisant le même logiciel : les « alternative groups » ou « alt. groups ». Avec ces derniers, Gilmore et Reid parviennent à étendre la liberté d’expression en ligne, telle que garantie par le premier amendement à la Constitution américaine, à des sujets censurés ou litigieux que les administrateurs Usenet refusaient initialement d’inclure dans leur système tels que la drogue, la sexualité ou, plus surprenant, la cuisine gastronomique (Gilmore, 2018, in Momméja, 2021a). De la sorte, les espaces de discussions Usenet répondent aux idéaux contre-culturels et libertariens de leurs deux fondateurs, une influence que Valérie Schafer note également dans son analyse des réseaux et des plateformes de discussion des années 1980 comme le WELL ou Fidonet (Schafer, 2018, p.127), un autre système de messagerie également utilisé par Gilmore (Gilmore, 2018, in Momméja, 2021a).
Les groupes alternatifs Usenet offrent une nouvelle manière d’éviter la censure, à la fois hors ligne et en ligne. Car, si les sujets « alternatifs » discutés auraient aussi pu être abordés sur la communauté du WELL (Gilmore en est alors également membre mais majoritairement inactif), les newsgroups alternatifs Usenet offrent une totale liberté d’accès et de discussion à un public beaucoup plus large. Les deux plateformes permettent ainsi aux citoyens de faire partie d’un territoire en ligne « augmenté », une nouvelle forme sociale numérique combinant espace public et communautés d’intérêts (Musso, 2010) au sein d’une « ère de l’information » où partage de données et libertés d’expression sont les maîtres-mots.
L’influence de la contre-culture locale sur la technologie et la Computer-Mediated Communication est indéniable, comme ont pu le souligner Steven Levy, John Markoff ou encore Fred Turner. L’éthique contre-culturelle du partage de données et de savoirs a non seulement encouragé la diffusion de l’information au sein des communautés virtuelles, mais aussi la création d’un réseau horizontal faisant écho à la théorie du rhizome de Deleuze et Guattari de 1980. Cette pensée, développée dans l’introduction de Mille Plateaux, décrit une structure américaine en constante évolution, qui s’affranchit des niveaux déjà établis pour atteindre un déploiement horizontal, spécificité du grand Ouest américain (Deleuze et Guattari, 1980, p.29), transposable ici à l’émancipation et au développement du réseau en ligne et à sa société en construction. On peut alors faire le lien avec l’analyse donnée par Castells dans les pages de The Rise of the Network Society : « l’approche contre-culturelle de la technologie a eu un effet similaire à la stratégie d’inspiration militaire du réseautage horizontal : elle a mis des moyens techniques à disposition de quiconque possédait des connaissances techniques et un outil informatique, le PC (…) » (Castells, 1996, p.354, traduction par l’auteure).
Commodification de l’information et « faits alternatifs »
L’ère informationnelle numérique qui a vu le jour dès les années 1970, est donc basée sur le partage et l’égalité entre les utilisateurs du « cyberespace » mais aussi sur une logique d’empowerment (prise de pouvoir) individuel rendu possible par l’accès à la technologie et à l’ordinateur personnel. Cette « ère de l’information », qui s’étend au-delà des frontières géographiques et voit l’apogée du partage de l’information « entre pairs » (peer-to-peer) au cœur du cyberespace, devient alors une augmentation du territoire hors-ligne et de son espace public et politique (Musso, 2010).
De fait, les citoyens-utilisateurs de cet espace virtuel deviennent des netizens ou « netoyens » (« citoyens d’Internet »), terme qui, comme le rappelle Divina Frau-Meigs, fait sa première apparition dans le magazine Wired en mars 1996 (Frau-Meigs, 2011, p. 111). En tant que citoyen de ce nouvel espace connecté, l’utilisateur participe au passage vers ce que Frau-Meigs nomme « ère cybériste », où la participation prime sur la consommation (Frau-Meigs, 2011, p. 111). Une ère qui, au-delà de son partage et de sa commodification de l’information, se démarque par ce que Frau-Meigs décrit comme des « transformations de l’information [qui] entraînent elles-mêmes des transformations sociales présentées comme inévitables » (Frau-Meigs, 2011, p. 111). Car, autonome sur la nouvelle frontière électronique, le « netoyen » est en mesure de participer directement à la vie du cyberespace, un espace qui, comme le rappelle John Perry Barlow dans sa célèbre « Declaration of the Independence of Cyberspace » (1996), se veut régi depuis ses débuts par ses propres règles sociales régulatrices. Une autonomie et une auto-gouvernance toutes relatives et sans doute utopiques puisque, dès le milieu des années 1990, le gouvernement américain cherche à reprendre les commandes de cette nouvelle frontière (Barlow, 1996).
Ce qui n’était encore qu’en étape de bourgeonnement lors de la création des trois communautés virtuelles précédemment analysées conduit ainsi à une « ère cybériste » comparable à une troisième révolution industrielle (Frau-Meigs, 2011). Cette nouvelle époque, qui est donc basée sur la participation des utilisateurs et la marchandisation de l’information, facilitée par l’utilisation de l’écran comme outil d’extraction et de perturbation, a pour autre caractéristique d’entraîner des répercussions sociales et politiques dans le monde hors ligne. Frau-Meigs le confirme par ailleurs : « l’ère cybériste commence moins avec le traitement numérique du document (au siècle dernier) qu’avec la masse critique suffisante pour que les pratiques qu’il génère se stabilisent et affectent la société de manière visible » (Frau-Meigs, 2013, article en ligne).
La culture communautaire virtuelle qui a contribué à « l’idéologie de liberté » première d’Internet (Castells, 2001, p. 37), va progressivement faire place aux réseaux sociaux du web 2.0 et à l’avènement des géants de la technologie connus sous le nom de GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Frau-Meigs insiste sur les répercussions massives de ces derniers et des réseaux sociaux sur l’espace public non-connecté : « l’amplification et l’accélération du phénomène sont vertigineuses depuis l’arrivée massive des plateformes de réseaux sociaux en 2007 (Youtube, Facebook, Twitter,…) » (Frau-Meigs, 2013, article en ligne).
Ainsi, avec « l’ère cybériste », deux phénomènes apparaissent. Dans un premier temps, et comme nous avons pu le voir, la démocratisation de l’information et « le potentiel disruptif de l’écran » (Frau-Meigs, 2011, p. 105) peuvent conduire à des changements sociaux et à des révolutions ; comme ce fut par exemple le cas lors du printemps arabe au début des années 2010. Cependant, dans un second temps, la propagation rapide de la désinformation par le biais de fake news prouve que la liberté d’expression en ligne, à une plus grande échelle encore que durant « l’ère de l’information », peut avoir des conséquences néfastes sur les démocraties hors ligne.
Ces deux extrémités d’une même révolution médiatique numérique incarnent les tensions persistantes entre un territoire libre « hors-la-loi » (celui de « l’ère de l’information ») et un territoire contrôlé, régulé (celui de « l’ère cybériste »). Si pour les pionniers libertariens du cyberespace comme John Gilmore, Internet doit rester un véritable outil démocratique, un territoire alternatif non gouverné par une quelconque autorité centrale, le risque de propagation de « faits alternatifs » par des citoyens, voire par des responsables gouvernementaux comme ce fut par exemple le cas avec l’administration Trump, est un réel danger (Blake, 2017, Frau-Meigs, 2019).
Pareilles controverses ont certainement existé à l’arrivée de tout nouveau format médiatique. Cependant, l’ère cybériste et la circulation massive de fausses informations démontrent un décalage entre les promesses du web 1.0 de « l’ère de l’information » et les conséquences à grande échelle du web 2.0 à « l’ère cyberiste ». La distinction entre territoire géographique et cyberespace semble s’amenuiser toujours un peu plus, tandis que l’intégrité de l’information disponible en ligne vient à présent mettre à mal la stabilité des démocraties à travers le monde. Alors que le cyberespace, défendu par ses pionniers ou des organisations comme l’Electronic Frontier Foundation (EFF), devait accroître et soutenir la démocratie et plus notamment veiller au respect de la Constitution américaine en ligne, « l’ère de la désinformation », accélérée par le pouvoir exécutif américain lui-même lors des élections de 2016 et la victoire de Donald Trump, laisse place à un déluge de fake news ou « infox » qui viennent secouer les médias traditionnels et les institutions démocratiques en place.
À cet égard, Divina Frau-Meigs note un décalage entre médias de masse issus du web 1.0 de la période 1996-2004 et médias sociaux du web 2.0 depuis 2008. Les premiers symbolisent ainsi une information vérifiée, dénonçant « les pratiques disruptives des médias sociaux, dont celle de propagation de fausses nouvelles », tandis que les seconds « accusent les médias de masse de porter le point de vue de l’élite et de ne pas présenter celui de la base » (Frau-Meigs, 2019, version électronique). Une base grassroots à qui le cyberespace a donné la parole et la possibilité d’échanger et de créer du lien social virtuel, horizontal, à l’image de Community Memory, du WELL et groupes alternatifs Usenet. Mais une base qui, mal informée, incapable de discerner le vrai du faux, adhère à des théories inexactes, des « alternative facts » pour reprendre le terme utilisé et popularisé à la télévision américaine par la conseillère du Président américain, Kelyann Conway, après l’investiture de ce dernier en janvier 2017 (Blake, 2017), un événement-clé de l’essor des fake news, comme le note Frau-Meigs (Frau-Meigs, 2019, version électronique).
Conclusion
Il y a plus de vingt-cinq ans, la « société en réseaux » décrite par Castells donnait à voir un phénomène balbutiant, laissant espérer une évolution horizontale et égalitaire en rhizomes. Elle s’est pourtant peu à peu transformée en prolongement de l’espace public, continuant de permettre une communication personnelle entre les individus (Communication-Mediated Technology) et ainsi une démocratisation de l’information, tout en créant également des situations de controverses et ruptures entre « gouvernants et gouvernés » dans l’espace hors ligne (Castells, 2018, p.4).
Alors que le terme « faits alternatifs » rappelle celui de « groupes alternatifs », il faut insister sur le fait que les alt.groups créés par Gilmore et Reid en 1987 visaient à la diffusion d’informations considérées comme alternatives car censurées par la société dominante. À l’ère cybériste, « alternatif » revêt un sens différent, suggérant l’existence de différents types de vérités, selon la personne qui les délivre. Évidemment, le partage de fausses informations était un risque possible sur les premières communautés virtuelles, mais c’est la circulation de la désinformation à plus grande échelle, rendue possible par l’ère cybériste, son web 2.0 et ses réseaux sociaux, qui menace aujourd’hui les démocraties.
Du « You Own Your Own Words » du WELL aux infox, la nécessité de responsabiliser les internautes quant aux contenus qu’ils produisent et diffusent, tout comme celle de déployer une véritable éducation aux médias et à l’information (numériques comme analogiques) apparaissent comme des éléments cruciaux, car « sans les compétences nécessaires en littératie médiatique numérique, les gens deviennent souvent les victimes d’allégations douteuses auxquelles ils sont confrontés » (Guess et al., 2020).
Pour John Gilmore, à l’heure de la désinformation, même ces alternative facts et fake news doivent continuer d’exister et d’être diffusés sur le cyberespace, sans être régulés ou censurés. S’il salue les initiatives d’éducation aux médias afin de former des esprits critiques vis-à-vis des informations rencontrées en ligne comme hors ligne, il souligne en parallèle la nécessité de la diversité des points de vue (Gilmore, 2018, in Momméja, 2021a).
De même, le maintien d’espaces en ligne alternatifs semble primordial afin de permettre le partage d’informations au sein de groupes sociaux et de communautés d’intérêts grassroots. S’inspirant des cyber-idéaux premiers de « l’ère de l’information » dans laquelle s’est épanouie la « société en réseaux » décrite par Castells, la nouvelle « ère cybériste », entre dérives du web 2.0 et promesses du web 3.0 en devenir, pourra peut-être offrir de nouvelles alternatives communautaires et démocratiques, déployées en rhizomes.
Julie Momméja Docteure en civilisation américaine et études médiatiques, Université Sorbonne Nouvelle. ATER en sciences de l’information et de la communication, Université Lumière Lyon 2
Références
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