Morgane Belhadi
Résumé
Cet article établit un état des lieux du populisme, en explorant les différentes propositions scientifiques et montrant que la notion comporte une pluralité de conceptions.
Nous
nous attachons à démontrer que le contexte croissant de médiatisation et de peopolisation
couplé à une crise de la représentation, contribuent grandement à l’épanouissement
du populisme contemporain. A cet égard, la représentation, tout à la fois
politique et visuelle, concept et phénomène opérant, joue un rôle indispensable
dans la construction de l’idée de peuple, la relation entre le leader populiste
et les représentés, et plus généralement dans la communication populiste et son
effectivité.
Enfin,
on tentera de définir ce qu’on appelle l’esthétique populiste, ses fondements
théoriques et caractéristiques principales, afin de fournir des clés de lecture
de la communication visuelle des partis
et leaders populistes, et un éclairage pluridisciplinaire nouveau sur la notion
de populisme telle qu’elle s’exprime dans nos sociétés contemporaines.
Abstract
This article gives an insight into populism, exploring
various academic contributions, and showing that this notion encompasses
multiple conceptions.
We try to demonstrate that a context of increasing
mediatization and celebritization linked to a crisis of representation are
major events which foster the development of contemporary populism. As a matter
of fact, the role of representation, both as political and visual, as a concept
and an actual phenomenon, is indispensable in the construction of the idea of
the people, the relationship between the populist leader and the represented,
and more generally within populist communication and its effectiveness.
We eventually define what we call a populist
aesthetic, its theoretical grassroots and main characteristics, in order to
give new keys for the understanding of populist visual communication and an
innovative transdisciplinary approach of the notion of populism as it is
experienced in our contemporary societies.
Introduction
Le populisme, concept “contesté” (Canovan 1999), “terme vague” (Stanley 2008), “mirage conceptuel” (Taguieff 1997), ou encore
terme fourre-tout utilisé pour dénoncer les actions de certains partis et/ou
leaders politiques… Tels sont les qualificatifs récurrents choisis pour le
désigner, si bien que des auteurs comme Roxborough (Roxborough 1984) ont suggéré
de ne plus faire usage de ce mot en tant que catégorie conceptuelle opérante.
Pourtant,
comme le résume justement Ernesto Laclau, “nous savons intuitivement à quoi nous
nous référons lorsque nous appelons populiste un mouvement ou une idéologie,
mais nous éprouvons la plus grande difficulté à traduire cette intuition en
concepts. C’est ce qui a souvent conduit à une sorte de pratique ad hoc : le terme continue d’être
employé d’une façon purement allusive, et toute tentative de vérifier sa teneur
est abandonnée”
(Laclau 2011).
La
présente contribution retrace l’évolution des approches et théories qui ont
abordé la notion de populisme. Elle s’attache dans un premier temps à explorer
les différentes propositions scientifiques de l’objet populisme, en en montrant
les apports et les limites, et à fournir de nouvelles clés de lecture.
Plusieurs auteurs qui désormais s’imposent dans la réflexion sur le populisme,
provenant traditionnellement de la science politique, la philosophie ou encore
la sociologie, ont mis en place des théories, parfois complémentaires mais
aussi contradictoires. Deux tendances se dégagent : une qui consiste à
dessiner un populisme protéiforme, avec des nuances selon les pays où il a
émergé, une autre qui ambitionne d’élaborer une définition générale du
populisme valable partout et en tout temps.
Aujourd’hui,
de nouvelles contributions pensent le populisme suivant une vision globalisante
et transdisciplinaire, héritée des études sur le style et
la psychologie politique, avec en arrière-fond la prise en compte du contexte
politique contemporain caractérisé par la montée de la peopolisation et de la
médiatisation. Ces travaux issus de disciplines comme les sciences de
l’information et de la communication, la linguistique, la psychologie ou même
l’iconographie (champ issu de l’histoire de l’art), donnent un éclairage
nouveau. Ils portent sur les mutations de la communication politique, et
l’impact de celles-ci sur le populisme dans sa dimension à la fois visuelle et
médiatique.
Prenant acte de ces différentes contributions scientifiques témoignant
d’une esthétisation générale de la politique actuelle, on cherchera in fine à établir l’existence d’un style, voire
même d’une esthétique proprement populiste.
- Le populisme, un objet insaisissable ?
- 1 Les différents prismes de lecture du populisme
Le populisme a tour à tour été vu par le monde
académique comme une idéologie, un mouvement, un discours ou encore un “mode d’articulation” indispensable au bon
fonctionnement de la démocratie, et plus récemment, comme un style.
- Le
populisme… une idéologie ?
En 1956, Edward Shils (Shils 1956) est le premier à considérer le populisme comme une idéologie,
entraînant à sa suite plusieurs chercheurs, à l’instar de Cas Mudde (2004) et
Michael Freeden (1996, 1998) qui voient le populisme comme une combinaison de
plusieurs idéologies. Freeden définit le populisme de “thin ideology” c’est-à-dire une idéologie de niche centrée sur un nombre
restreint de concepts, mêlés aux “thick ideologies” (comme le socialisme, le libéralisme etc.), des idéologies
bien implantées.
Toutefois, selon Benjamin Moffitt (Moffitt 2017), cette démarche est beaucoup trop inclusive et large, le concept
de populisme devenant un “catch-all term”, un terme “fourre-tout” ne permettant pas de
clarification. En effet, quoi de commun entre des leaders populistes aussi divers que
Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Hugo Chavez ou Donald Trump ? Aucun d’eux ne
s’est, du reste, jamais réclamé du boulangisme français, des Narodniki en Russie ou du People’s Party américain. Ces trois
organisations nées au XIXe siècle, bien distinctes au plan de leurs idées et de
leurs ambitions dans les pays où elles se sont implantées, sont pourtant
fondatrices du populisme.
Le populisme a également été envisagé comme un mouvement, s’inscrivant en opposition
au système des partis institutionnalisé, à visée électoraliste et reflet de l’establishment politique. Spontané, innovant, et né de la
volonté du peuple, le mode d’organisation des mouvements populistes est
variable et évolutif. Il s’expliquerait, selon Guy Hermet, par le refus d’apparaître soumis au jeu électoral classique et le
souci de privilégier la “cohésion interne [afin de]
transformer [ces organisations populistes] en isolats autosuffisants” (Hermet 2001 : 20). Il
semble qu’avec le recul de certains partis “historiques” – en France, le Parti
socialiste et Les Républicains –, cette tendance à la création de mouvements
plutôt que de partis se généralise, à l’instar de La France Insoumise de
Jean-Luc Mélenchon et d’En Marche ! d’Emmanuel Macron – même si la
question de savoir si ce dernier incarnerait un populisme du centre mérite
d’être posée.
L’approche discursive s’appuie, quant à elle, sur un des aspects centraux du populisme,
l’opposition entre le peuple et l’élite, par le biais d’analyses de contenu,
c’est-à-dire quantitatives, fondées sur les occurrences de mots et leur portée
sémantique. Les résultats obtenus tendraient à prouver qu’il existe des degrés
de populisme ; des acteurs politiques dits modérés, à l’instar de Nicolas
Sarkozy en France ou de Silvio Berlusconi en Italie, faisant partie du jeu de
la politique classique ont ainsi pu adopter des postures ou des attitudes
populistes ponctuelles (Ravaz 2009, Charaudeau 2008 notamment).
Or, se pose la question de la fiabilité que l’on peut accorder aux
échantillons restreints étudiés. De plus, l’analyse discursive privilégie,
comme son nom l’indique, le discours, négligeant souvent ce qui l’accompagne, à
savoir la dimension visuelle, non verbale et affective du populisme
(Moffitt 2017 : 22) – même si de plus en plus de linguistes et de
psycholinguistes commencent à combiner dans leurs travaux analyses verbales,
paraverbales et non verbales.
Penser le populisme comme une logique
politique est, semble-t-il, la tentative théorique la
plus répandue à ce jour. Elle suggère que le populisme ne doit pas être vu
comme une menace pour la démocratie parce que, précisément, il incarnerait la
logique même de la politique. Selon Ernesto Laclau (Laclau 2005), lorsque plusieurs
demandes populaires demeurent insatisfaites, celles-ci s’agglomèrent et forment
une chaîne d’équivalences, pour constituer une force d’opposition au système.
De là viennent les antagonismes entre “nous” et “eux”, le peuple et l’élite, les outsiders et le système établi.
Par ailleurs, d’après Laclau, le populiste parle non pas au nom
d’un peuple déjà existant mais au nom d’un peuple né par le processus du naming, c’est-à-dire de la désignation,
ainsi que de la performance et de la représentation.
Si
nombre d’auteurs ont tenté d’adapter cette théorie, à l’instar de l’ensemble des contributeurs de l’ouvrage
dirigé par Francisco Panizza (Panizza
2005), d’autres comme Moffitt estiment
qu’elle est trop large pour être appliquée empiriquement.
Plus récemment, le populisme commence également à être lu par le
prisme du style, mais nous reviendrons sur ce point qui mérite d’être
approfondi.
- 2 Une notion universelle ?
Depuis sa naissance officielle au XIXe siècle,
le populisme s’est diversifié ; il existe aujourd’hui des populismes
nationaux voire régionaux aux quatre coins du globe. Face
à l’ampleur du phénomène, depuis les années 2000-2010 on ne compte plus le
nombre de publications consacrées au populisme, en France, en Europe et en
Amérique latine, où les courants populistes ont remporté des succès électoraux
non négligeables, jusqu’à parfois obtenir le mandat suprême à la tête de
l’État.
Aussi, le monde scientifique
s’emballe. Politologues, sociologues, linguistes, philosophes, mais aussi
responsables politiques et journalistes… la poussée spectaculaire du
populisme n’a échappé à personne, si bien que la notion tout comme le phénomène
politique, électoral, semblent se banaliser. Chacun estime avoir dressé une
définition officielle du populisme. En réalité, aucune des définitions
proposées ne se rejoint complètement, ce qui témoigne de la diversité des
regards sur le populisme.
Au-delà de la
variété des prismes de lecture du populisme (en tant que mouvement, discours,
idéologie, logique et style), et de la diversité des populismes selon leur pays
d’origine, ce qui semble à peu près certain, c’est que tous les auteurs
s’accordent sur les traits suivants : le populisme renvoie à tout
politique et toute politique qui visent à défendre le peuple, en tant que corps
constitué homogène et uni, inscrit dans un antagonisme jugé indépassable avec
l’ “élite”, et à lui redonner sa
souveraineté pleine et entière, en lui proposant des solutions immédiates et
simples, dans un temps court (Mudde 2004, Laclau 2005, Taguieff 1997,
Canovan 2005, Moffitt 2017). Telle pourrait être une définition minimale
générale, qui, nous le pensons, n’est pas sans incidence sur les différentes
formes d’expression du populisme, notamment visuelle et médiatique, comme nous
allons le voir.
2. Un contexte favorable au développement du populisme contemporain
Le
succès du populisme tient surtout au contexte actuel – crise de la représentation
et peopolisation en lien avec la médiatisation –, indispensable pour comprendre
ce phénomène et l’étudier par la suite de manière approfondie par le prisme du
style et de l’esthétique.
2.1 La crise de la représentation
La
représentation permet de mesurer l’importance du style, des affects, symboles
et mythes à l’œuvre dans la relation entre le peuple et ses élus.
- La
représentation : un seul mot, un maillage de significations
Selon une définition minimale,
représenter
consiste à “re-présenter”, c’est-à-dire à “rendre présent ce qui est absent”
(Marin 1988). Appliqué au contexte politique, ce qui est “absent”, c’est le pouvoir
politique, comme
l’explique Louis Marin dans ses analyses de portraits
royaux de Louis XIV (Marin 1981). Il démontre que la représentation est la
condition même de l’existence, de la “présence” et de la manifestation du pouvoir : le pouvoir, pour
montrer son existence et s’imposer comme tel, a besoin de la représentation,
c’est-à-dire de “signes de la force qui n’ont
besoin que d’être vus pour que la force soit crue” (Marin 1981 : 11).
La représentation est donc étroitement liée à la
perception visuelle ; elle rend plus concrète l’idée de peuple, du type de
peuple dont il est question – la notion de “peuple” étant, dans l’absolu, très floue et contingente selon les
sensibilités politiques (Canovan 2005) – et la présence du pouvoir qui s’incarne
physiquement en un leader. On comprend aisément l’importance que revêtent la
mise en scène et la mise en spectacle, la performance, et la question de
l’image et du style au sein d’une représentation, qu’elle soit picturale,
théâtrale ou photographique (dans les portraits politiques officiels ou les
affiches électorales par exemple).
Un autre
point important est le double niveau contenu dans le terme même : “re-présenter” est une opération éminemment symbolique puisqu’il s’agit
de “se présenter représentant quelque chose” (Marin 1981) et en l’occurrence ici, de représenter le
pouvoir par un substitut de ce pouvoir (Arditi 2005 : 81, 82). Si l’on
prend l’exemple du portrait officiel d’un chef de l’État en France, comme c’est
de coutume dans la Ve République, la photographie ne donne pas tant à voir le
portrait d’un individu mais bien l’incarnation de la République à travers cet
individu qui possède les attributs du pouvoir et est donc tout sauf
ordinaire : son apparence physique a peut-être été idéalisée ou retouchée
afin qu’il soit vu non pas pour ce qu’il est réellement en tant qu’individu lambda mais bien comme le chef de
l’État. C’est pourquoi, la représentation n’est jamais une imitation parfaite
de la réalité, elle donne à en voir certains aspects, de manière plus ou moins
fidèle (Ankersmit 2003). Ce n’est pas la conformité à la réalité qui importe
mais bien le caractère authentique et crédible de cette représentation, qui
déterminera son efficacité éventuelle auprès du peuple, au moment de sa réception.
C’est ainsi que, d’après Frank Ankersmit (2003),
la représentation, plus particulièrement à notre époque contemporaine très
médiatisée, constitue un paradoxe et contribue au caractère “bidimensionnel” (Ostiguy 2017) de l’espace politique : si les représentants
politiques bénéficient des effets de la peopolisation et du poids des médias
pour renforcer le sentiment de proximité avec le peuple et donner à la
politique un visage plus attractif, la représentation creuse néanmoins toujours
un fossé entre le représentant et le représenté, entretenant un rapport
vertical inégal. Ankersmit parle même de “fossé
esthétique inévitable qui ne peut être complètement comblé entre ceux qui
sont représentés et ceux qui disent les représenter” (notre traduction, Ankersmit, cité par Moffitt 2017 : 98).
Il n’y a donc jamais de relation d’identité
entre le représentant et le représenté, y compris au sein des populistes qui
pourtant proclament faire partie du peuple et ne faire qu’un avec lui : “un
représentant ou porte-parole est toujours distinct des personnes
représentées ; il prend la place (et réduit au silence la voix) du
représenté [car il s’exprime en son nom NDRL] et lui sert d’intermédiaire afin
de rendre compte de ses points de vue et préoccupations. […] ce n’est qu’à
travers la distance que le représentant peut représenter” (notre traduction, Pels : 59). Car si le leader, à la
fois représentant et médiateur du peuple, établit un lien avec ce dernier en
affichant une certaine proximité avec lui (l’image du leader ordinaire, “comme tout le monde”, sensible
aux préoccupations du “vrai peuple”…), il s’en distingue dans le même temps pour symboliser
la présence du pouvoir. C’est ce que Dick Pels appelle la “familiarité-à-distance” (idem). De plus, un rapport direct et
sans intermédiaire entre le leader et
le peuple est impossible (même si c’est ce qu’ambitionnent officiellement les
populistes), ne serait-ce que parce que tous les politiques, y compris les
populistes, ont besoin des médias pour rendre visibles leurs idées et se faire
connaître.
On
retrouve ce double niveau paradoxal de la représentation dans le fait que,
selon Luca Acquarelli, “le mot ‘présence’ [contenu dans la ‘représentation’] renvoie à la transposition du modèle eucharistique
au modèle politique”, ce qui n’est pas non
plus sans rappeler, comme il le souligne, la théorie des “deux corps du roi” élaborée
par Ernst Kantorowicz. D’après cette dernière, entreraient en cohabitation deux
types de corps : un corps dans lequel s’incarne le pouvoir politique qui
ne meurt jamais et se transmet de souverain en souverain, et un corps terrestre
mortel correspondant au roi en tant qu’individu défunt (Kantorowicz 1957).
- Pour une théorie esthétique de la représentation
Si l’on
porte attention à l’évolution de la réflexion sur la représentation en tant que
concept, on dénombre au moins deux grandes conceptions : la tradition anglo-saxonne pense la représentation essentiellement en
lien avec un mandat électif, tandis que la théorie politique allemande l’associe
plutôt à la notion d’ “incarnation
de l’unité politique dans la personne du ou des représentants, et [de] leur
mise en scène devant le public des représentés” (Hayat, Sintomer 2013 : 10).
En
prenant en compte ces deux traditions – mandat électif d’un côté, incarnation
et mise en scène de l’autre –, la représentation constitue un concept central
et transversal dans notre réflexion, puisque, prise dans sa double acception,
elle permet de faire le lien entre la délégation politique et l’esthétique
(représentation iconographique, pendant longtemps de nature picturale).
Or, précisément, si l’on observe une audience
considérable du populisme aujourd’hui, c’est notamment parce qu’il soulève un
problème épineux : celui des modalités de représentation politique. Si les populistes
prétendent être les seuls à incarner le peuple, c’est bien parce que sont
ressentis dans l’opinion publique, à travers les taux d’abstention et le
désintérêt croissant pour les affaires politiques, une distance trop forte entre
les citoyens et leurs élus et un sentiment d’incompréhension.
La question de la représentation au sens
politique semble donc être un premier facteur explicatif du succès des
populismes, du fait de la crise actuelle et de son rôle central dans la théorie
politique, sur le contrat social et la démocratie.
2.2 Le rôle des médias et de la peopolisation dans
la communication politique et le renouveau du populisme
La problématique de
la représentation, qui interroge le cœur même de la politique et singulièrement
du populisme, joue donc un rôle non négligeable dans les rapports entre les
médias et la communication politique à l’époque contemporaine.
En effet, c’est en s’appuyant sur des supports
médiatiques que la représentation peut jouer pleinement son rôle, à savoir “rendre
présent” (Arditi 2005 : 82) et visibles
trois instances : le pouvoir politique, le peuple (ou une certaine idée du
peuple…) et le leader (préférablement charismatique) populiste. Dans cette
triade, le leader fait office à la fois de représentant du peuple en
s’adressant à lui, afin de montrer qu’il le reconnaît et le considère – c’est
le procédé du naming (Laclau 2005) –,
il l’incarne – c’est le sens de la représentation-incarnation (Hayat, Sintomer
2013) – et enfin il est le médiateur du peuple. Qu’il s’agisse de supports
médiatiques per se (télévision,
internet, affiches…) ou du leader qui sert d’interface avec le peuple, on
constate que les intermédiaires sont incontournables pour représenter le
peuple.
Dans l’ouvrage collectif dirigé
par John Corner et Dick Pels, les auteurs se proposent de réhabiliter la place
de la culture et de la médiatisation dans le champ politique, trop peu étudiées
d’après eux. Ils mesurent l’importance du lien de plus en plus étroit qui
s’établit entre les médias, “la communication politique” et “la culture politique” (Corner, Pels 2003 :
3). “Le présupposé
est que les médias sont des agents nécessaires dans la pratique de la
démocratie moderne, populaire”
(notre traduction, idem) et du
populisme, pourrait-on ajouter. Qu’il s’agisse de “médias politisés” ou à l’inverse de “politique médiatisée” (ibidem),
dans un sens comme dans l’autre, le lien entre médias et politique est avéré depuis longtemps. Mais ce qui change
aujourd’hui, c’est l’intensification des moyens de communication et de
représentation qui modifie profondément les manières de faire de la politique,
et rend compte de l’existence d’un “style politique” (ibidem).
Ainsi, le second
facteur conjoncturel crucial pour comprendre l’épanouissement des populismes contemporains n’est autre que
l’extension du poids des médias et leur diversification (plateformes
numériques). Christina Holtz-Bacha considère que les
médias de masse ont une incidence sur les “contenus
et le processus de représentation” et
que “le style et la performance servent
la construction du sens, réduisant [sans pour autant abolir comme nous l’avons
vu NDRL] la frontière entre représentants et représentés plus facilement que
[ne le ferait]
l’idéologie” (notre traduction,
Holz-Bacha 2015). Cet aspect comporte plusieurs implications : la
production en masse des images et leur obsolescence accélérée, la montée en
puissance et la généralisation du phénomène de la peopolisation dans la vie
politique…
D’ailleurs, dans son
ouvrage Mythologie de la peopolisation
(Dakhlia 2010), Jamil Dakhlia fait clairement le lien entre peopolisation,
dérive populiste et représentation politique. La peopolisation est
symptomatique du fossé qui se creuse entre le peuple et les élus depuis le
début des années 2000 (Dakhlia 2010, 2015) – ce qui, pour rappel, corrobore
l’idée d’un “fossé esthétique” provoqué par le processus de la représentation
(Ankersmit 2003). Elle occupe désormais une place de choix.
En effet, depuis les années 1960, avec une
intensification et une généralisation du phénomène dès les années 1990, les
professionnels de la politique s’inspirent des techniques du show-business et de l’influence sociale
des stars. À cela s’ajoute une multiplication des moyens de diffusion (le poids
de la télévision et de l’internet en tête) pour modifier leur style, leur image
personnelle et renforcer l’impression de proximité avec ceux qu’ils
représentent.
Les deux facteurs
explicatifs les plus saillants de l’expansion du populisme – crise de la
représentation politique d’un côté, influence des médias, de la peopolisation
et de l’image de l’autre – peuvent se superposer aux deux acceptions données du
concept de représentation, à la fois en tant que mandat électif et
incarnation/mise en scène visuelle.
- Des
tentatives de renouvellement de l’approche sur le populisme : vers une
(nouvelle ?) esthétique populiste
Ainsi, c’est à travers la représentation et un cadre
médiatique propice et de culte de la célébrité et du consumérisme, et en France
avec la présidentialisation qui donne la primauté au pouvoir exécutif et à son
représentant (d’où une personnalisation), que peut se développer le style en
politique. Si celui-ci est inhérent à toute communication politique et en tout
temps, il a toutefois été assez peu étudié jusqu’à présent dans le champ
académique, bien qu’il joue un rôle prépondérant dans la communication
politique populiste.
Le style
est le prisme le plus récent utilisé pour mieux comprendre le populisme
contemporain.
3.1
Du style populiste…
- Le rôle du style dans la politique en général
Nombre
d’auteurs ont démontré que le culte de la célébrité, la peopolisation, et un
contexte de médiatisation accrue conduisent à une “stylisation” de la politique (Corner, Pels 2003, Dakhlia 2010, 2015,
Marshall 1997).
Pourtant,
on a longtemps pensé que le style était accessoire : Platon et ses
disciples se montraient très hostiles vis-à-vis des images, les voyant comme de
vulgaires simulacres, de pâles imitations voire déformations de la
réalité ; l’histoire a d’ailleurs connu de nombreux épisodes
d’iconoclasmes. De plus, la chose publique, depuis au moins le XVIIIe siècle
des Lumières, est conçue comme devant être conduite par des êtres rationnels,
dépassionnés – c’est le sens du contrat social de Rousseau ou encore de l’espace
public vu par Habermas – qui laissent de côté le domaine des affects et des
émotions.
Or,
précisément, comme souligné précédemment, le culte de la célébrité et le soin
accordé à l’apparence et à l’image en politique, couplée à une crise de la
représentation et à un déficit de confiance envers les représentants
politiques, témoignent des demandes populaires de réduire la distance entre le
peuple et ses élus et ainsi de laisser s’exprimer une politique plus
émotionnelle, relationnelle et intuitive (“emotional democracy”, selon l’expression de van Stokkom repris par Pels
2003 : 58), moins technocratique et “rationnelle”. La recherche actuelle en communication offre d’ailleurs
une toute nouvelle place à la psychologie politique (Dorna 1999, 2006),
discipline récente qui s’intéresse précisément aux émotions en politique, aux
processus identificatoires et à la place du leader et du charisme en
politique : “le domaine personnel devrait
devenir à nouveau politique” (Samuels repris
par Pels 2003 : 50).
Le style
est affaire de goût, de jugement subjectif, au point d’évaluer le leader politique pour ce qu’il est
plus que pour ses idées,
ce qui n’a rien de surprenant puisqu’ aujourd’hui,
l’intérêt du public pour l’infotainment
politique “est favorisé par de nouvelles
formes d’expression visuelle et émotionnelle, qui permettent aux audiences de ‘lire’
les personnages politiques et d’avoir un aperçu de leur style, afin d’évaluer
plus efficacement leur prétention à l’authenticité et leur compétence” (notre traduction, Pels 2003 : 7). En ce sens,
Ankersmit en convient, “la notion de style est
non scientifique et ‘superficielle’ au sens
propre de ce mot mais c’est précisément la raison pour laquelle on en a tant
besoin : parce que dans nos relations avec les autres ce qui importe c’est
ce qui se passe entre nous, ce qu’il
y a à la surface du comportement
de l’autre, si l’on peut dire” (notre
traduction, Ankersmit, cité par Pels 2003).
Le style
est utile pour plusieurs raisons : il permet aux “profanes” ou à ceux qui n’ont pas le temps de s’intéresser à la
politique de mieux la saisir, de la rendre accessible (avec toutefois des
dérives : la simplification, l’appauvrissement du débat, Moffitt
2017 : 78) ; et il contribue véritablement au contenu, à l’idéologie
politique. Dans certains cas, même, il la supplante, eu égard au déclin des
idéologies depuis la chute du bloc soviétique et les triangulations et
coalitions entre les partis – si bien qu’il serait peu fécond de séparer le
style de l’idéologie (pour le dire vulgairement, la “forme” du “fond”) dans des analyses
iconographiques et/ou discursives. Enfin, il est au fondement même de la
représentation et de la médiatisation : c’est par la médiatisation et la
représentation que le style peut advenir. Dit autrement, le contexte actuel de
forte demande d’une meilleure représentation et de forte médiatisation conduit
au renforcement du rôle joué par le style et à un phénomène d’esthétisation de
la politique.
Aussi, compte tenu de la régression de la place
des corps intermédiaires pour pallier le manque de représentation entre les
citoyens et leurs élus, convoquer la question du style est devenu
incontournable. Il se traduit par l’adoption de plusieurs procédés comme :
la sollicitation accrue des médias, et notamment de médias alternatifs
(internet) ; l’appel aux affects ; ou encore la construction de
personnages pour faciliter l’identification personnelle, en s’appuyant sur
l’édification de mythes, le style des leaders et des images marquantes car
celles-ci semblent, par leur apparente facilité de lecture, constituer un moyen
plus direct, simple et immédiat pour représenter et communiquer avec le peuple.
Le style
est donc complexe car il renvoie à plusieurs éléments : pour Dick Pels, “le ’style’
se réfère à un ensemble homogène de manières de parler, d’agir, de paraître, de
s’afficher et de manœuvrer les choses, qui se fondent en un tout symbolique qui
combine le sujet et la manière, le message et sa mise en forme, l’argument et
le rituel. Il en résulte une rhétorique politique, de la posture et de l’instinct,
l’expression des sentiments et des techniques en termes de présentation (comme
les gestes ou les codes vestimentaires)”
(notre traduction, Pels : 45)
De
manière générale, on peut définir le style en communication politique comme un
ensemble d’outils et de codes visuels et symboliques au service de la mise en
scène, du représentant politique et/ou du parti considéré. Ces codes peuvent se
matérialiser sous forme de motifs et thèmes récurrents à l’origine des topoï, ces stéréotypes facilitateurs
d’identification et de reconnaissance visuelle et idéologique. Tous ces aspects
contribuent à l’édification de la symbolique des partis populistes et révèlent
leurs stratégies de communication.
- La
prise en compte du style dans les études sur le populisme
Les ouvrages
généraux sur le populisme s’intéressent à l’histoire de la notion, dressent un
panorama des populismes en France et dans le monde (Hermet 2001), et s’interrogent sur la
manière de concevoir le peuple. La
question du style et de la représentation visuelle y est abordée de manière
accidentelle, c’est-à-dire qu’elle n’en constitue pas l’objet central.
Ainsi, Worsley
(Worsley 1969) qualifiait
déjà en 1969 le populisme d’ “emphasis” (“emphase” littéralement), un
trait saillant de la culture politique. Quant à Margaret Canovan, le lien entre
populisme et style est pour elle une évidence, le style constituerait même le
point commun entre les différentes personnalités populistes. En 2005, dans The People (Canovan 2005), elle évoque l’importance des
mythes, et dans un article de 1999 la tension fondatrice pour le populisme
entre figure “rédemptrice” et figure “pragmatique” de la démocratie, qui
implique un style populiste “tabloid”, inspiré par le style de la presse people sensationnaliste, simple et
immédiat, à destination des personnes ordinaires, sans médiation et non
institutionnalisé (Canovan 1999).
Enfin, Hans
Georg-Betz, dans son étude sur la droite populiste en Europe, estime que le
populisme “représente par essence un
‘style rhétorique politique conçu pour mobiliser les gens ordinaires en tant
que force politique contre ‘la structure établie du pouvoir et les idées et valeurs
dominantes de la société’”,
qu’il fait “appel aux
ressentiments populaires”, et
que “les partis populistes de la
droite radicale attirent souvent les électeurs à cause de leur style non
conventionnel”. Mais il ne donne
pas plus de précisions sur ce qu’il appelle le “style”. (Georg-Betz
2004 : 44-46).
- Des
démarches empiriques novatrices…
Dans leurs travaux
respectifs, Alexandre Dézé (Dézé 2007) et Zvonimir Novak (Novak 2011) insistent sur l’importance de la production graphique de
l’extrême droite en France, et notamment du Front national, qui se singularise
de ses concurrents par la créativité de ses affiches.
Erwan Lecœur
(Lecœur 2003) indique pour
sa part que le FN dispose d’ateliers de propagande pour réfléchir aux
différents supports – visuels et autres – de communication à solliciter. Le
parti utilise ainsi des moyens très variés et obéit à une charte graphique
précise.
Mais il s’agit là
d’analyses limitées au FN en tant que parti d’extrême droite, qui ne donnent
pas de clés d’interprétation générales, susceptibles d’être valables pour
d’autres partis populistes ; le terme “populisme” est d’ailleurs très peu
employé. Néanmoins, ces contributions témoignent de l’attention particulière
accordée à l’image et à la représentation visuelle. L’idée n’est pas de dire
que les autres partis négligent leur communication visuelle mais de montrer que
les partis dits populistes investissent cette dimension de façon notable. S’ils
se distinguent par leur idéologie radicale, ils se distinguent aussi par
l’esthétique “radicale” – qui reste à définir – qu’ils adoptent, les deux
allant de pair.
Même s’il ne théorise
pas véritablement la notion, Pierre-André Taguieff va plus loin dans le
décryptage du “style” populiste. Il souligne que le populisme ne se réfère pas
à un type de régime ou à un discours idéologique mais à un style politique
applicable à divers cadres idéologiques. Ce style se caractérise par un recours
aux émotions exacerbées et au peuple. Dans son article sur la rhétorique du
Front national, il s’appuie sur la psychologie des foules et les méthodes de
propagande pour décortiquer les techniques utilisées par le parti (Taguieff
1984). Parmi les “règles de persuasion”, pour reprendre ses mots, il cite la
promotion de thèses simples, l’emploi fréquent de l’euphémisme, de l’hyperbole,
ou encore de lieux communs (topoï)…
Autant d’éléments qui se retrouvent dans la communication globale du FN, entre
autres dans sa production graphique. Néanmoins,
Taguieff ne définit pas ce qu’il entend par “style”, lui préférant plutôt le terme de “rhétorique”.
En écho au
“télépopulisme” (Taguieff 2002), que Taguieff utilise notamment pour décrire
l’impact des médias sur la communication du parti frontiste, Éric Pedon et
Jacques Walter, qui ont étudié l’argumentation des documents électoraux
iconographiques et textuels du Front national (Pedon, Walter 1999), proposent le néologisme
“photopopulisme”, qui n’est pas non plus sans rappeler l’expression utilisée
par Margaret Canovan, “tabloid style”. Ces qualifications indiquent bien la
nécessaire adaptation de la communication populiste aux formats médiatiques
actuels, qu’il s’agisse de la télévision, des supports imprimés ou, plus
récemment, des réseaux sociaux numériques.
- …
Et des tentatives de théorisation du style populiste
Walgrave
et Jagers entreprennent véritablement de conceptualiser l’idée de “style
populiste” afin de clarifier la définition du populisme. Selon eux, “le
populisme se caractérise principalement par un style de communication politique
des acteurs politiques spécifique qui renvoie au peuple. Ce style se traduit
essentiellement par une proximité avec le peuple, tout en adoptant une position
anti-establishment” (notre
traduction, Jagers, Walgrave 2007 : 321). Leur étude des interventions télévisées des partis belges
sur la période 1999-2001 s’appuie sur une méthode quantitative qui mesure le
degré d’intensité du populisme (nombre de références au peuple, à l’
anti-establishment, et ciblage sur des
catégories de population spécifiques). Les résultats élevés qui ressortent des
graphiques concernant le parti d’extrême droite Vlaams Blok tendent à prouver
la dimension éminemment populiste de ce dernier.
Paris
Aslanidis (Aslanidis 2016)
propose de son côté de réfuter l’idée que le populisme serait une idéologie. Il
utilise la notion goffmanienne de “cadres” pour établir ce qu’il appelle
les “cadres discursifs” dans la perspective de ses analyses textuelles.
Mais
chez Walgrave et Jagers comme chez Aslanidis, il s’agit d’approches discursives
fondées sur des méthodes quantitatives qui négligent quelque peu l’analyse
qualitative et proposent une conceptualisation qui nous semble incomplète ou
trop restreinte.
3.2 … À
l’esthétique populiste
En philosophie, l’esthétique
c’est la science du sensible et par extension du beau. Souvent classée du côté
des émotions et des sensations, elle fut longtemps opposée à la logique et à la
raison, de même que, comme nous l’avons vu, la politique a souvent été vue à
tort comme le domaine exclusivement réservé à la raison. Or, séparer esthétique
et politique, émotion et raison, iconographie et idéologie etc. est
contre-productif dans la compréhension de phénomènes politiques contemporains
tels que le populisme qui ne peut s’appréhender que selon une approche
multifactorielle ne négligeant ni la raison, ni les émotions…
Dans
un contexte de montée des totalitarismes, de la culture populaire et des médias
de masse, Max Horkheimer, et plus particulièrement Walter Benjamin, avaient
déjà développé l’idée d’un processus d’esthétisation de la politique. Celui-ci
se manifesterait à travers la valeur culturelle et cultuelle (importance de la
dimension religieuse) des œuvres d’art fascistes du début du XXe siècle
(Acquarelli 2015 : 69) et l’expression grandiose (“a grandiose expression
claim”) qui caractérisait ces dernières (Corner, Pels 2003 : 9). À la même époque, dans les années
1920, le réalisme-socialiste soviétique et le futurisme italien se sont
développés en lien étroit avec les régimes totalitaires qui se mettaient en
place. Mussolini lui-même était persuadé de la mission éminemment politique qui
incombait à l’art et il aurait affirmé : “Le fait que la politique soit un
art ne fait aucun doute” et “la démocratie a privé de ‘style’ les peuples dans
leur vie. Le fascisme redonne du ‘style’ dans la vie du peuple” (cité par
Pels : 93).
Hariman qualifie lui aussi la politique d’un art, d’une techne : “dans la mesure où la
politique est un art, les questions de style doivent y jouer un rôle crucial”
(Hariman 2009 : 6). Cette idée est corroborée par Ankersmit qui établit
une analogie entre l’expérience politique et l’expérience artistique en
montrant que “l’on peut apprécier les éléments stylistiques [plastiques
pourrait-on dire ici] d’une peinture par exemple, sans nécessairement en connaître
les aspects techniques” (cité par Moffitt 2017 : 35, 36), ce qui est aussi
le cas, ajoute-t-il, en politique où l’on peut évaluer un leader politique,
éprouver un lien affectif avec lui sans avoir de connaissances politiques très
poussées. D’ailleurs, “dans la conception romantique, la politique n’est pas
une science mais un art, et la représentation politique suit une logique esthétique
plutôt que rationnelle” (notre traduction, Moffitt 2017 : 8). On retrouve ce
rapprochement entre l’art et la politique chez plusieurs auteurs, comme David
Hesmondhalgh qui qualifie même les responsables politiques de “créateurs
symboliques” (cité par Street 2013 : 93).
3.3
L’esthétique populiste : des clés de lecture pour l’étudier
Le populisme dans sa
dimension esthétique et médiatique a été peu étudié, parfois négligé au profit
d’autres approches concurrentes plus “classiques” qui défendent une vision restrictive
du populisme (vu comme idéologie, mouvement, discours, ou logique, comme
souligné précédemment).
Partant, on se
propose d’explorer cet angle mort du populisme en privilégiant une approche
stylistique, et plus précisément esthétique, tout en resituant le concept dans
un contexte plus englobant. En effet, bien que l’on prenne le parti d’étudier
le populisme en tant qu’esthétique et outil de communication politique, nous ne
nions pas pour autant les aspects idéologique et discursif du populisme, et
considérons même que l’analyse serait incomplète sans leur prise en compte.
- Les apports théoriques de l’esthétique au
populisme
S’appuyant sur Corner, Pels, Hariman et
Ankersmit (2003, 1995, 2002), Benjamin Moffitt invite à repenser complètement
le populisme contemporain, en prenant en considération sa dimension
performative et l’environnement médiatique dans lequel il s’inscrit, qui
détermine pour une bonne part ses manifestations visuelles : “Comment la médiatisation accrue de la politique
a-t-elle nourri le populisme ? De quelle manière les acteurs se réfèrent-ils à
ou utilisent-ils différents aspects des médias [internet et les réseaux sociaux]
pour toucher ‘le peuple’ ?” (Moffitt 2017 : 3), se demande-t-il à juste titre. Moffitt est,
semble-t-il, le seul à proposer une théorisation assumée qui fait la synthèse
des travaux antérieurs, et aborde clairement le style populiste en tant
qu’objet d’étude à part entière.
Néanmoins,
eu égard à ces productions intellectuelles sur la théorisation du style politique
populiste, on constate que la notion de style est vague et polysémique,
utilisée pour désigner des aspects différents du politique, souvent assimilée à
un discours ou à une rhétorique, et affiliée à des approches disciplinaires
variées (linguistique, philosophie politique, communication politique etc.). On
privilégiera donc le terme d’“esthétique”, plus adapté
selon nous pour traiter de la dimension visuelle du populisme et de ses
implications.
Parler d’esthétique permet en outre d’éviter
plusieurs écueils liés à la définition même du concept de populisme car notre
préoccupation n’est pas de résoudre le problème du statut du populisme, à
savoir s’il serait une idéologie, un mouvement, un discours ou encore une
logique inhérente à la démocratie.
Adopter un regard normatif sur le
populisme, en cherchant à classifier le personnel politique, est un autre
écueil que l’esthétique permet de contourner puisqu’elle autorise d’émettre
l’hypothèse de degrés de populisme. Moffitt a d’ailleurs proposé une approche
graduelle reposant sur une échelle style populiste/style technocratique,
suivant des critères bien définis.
Deux hypothèses
peuvent dès lors être émises : d’une part l’existence d’une esthétique
initiale, d’autre part la question de savoir si, depuis les années 2000,
correspondant à la montée en puissance des courants populistes, cette
esthétique a subi des transformations majeures au point de parler d’avènement
d’une nouvelle esthétique, ou au contraire de légères variations sans que
celles-ci ne modifient en profondeur ce qui fait l’essence de l’esthétique
populiste. En d’autres termes, y a-t-il une esthétique initiale qui se serait
adaptée à son époque (contexte politique, médiatique, avec l’apparition de
nouveaux supports de communication) ou bien une esthétique complètement
nouvelle qui lui aurait succédé ?
- De la théorie à la
pratique : des pistes pour étudier l’esthétique populiste empiriquement
Eu égard aux
développements précédents – sur la définition minimale du populisme, le
contexte de crise de la représentation, de médiatisation, de personnalisation
et de peopolisationexacerbée, et la
diversification des moyens d’expression et de communication politique –, on
note que le populisme possède au moins six caractéristiques principales :
- l’appel au peuple ;
- une vision dichotomique de la société (le peuple opposé à
l’élite) ;
- un caractère anticonformiste, antisystème et disruptif – ce que
Moffitt (2017 : 59) après Ostiguy (2017) appelle les “bad manners” ou “mauvaises manières” : ces dernières
s’appuient sur le “sens commun”, sont politiquement incorrectes, s’accompagnent de propos
frappants ou familiers, en d’autres termes s’inscrivent dans une “low” politique ordinaire,
personnelle et spontanée, opposée à la “high” (Ostiguy 2017) politique
rationnelle et technocratique ;
- un rapport privilégié au leadership
et à la représentation ;
- un fort investissement médiatique, aussi bien du côté des médias
traditionnels pourtant ouvertement rejetés par les populistes, que du côté des
nouveaux médias qu’ils encensent pour leur caractère plus populaire, spontané
et… “immédiat” ;
- et une situation de crise, de menace et d’urgence qui donne lieu à
la délivrance de messages alarmants voire dramatiques et qui permet de designer
des bouc-émissaires et de simplifier les termes du débat (Taggart 2000 repris
par Moffitt 2017 : 45).
Naturellement, chaque caractéristique ne peut
être prise isolément car elle ne saurait être constitutive à elle seule du
phénomène populiste.
Partant, on peut
désormais confronter ces six caractéristiques à l’analyse de contenus
iconographiques afin de vérifier leur teneur populiste et d’infirmer ou de
confirmer notre hypothèse initiale sur l’existence d’une esthétique proprement
populiste. L’exploration d’un large corpus diachronique, synchronique, comparé
et pluri/intermédiatique (Jürgen Müller 2006) – affiches,
interventions télévisées, réseaux sociaux numériques etc., en France et en
Europe – et l’examen des interrelations entre ces différents supports
médiatiques permettra à la fois de mieux saisir les traits constitutifs de
l’esthétique populiste et d’en retracer l’évolution afin de déterminer s’il
existe ou a existé une ou plusieurs esthétiques populistes.
Pour ce faire,
nous proposons de nous appuyer non seulement sur des penseurs de la médiatisation,
la peopolisation, la représentation, l’esthétisation de la politique et le
style populiste (entre autres Dakhlia, Moffitt, Hariman, Ankersmit, Corner et
Pels), mais aussi de fonder nos analyses sur des disciplines habituellement peu
sollicitées dans le champ de la communication politique : la
psycho-linguistique qui étudie notamment la communication non verbale, soit les
gestes, les expressions faciales des émotions, la mise vestimentaire etc., et
l’histoire de l’art qui s’appuie notamment sur l’iconologie, une méthode
d’analyse des images qui vise à retracer la vie des signes, motifs, couleurs
dans le temps et l’espace et à en dégager les significations en lien avec le
contexte (Panofsky 1939). L’idée est d’adapter ces démarches à l’étude de contenus
visuels proprement populistes et de comprendre comment iconographie et
idéologie se conjuguent pour établir ce que l’on a appelé l’esthétique
populiste.
Pour conclure…
Le contexte de crise
de la représentation politique et de brouillage des frontières entre la culture
de la célébrité et la politique, a imposé depuis plusieurs décennies maintenant
d’introduire de nouvelles manières de se présenter et de représenter, en
accordant une attention particulière au “style,
à l’apparence, à la personnalité” (Corner, Pels 2003 : 2), à l’image du leader et du
peuple et à la perception qui en est véhiculée.
Renouveler l’approche sur le populisme contemporain semble donc
nécessaire. L’ambition n’est pas d’opposer les différentes conceptions ni de
les mettre en concurrence. À ce titre, un même support visuel (par exemple une affiche
électorale) combine contenu idéologique d’une part, et composante
symbolique et iconographique d’autre part. Nous pensons que défendre de
façon parfois dogmatique sa conception, son modèle, à l’exclusion de tous les
autres ne permet pas une meilleure intelligibilité de la notion et la rend
peut-être même plus insaisissable et floue.
Tout en conjuguant les différentes approches du populisme, il semble
ainsi fructueux de développer l’aspect médiatique et surtout esthétique du
populisme, peu étudié jusqu’à présent, et de travailler sur différentes formes
d’expressions populistes, en s’appuyant sur des démarches issues de disciplines
peu convoquées, notamment la psycho-linguistique, l’histoire de l’art et des
représentations et l’iconographie politique.
Aucun modèle théorique n’a emporté tous les suffrages au sein du monde
académique, ce qui prouve qu’il n’y a pas une seule manière d’appréhender le
populisme. Ce travail et les différentes pistes que nous proposons permettront
de révéler, nous l’espérons, toute la richesse et la complexité du populisme
d’aujourd’hui, et plus généralement la puissance de l’esthétisation de la
politique dans nos sociétés contemporaines.
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Morgane Belhadi est
doctorante en Information-Communication à l’université Paris 3 Sorbonne
Nouvelle. Ses objets d’étude et ses publications portent sur : la
représentation politique et visuelle à travers l’étude des affiches électorales
en France ; l’esthétique populiste ; la communication non verbale en
politique ; les rapports entre art et politique