N°3 | Le Posture et outils de la recherche : l’opportunité de l’interdisciplinarité en SIC

Par Lydie Lenne

 

Résumé :

Partant d’une recherche en sciences de l’information et de la communication portant notamment sur l’espace urbain et le vivre ensemble, il s’agit dans cet article, de proposer une réflexion sur la démarche clinique en SIC mais également sur la manière dont celle-ci pousse à une réinvention des appareillages méthodologiques. Dans ce cadre, notre discipline revendiquant une interdisciplinarité, représente une réelle opportunité pour l’innovation dans les méthodes de recherche.

Summary :

Based on a research in information and communication sciences about the urban space and the living together, this article offers a reflection on the clinical approach and also on the way it forces to reinvent the methodological tools. In this framework, the interdisciplinarity of our field of science is a real opportunity for innovative research methods.

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Introduction

L’expérience empirique permet la production des connaissances mais représente également pour les chercheurs un ensemble de défis à relever, de contraintes à contourner, d’adaptations à réaliser et l’opportunité de mener une réflexion sur la posture de recherche et les outils mobilisés. Le terrain agit aussi sur les concepts et théories poussant souvent à un jeu de va-et-vient entre ce premier et les cadres de référence et schémas de compréhension.

Certains objets, outils conceptuels ou postures peuvent entrainer plus de difficultés épistémologiques ou méthodologiques que d’autres. C’est le cas par exemple pour les notions de “genre” et de “race” (Cervulle, Quemener, 2015), dans le cas de recherches portant sur des objets non stabilisés (Coutant, Domenget, 2015) ou encore lorsque que le travail mené s’inscrit dans une démarche clinique.

La méthode, représentant elle-même un enjeu théorique, s’inscrit dans un courant de pensée et traduit une posture par rapport à son objet, une façon de vouloir faire de la recherche et de penser son terrain. Il y a là tout un travail d’objectivation de la recherche qui se fait au moment des prises de décision méthodologiques et qui est, selon nous, particulièrement intéressant dans le cadre de l’approche clinique. Les sciences de l’information et de la communication en revendiquant une méthodologie interdisciplinaire et inter-sciences (Monnoyer-Smith, 2008) offrent une réelle opportunité pour la construction d’appareillages méthodologiques spécifiques et adaptés aux objets qu’elles étudient.

Dans le cadre de cet article, il s’agit de revenir sur la manière dont le terrain, ici un quartier, impacte la posture du chercheur, ce qui entraine ensuite l’interrogation et la réinvention des outils de recherche. Notre texte se centre donc sur des aspects épistémologiques et méthodologiques, en revendiquant un nécessaire décloisonnement disciplinaire, afin de montrer la diversité des méthodes qui peuvent être mobilisées en SIC mais aussi de donner à voir la science telle qu’elle se fait.

Lorsque le terrain pousse à s’engager dans l’action : la construction d’une démarche clinique

  • Vers une démarche clinique en SIC

L’approche clinique a une visée émancipatrice qui tend à transformer des rapports sociaux et place au centre de ses questionnements et intérêts, l’individu ou le groupe en tant que sujet. Dans cette perspective, il est nécessaire de repenser le rapport entre la recherche et le terrain, entre la théorie et la pratique mais surtout entre l’objectivité et la prise en compte de la subjectivité. Cette approche clinique qui part du sujet émerge dans un contexte social où l’individu est invité, dans une forme d’injonction, à être “autonome, responsable, mobile, capable de s’affirmer, de choisir son destin” (de Gaulejac et al., 2012, p.13) tout en, paradoxalement, ne trouvant pas toujours sa place.

La sociologie clinique est apparue dans les années 1980 en France, notamment à l’initiative d’Eugène Enriquez, Vincent de Gaulejac, Robert Sévigny et Gilles Houle qui ont créé un groupe de travail au sein de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF). Le premier colloque en 1992 à l’Université Paris 7 rassemble plus de cent cinquante chercheurs d’une quinzaine de pays. C’est à ce moment qu’elle s’impose comme “une orientation nouvelle dans le champ des sciences sociales” (ibid., p. 15). Il s’agit alors de faire de la sociologie “autrement” en questionnant les pratiques et en ne considérant plus le chercheur comme l’expert. Celui-ci repense sa posture comme n’étant pas neutre et objective mais faite d’implication et d’engagement ; s’opère alors une relation de don et contre-don (Mauss, 1925) entre le chercheur et son objet. En ce sens, l’objet clinique est construit par les rencontres et les échanges entre un chercheur singulier, qui a un âge, une nationalité, un sexe, des croyances, et un objet de recherche qu’il rencontre et investit. L’approche clinique prend en compte la capacité du chercheur à être affecté, lui-même transformé par son objet, sans que ce soit un biais mais plutôt un outil de connaissance à articuler dans la méthode. Cette pratique s’objective en intégrant la dimension subjective. L’objectivité n’étant pas donnée mais construite, la démarche du chercheur est elle-même une part du processus de recherche. “Toute méthodologie […] doit exploiter la subjectivité inhérente à toute observation en la considérant comme la voie royale vers une objectivité authentique plutôt que fictive” (Devereux, 1967, p.16).

Replacer l’individu au centre des préoccupations de la recherche, questionner le vécu et être dans une démarche d’intervention, interroge la place des émotions en sciences sociales. Un certain courant de la sociologie traite des faits sociaux comme des choses dans la lignée d’Émile Durkheim (1967), dans un souci d’objectivité qui réduirait toute part émotionnelle de l’humain, portant alors sur l’analyse de la société et peu de l’individu, à une échelle macrosociale; tandis qu’un autre courant, initié par Marcel Mauss notamment, considère les phénomènes sociaux comme étant à la fois sociaux, psychologiques et sociologiques (1968). L’école de Francfort s’inscrit également dans ce dernier, tout en allant plus loin et en défendant l’idée selon laquelle la recherche ne doit pas se contenter de résoudre des problèmes théoriques mais doit également participer à la résolution de questions sociales et politiques. La science a donc une dimension interventionniste et émancipatrice. Un retour sur les auteurs et leurs contributions à la sociologie clinique, de manière non exhaustive mais très éclairante, a été publié par Vincent de Gaulejac dans l’ouvrage collectif La sociologie clinique (2012, p. 33-76).

L’approche clinique suppose donc un cadre éthique particulier, favorisant la participation de tous les acteurs sur des bases égalitaires, où l’expression de chacun peut se faire pendant toutes les phases de la recherche. Les savoirs étant partagés entre chercheurs, professionnels et participants à la recherche, l’expression de tous permet de réduire les inégalités sociales et que l’individu s’approprie son pouvoir d’acteur. S’intéressant aux sujets et à leur participation dans la production de la connaissance, les recherches cliniques peuvent prendre différentes formes mais partagent toutes un point commun : celui de décloisonner l’institution du savoir en en bouleversant la hiérarchie et en en renversant des formes de pouvoir et de domination. “Dans l’approche clinique, la confrontation des savoirs devient action. Comprendre différemment pour agir autrement. Encore ici, l’approche clinique demeure foncièrement émancipatoire dans son orientation” (ibid, p.87).

Des travaux, tels que ceux menés par Lise Causse (2012) rendent compte de ce changement de posture à la fois des chercheurs et des participants à la recherche. En questionnant la professionnalité des aides-soignantes en maison de retraite, elle propose une méthodologie qui accorde une place à la subjectivité du chercheur et permet de lâcher prise et de se rendre disponible auprès des enquêtés. Après avoir réalisé des entretiens et été témoin du sadisme ordinaire de certains professionnels à travers des discours, elle fait le choix d’une pratique de terrain concrète, en revêtant la blouse blanche, en s’intégrant au groupe par des rituels, afin de partager un peu de leur vie professionnelle. Sont alors apparus certains aspects du travail qui n’avaient jamais été abordés, comme le sentiment d’être salis et d’avoir besoin de se laver. Ces six mois de partage dans l’activité ont permis une confiance ainsi qu’une forme de connivence, de ne pas “faire avec” mais d’“être avec”. Lise Causse montre également qu’en étant dans le groupe tout en ne partageant pas le même statut que les autres, elle a pu se rendre disponible auprès des personnes âgées qui avaient besoin d’écoute ou de certains gestes prévenants.

En ce qui nous concerne, dans le travail sur lequel nous nous appuyons ici, et qui porte sur un objet urbain que nous détaillons en seconde partie, notre posture a également été particulière, tout comme notre rapport au terrain et aux enquêtés.

  • Questionner l’espace urbain

La ville est interrogée par de nombreuses disciplines, tant du côté des sciences dures que des sciences humaines et sociales, et la complexification et la diversification des approches a amené à la constitution du champ des études urbaines et à ses ajustements méthodologiques. Pour que ces disciplines puissent croiser leurs apports et travailler ensemble, Selvin et Voilmy (2009) insistent sur la nécessité de “la démarche in situ” qui permet à tous d’être confrontés de manière collective à la même situation d’origine. Que les recherches menées soient pluridisciplinaires ou non, il nous semble important dans les travaux portant sur l’urbain d’être présent sur le terrain et de s’y engager afin d’en saisir ses multiples dimensions et enjeux, d’autant plus lorsqu’il s’agit, comme dans notre cas, de questionner le “vivre ensemble”.

Partant donc d’un questionnement sur le vivre-ensemble appliqué à un quartier particulier, il nous est alors paru nécessaire d’approcher cette forme de l’agir ensemble et de saisir le comportement des acteurs en situation de communication, en nous impliquant par le biais de notre pratique de recherche dans les phénomènes que nous souhaitions étudier. Nous avons été influencée dans ce sens, par des collectifs comme le “Bazar Urbain”, composé de praticiens, d’enseignants et de chercheurs qui, à la fois mène des réflexions et intervient sur l’espace urbain à travers des conduites de projet et des actions sur les usages et ambiances. Ces acteurs et chercheurs constituent ce que Marion Carrel (2013) nomme les “artisans de la participation”, intervenant sur un territoire, notamment entre des habitants et des commanditaires et cherchant à faire entendre les “sans voix” afin de faire évoluer les représentations sociales dont ils sont l’objet. La question de la neutralité de la recherche se pose ici en termes éthiques, sur la pratique du chercheur, son intention d’influence ou encore sur les enjeux professionnels et personnels qui guident sa pratique (Brasseur, 2012).

C’est donc notre terrain qui nous a poussée à nous lancer dans une recherche-action, initiant cette envie de s’associer aux acteurs hétérogènes présents afin de ne pas uniquement agir dans la sphère des idées mais également celle des actions. Entrant dans cette démarche, nous avons rapidement été confrontée à la question de la subjectivité dans la recherche et à une nécessaire réflexivité, notamment concernant les frontières et les modalités de cet engagement du chercheur sur son terrain. Ces questionnements, concernant cette posture subjectiviste, se retrouvent dans le travail mené par Jean-Paul Thibaud dans En quête d’ambiances (2015) qui approche l’espace public urbain par la notion d’ambiance. Ce travail est intéressant ici pour deux raisons : d’abord il permet de comprendre le double sens de l’“ambiance” qui, tout comme la ville, a une dimension pratique, palpable (par les signaux sonores ou lumineux mis en place par les concepteurs d’un lieu), mais comporte également un versant “sensible” qui passe par le vécu des habitants et des passants et des expériences qu’ils font des espaces. Comme le montre Marine Kneubühler (2016), la force de cet ouvrage est de faire tenir ensemble ces deux approches de l’ambiance en mêlant phénoménologie et pragmatisme, en particulier la pensée de Dewey. Ces deux courants ayant en commun une insistance sur la dimension transformative “de soi et des autres, de soi par les autres et des autres par soi” (Depraz, 2006, p. 39-54, cité dans Kneubühler 2016). L’autre aspect intéressant de cet ouvrage réside dans les méthodes envisagées pour questionner l’ambiance. Elles sont abordées à partir des trois pronoms grammaticaux : Je, Tu et Il. Alors que Tu consiste à se mettre à l’écoute de l’autre en l’accompagnant et qu’il s’agit pour Il de se mettre au rythme des passants en les observant, Je renvoie au chercheur et à sa propre perception de l’environnement lorsqu’il se laisse marcher dans les espaces étudiés en étant disponible aux sollicitations qui lui seront faites. Une posture phénoménologique qui permet de faire des descriptions à la première personne du singulier et de laisser le chercheur être porté, guidé, par son expérience et ses étonnements.

La recherche clinique propose de “poser l’intersubjectivité comme condition même du processus d’élaboration des connaissances. Ainsi le chercheur clinicien s’attache-t-il à examiner le passage qui mène d’une pensée empirique à une pensée scientifique, la pensée objective étant considérée davantage comme une conquête que comme une donnée” (Giust-Desprairies, 2004 : 129). L’objectivation, dans cette posture subjectiviste, passe également par l’implication et la réflexivité et permet une compréhension du lien entre l’individuel et le social et des dynamiques contradictoires et conflictuelles qui s’y inscrivent. L’implication apporte une compréhension de l’objet de recherche et est une des conditions de la posture clinique et du processus d’objectivation. C’est “l’examen de l’implication et la prise de conscience par le chercheur de ce phénomène qui permettent de lui enlever les attachements narcissiques à sa recherche et ainsi de la distancer pour l’analyse de son objet” (Hamisultane, 2019).

Cette réintroduction de la subjectivité dans les travaux en sciences humaines, se rapproche de la posture clinique que nous avons cherché à développer. Il nous a semblé important de participer à la dynamique de création du vivre-ensemble au sens que les usagers lui donnent, de favoriser la prise de parole et la participation des habitants, de s’impliquer dans la vie de quartier et se laisser être transformée par celui-ci mais également de restituer les données aux enquêtés sans adopter une position surplombante. Nous avons donc été, à travers ce travail, dans une posture clinique d’accompagnement d’un projet urbain, qui a donné lieu à une thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication (2017) et qui nous amène aujourd’hui à militer en faveur d’une démarche clinique dans notre discipline, s’inspirant de ce qui est réalisé en sociologie, afin de constituer à notre tour un socle épistémologique aux recherches cliniques en communication.

Construire un cadre méthodologique adapté à la démarche clinique

  • Interroger et réinventer des outils de recherche

Pour comprendre et analyser un quartier urbain, ici innovant et complexe, en partie à travers la question du vivre-ensemble, il a fallu croiser plusieurs méthodes en accord avec une position de chercheuse en science de l’information et de la communication au service de l’égalité et de la démocratie. L’objectif était de réussir à instaurer une logique de construction collective où tous les intéressés peuvent s’exprimer et avoir une réelle efficience dans les situations partagées.

La création du quartier sur laquelle notre recherche s’appuie, comporte comme intention de créer un espace de “mieux vivre ensemble” et d’inclusion pour tous. Souhaitant participer à ces dynamiques inclusives, il s’agissait alors de construire un cadre méthodologique qui permette de ne pas uniquement être dans une observation distanciée, mais bien impliquée dans l’action dans l’intention de comprendre et servir le terrain. Notre travail de réflexivité a donc concerné à la fois la démarche, et donc la méthode, mais aussi la finalité de la recherche et la manière dont ses résultats allaient être présentés. Nous nous sommes posé deux questions : quels outils méthodologiques peuvent permettre de mener la recherche de telle manière que les personnes qui y participent (nous considérant nous-même comme participante) en retirent eux-aussi un bénéfice? Et comment permettre une appropriation et un transfert des résultats produits par la recherche aux personnes concernées par cette dernière ?

Nous avons donc eu recours à cinq méthodes : les entretiens exploratoires, l’observation participante, les focus groupes, le questionnaire et la restitution. L’observation participante s’est faite dans trois instances organisant en quelque sorte la vie de quartier. En adoptant une conduite d’observation-participante et en étant en interaction constante avec le terrain, nous avons opéré des ajustements entre pratique, observation et théorisation, entre l’opérationnel et le scientifique. La déconstruction de notre réalité de chercheuse, sa confrontation aux théories, a permis de mieux reconstruire nos connaissances (Dulaurans, 2012). Nous avons participé à la vie du groupe, nous engageant scientifiquement pour accompagner l’innovation. Nous étions à la fois actant, puisque faisant partie des dispositifs, avons expérimenté les situations vécues, tout en tentant par notre investigation de favoriser l’émergence de données.

En articulant observation participante et théorie de l’acteur-réseau (Callon, 1986), nous avons suivi l’enchainement des interprétations et réinterprétations, des transformations que les personnes ont fait de l’objet en s’en emparant selon leurs intérêts et nous avons également nous-même pris part aux discussions et délibérations, se faisant parfois le porte-parole des habitants. Un journal de recherche, dans lequel était consigné nos étonnements et remarques, nos impressions et notre expérience du quartier ainsi que les rencontres informelles avec les habitants nous a en partie permis de remplir cette fonction. Par ailleurs, nous souhaitions également confronter notre savoir à celui des acteurs comme c’est le cas dans la démarche clinique que nous avons voulu mettre en place. L’approche clinique, comme nous l’avons précédemment évoqué, favorise la participation sur des bases égalitaires et permet de réduire les inégalités sociales et que l’individu s’approprie son pouvoir d’acteur. Les focus groupes et la restitution traduisent cette volonté tout autant qu’ils font partie du projet d’innovation lui-même en offrant un espace de participation de plus aux habitants et usagers du quartier.

Les focus groupes ont permis également de recueillir la parole des personnes qui n’étaient pas présentes au sein des instances observées, parce qu’elles étaient mises à distance ou parce qu’elles n’en avaient pas les moyens. Il a fallu alors organiser ces séances en veillant à inclure les personnes en situation de handicap, à mettre en place un environnement capacitant (Falzon, 2006), notamment en réfléchissant à tout ce qui freinerait la participation des individus : interprète en langue des signes, lieux accessibles, garderie pour les enfants, horaires adaptés aux travailleurs ou aux routines des résidents de structures médico-sociales par exemple.

Ce positionnement épistémologique et la manière dont il engendre une méthodologie particulière, permet de participer à la dynamique du quartier en donnant l’occasion aux personnes d’interagir ensemble et au chercheur de pouvoir agir sur la réalité sociale. Enfin, organiser une restitution des données issues de ce travail et l’analyser au même titre que les autres méthodes mobilisées, s’inscrit dans cette volonté de considérer les acteurs comme des “sachants” qui contribuent à la réflexion. La restitution peut prendre différentes formes : un rapport remis aux participants de la recherche, une vidéo ou une discussion (Massa, 2013). Nous avons imaginé une forme assez participative de restitution en organisant un évènement qui, au-delà d’un simple travail de vulgarisation et de valorisation, avait pour objectif d’expérimenter, comprendre, et partager autour de quelques données issues de la recherche avec toutes les parties prenantes, tout en permettant aux personnes de se les approprier et d’amener leurs apports. La rencontre était organisée en trois ateliers où les participants discutaient en groupes d’extraits d’observations par exemple, en lien avec des notions ou théories préalablement présentées. Nous avions également imaginé un exercice à travers une mise en situation adaptée de phénomènes observés. Les données recueillies lors de la restitution ont étoffé l’analyse présentée dans le travail de thèse et permis une autre compréhension des phénomènes observés, plus complète, sans entrer en contradiction avec les conclusions qui précédaient cette étape mais en venant en approfondir certains aspects.

La triangulation de ces cinq méthodes n’a pas toujours été simple, tant dans le besoin de revenir constamment à une cohérence d’ensemble des objectifs pour ne pas s’éparpiller, que dans la diversité des situations complexes auxquelles elles nous exposaient. Le recours à une démarche qualitative nous a mis au contact du terrain pendant trois ans, à sillonner les rues, interpeller les habitants, les solliciter, à être toujours là autour de la table ou près de la machine à café.

Rétrospectivement, même si dans nos méthodes, nous avons cherché à libérer la parole, à faire entendre, échanger, et reconnaitre les voix des différents types de savoirs : académique ou scientifique, celui des professionnels dans leur pratique et le savoir d’expérience ou le savoir de sens commun des usagers ; ce qui a été dit, énoncé, nous ne l’avons pas suffisamment accompagné dans sa transformation en savoirs auprès des acteurs, dans une visée subjectivante. Si nous devions revenir aux débuts de cette recherche, et à nouveau être confrontés à certains moments pénibles, d’évocation de situations de souffrance sur leur lieu de vie des personnes rencontrées, nous déplacerions probablement le curseur entre observation et participation pour faire un pas plus grand dans la recherche-action et la démarche clinique. À l’époque, nous avions cette idée que ce n’était pas notre rôle, que nous devions garder de la distance dans un soucis d’objectivité et que nous étions illégitime dans le recueil de ces récits sur le mode de la confidence. Il ne nous est pas alors apparu, que ces souffrances pouvaient être la source d’un travail scientifique qui aurait du sens non seulement dans le cadre du travail de recherche, mais surtout dans la construction d’un savoir inscrit dans une perspective émancipatoire pour les participants. Cette place du chercheur expert et observateur est classiquement véhiculée au sein de l’université, dissimulant celle, possible, du chercheur intervenant qui confronte son savoir à celui des acteurs comme c’est le cas dans la démarche clinique. À travers cette recherche, nous avons fait l’apprentissage d’un cadre méthodologique qui, tout en satisfaisant les exigences éthiques et scientifiques, permette également au chercheur de ne plus ressentir ce sentiment d’impuissance face aux souffrances du quotidien des groupes sociaux que l’on approche.

  • Risques et bénéfices de cadres théoriques et outils méthodologiques multiples

À travers l’accompagnement de ce projet urbain nous avons mené une réflexion sur les outils de la recherche, le moyen de construire un cadre méthodologique qui permette de faire avec et les rapports que cela entraine avec les “enquêtés”. Nous faisons le choix de ne pas considérer notre action comme un biais mais comme l’un des objectifs de la recherche, position également défendue par des chercheurs tels que Marie-Renée Verspieren (2002) qui parle quant à elle de “travailleur collectif” en référence à l’implication des chercheurs dans l’action. Nous ne considérons pas notre terrain comme une source à décrire en même temps que nous lui donnons un sens, mais comme ayant inspiré une méthodologie et participé à la construction de la recherche, tout autant qu’il a entrainé un travail réflexif sur notre posture et la manière dont il nous a nous-même transformée. Ce rapport à notre terrain si particulier, les pratiques scientifiques qui en découlent et la posture de chercheuse ainsi expérimentée et dont nous avons cherché à rendre compte, constituent pour nous des perspectives nouvelles dans notre discipline, à la fois dans la façon dont on conduit la recherche mais aussi dans la manière dont on en communique les résultats auprès des acteurs concernés. C’est en instaurant une relation presque intime avec le terrain, grâce aux méthodes mobilisées que nous avons pu recueillir la parole des acteurs du quartier en situation et réaliser notre objectif : que les personnes qui participent à la recherche en retirent un bénéfice au même titre que celle-ci aboutisse à l’élaboration d’un savoir scientifique.

Ce positionnement épistémologie permet selon nous une plus grande richesse dans les travaux de recherche, amenant le chercheur à partir des spécificités de son terrain, à questionner sa posture et savoir se demander pour qui ou pour quoi il s’implique dans ses projets. Il ne s’agit pas d’un questionnement individuel concernant l’engagement du chercheur en sciences de l’information et de la communication dans l’action, mais d’un mouvement plus collectif d’une pratique et d’une profession. Comment pouvons-nous, aujourd’hui, devenir des alliés de collectifs sociaux, professionnels et mettre notre savoir au service de nos terrains et des acteurs qui s’y trouvent ? Au-delà d’une recherche-action, d’une recherche participative ou collaborative, la recherche clinique permet d’accepter la subjectivité du chercheur dans la démarche et d’en questionner les effets sur la recherche elle-même. Plusieurs ouvrages recensent ce type de recherche en sciences humaines et notamment en sociologie (De Gaulejac et al., 2012 ; Nicolas-Le Strat, 2018).

Conclusion

Dans le cas de notre pratique de recherche, les cadres théorique et méthodologique se sont enrichis au contact du terrain et des acteurs qui s’y trouvent. À la suite de chercheurs comme François Lambotte (Meunier, Lambotte et Choukah, 2013) nous considérons la pratique de recherche comme n’étant pas linéaire mais hétérogène, faite de ce que celui-ci nomme un “bricolage”, c’est-à-dire, un mélange d’improvisation, de prise de risque et d’ingénierie méthodologique. La complexité de l’objet ici étudié, ses particularités et originalités, nous ont poussé à cet exercice de bricolage et d’interdisciplinarité, enrichissant notre travail afin d’obtenir une meilleure compréhension des phénomènes observés grâce à la diversité des outils, concepts et méthodes mobilisés.

Loin de craindre la transdisciplinarité au fondement des sciences de l’information et de la communication, nous avons vu celle-ci comme une opportunité d’enrichir notre travail en s’emparant de la démarche clinique et en mettant en œuvre un pluralisme méthodologique dans une approche compréhensive. C’est bien cette volonté de s’engager dans l’action, de repenser le rapport au terrain et aux enquêtés et de servir un principe d’utilité sociale de la recherche qui nous a poussé à ces réflexions et pratiques. Nous avons dû faire face à plusieurs difficultés, notamment lors de l’exercice complexe de la restitution des données, sans réellement trouver de lieux, que ce soient des séminaires ou au sein de collectifs, dans notre discipline, qui nous permettent de réaliser un travail réflexif autour de ces pratiques.

Bibliographie

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